International

Modi-Shah : un duo au sommet de l’État indien

Politiste

« Nous devrons combattre les forces fascistes qui menacent la démocratie et les citoyens de ce pays » vient de déclarer Mallikarjun Kharge après son élection à la tête du Parti du Congrès, plus vieux parti indien et fer de lance de l’opposition. Il pointait ainsi l’hindutva, l’idéologie du BJP affirmant la suprématie des hindous et prônée par le Premier ministre Narendra Modi, mais aussi par son très puissant ministre de l’Intérieur, Amit Shah. L’occasion d’un retour sur le parcours de ce vieux couple politique.

Parmi les rumeurs qui circulent le plus fréquemment en Inde, il en est une qui mérite qu’on s’y arrête : contrairement aux apparences, l’homme fort du pays ne serait pas le Premier ministre Narendra Modi, mais son ministre de l’Intérieur Amit Shah. Mener l’enquête sur un sujet aussi sensible n’a rien d’évident, mais à partir des sources ouvertes dont on dispose, il est possible de reconstituer l’ascension de ce duo jusqu’au sommet de l’État, depuis la rencontre des deux hommes au Gujarat, il y a 40 ans, et de décrypter les ressorts de leur complicité. Celle-ci procède à la fois de leurs affinités – non seulement personnelles, mais aussi idéologiques –, et de leur complémentarité, deux dimensions qui expliquent qu’en dépit des épreuves leur association dure depuis plus de trente ans.

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Le creuset nationaliste hindou du Gujarat

Narendra Modi et Amit Shah se sont rencontrés au Gujarat, leur province natale, grâce au mouvement nationaliste hindou (aussi appelé hindutva) auquel ils ont tous deux adhéré très jeune. L’organisation qui les a formés – et rapprochés – n’est autre que le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS – Association des volontaires nationaux), qui incarne le nationalisme hindou depuis sa fondation en 1925. Cette idéologie présente l’hindouisme comme résumant l’identité indienne et les hindous comme les fils du sol descendant du peuple originel de l’Inde, son territoire sacré. Dans cette perspective, les membres des minorités (les musulmans, les chrétiens, etc.) ne peuvent être reconnus comme des citoyens à part entière que s’ils prêtent allégeance à l’hindutva et adoptent un mode de vie hindou – à défaut, ils sont perçus comme anti-nationaux et dénoncés, voire discriminés et réprimés.

Pour défendre les hindous contre les minorités – et en particulier les musulmans –, le RSS a entrepris de muscler les jeunes hindous tant au physique qu’au moral, en les entrainant au maniement d’armes blanches et en leur enseignant une certaine histoire de l’Inde – de l’âge d’or de l’Inde aryenne jusqu’aux âges sombres des invasions musulmanes. Pour rendre cette double formation systématique, le RSS s’est doté de cadres militants appelés à développer le réseau du mouvement à travers l’Inde. Il a ensuite créé des syndicats (ouvriers, étudiants, paysans…), des écoles confessionnelles et, bien sûr, un parti politique qui porte aujourd’hui le nom de Bharatiya Janata Party (BJP – Parti du peuple indien).

Narendra Modi, qui est entré au RSS à l’âge de 7 ans, a gravi tous les échelons de l’organisation. De simple « volontaire » il est devenu « prant pracharak », c’est-à-dire responsable de l’organisation pour toute la province du Gujarat, avant d’être muté au BJP où il a d’abord été Secrétaire à l’organisation avant d’être nommé Chef du gouvernement de l’État en 2001.

Amit Shah a lui aussi adhéré enfant au RSS. C’est dans ce cadre, à Ahmedabad, qu’en 1982 il a rencontré Modi qui, plus âgé que lui de 14 ans, occupait déjà des fonctions de « pracharak » au niveau local. Shah, ensuite, a rejoint le syndicat étudiant du RSS avant d’être muté au BJP en 1987, un an avant Modi. Tous deux se sont alors employés à déstabiliser le parti du Congrès, qui gouvernait le Gujarat depuis 1947 d’une façon quasi ininterrompue. Hommes de terrain, ils recrutèrent ensemble des soutiens locaux et prirent le pouvoir dans le réseau des coopératives – tant agricoles que bancaires – où le Congrès était très bien implanté.

Mais c’est en 2002 que Modi et Shah devinrent inséparables, à la suite des violences intercommunautaires de février-mars qui firent 2 000 victimes environ, en grande majorité des musulmans. Suite à ce qu’il faut bien appeler un pogrom, Modi décida de dissoudre l’assemblée de l’État pour exploiter au mieux les sentiments antimusulmans nés des violences. Lors de la campagne électorale de l’automne 2002, Modi imposa sur la scène politique indienne un style populiste qui était tombé en désuétude depuis la mort d’Indira Gandhi.

Mais si Madame Gandhi avait introduit en Inde un populisme de gauche, Modi promut, lui, une forme de national-populisme aux accents xénophobes – comme en témoigna l’un de ses slogans « Ham panch, hamare pachhis » (Nous sommes cinq et nous avons 25 enfants), allusion à peine voilée à la polygamie des Musulmans (en réalité fort rare) et au péril démographique que l’islam ferait courir à l’hindouisme – péril très relatif étant donné que les premiers sont moins de 15 % de la société et les seconds près de 80 %.

En 2002, Modi s’érigea ainsi en tribun défenseur des hindous du Gujarat menacés par l’islam et par les djihadistes originaires du Pakistan voisin. Ces thèmes de prédilection allaient devenir sa marque de fabrique et lui permettre de remporter une majorité absolue en 2002, avant de répéter un succès comparable en 2007 et 2012.

Aux côtés de Modi, Amit Shah joua un rôle clé dès 2002. Entré au gouvernement de Modi, et bien que le plus jeune des ministres, il se vit confier pas moins de douze portefeuilles ministériels, dont celui de l’Intérieur. Dès lors, il œuvra dans l’ombre pour éviter à Modi de subir les conséquences judiciaires des violences de 2002, en briefant et mobilisant des policiers et des avocats[1].

Mais son rôle de ministre de l’Intérieur du Gujarat est resté dans les mémoires pour d’autres raisons encore : il est en effet soupçonné d’avoir été le référent des responsables de la police accusés d’avoir exécuté une demi-douzaine de musulmans entre 2003 et 2006. Le scénario de ces exécutions, connues sous le nom de « fake encounters » en Inde, était presque toujours le même : la police abattait, après les avoir arrêtées, des personnes qu’elle présentait comme des terroristes envoyés par le Pakistan pour assassiner Narendra Modi – suivant une politique de la peur visant à présenter le chef du gouvernement comme vivant sous la menace constante des djihadistes.

Les enquêtes diligentées par le Central Bureau of investigation (CBI) conclurent que les victimes étaient innocentes et, en 2007, vingt policiers du Gujarat furent arrêtés. Amit Shah lui-même se retrouva en prison en juillet 2010 en raison de son implication supposée dans l’exécution de l’une des victimes de la police : Sohrabuddin Sheikh. Il fut libéré sous caution en octobre 2010, mais avec interdiction de retourner au Gujarat pendant deux ans, de peur qu’il n’interfère avec les enquêtes en cours[2].

Ces épreuves consolidèrent les liens unissant Modi et Shah, qui désormais partageaient davantage de secrets encore. Leur complémentarité éclata au grand jour en 2012 lorsque Shah fut autorisé à revenir au Gujarat à l’occasion des élections régionales. Pendant la campagne, Modi campa le personnage du modernisateur de l’économie et défenseur du Gujarat (et de sa majorité hindoue) qui lui avait déjà permis de remporter les élections de 2002 et 2007, tandis que Shah, dans l’ombre, le conseillait et mobilisait ses soutiens.

Après sa troisième élection comme « Chief Minister » (chef de gouvernement d’un État) – un record au BJP –, Modi se proposa d’être le candidat du parti au poste de Premier ministre, au grand dam de L.K. Advani, qui avait déjà rempli ce rôle en 2004 et 2009 – sans succès – et comptait encore conduire le BJP à la bataille électorale en 2014. Modi sut le marginaliser avec l’aide de Shah qui prépara avec lui la liste des candidats à la députation, écartant ainsi de la direction du BJP, au-delà d’Advani, la vieille garde du parti.

Au sommet de l’État indien : dans l’ombre et la lumière

Au cours de la campagne de 2014, Shah s’est imposé comme l’organisateur en chef de Modi, au point que certains observateurs virent en lui l’artisan de la victoire du BJP – un parti qui, jusque-là, n’avait jamais remporté une majorité au parlement indien. Conscient du fait que le scrutin se jouerait en Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde – qui envoie 200 députés sur 544 à la chambre basse du parlement –, Modi se présenta dans la circonscription de Bénarès et nomma Shah responsable de la campagne du BJP dans cet État-clé. Shah y visita tous les districts et créa des comités locaux chargés de mobiliser les électeurs au niveau des bureaux de votes.

Ce quadrillage de l’espace public s’appuya naturellement sur le réseau du RSS, qui était devenu au fil du temps la plus grande organisation indienne après l’armée. En outre, Shah exploita l’arithmétique des castes au niveau local d’une manière très créative. Alors que le BJP a longtemps souffert de son caractère élitiste, il donna l’investiture du parti à des candidats de basses castes et plus précisément à des représentants de sous-castes qui n’étaient pratiquement pas représentées dans les assemblées élues. Il put ainsi concrétiser l’un des arguments mis en avant par Modi dans ses discours, suivant lequel le BJP était maintenant dirigé par un homme de la plèbe. De fait, Modi – à la différence de Shah, qui est issu d’une famille d’industriels – est un « self-made man » de basse caste qui, enfant, vendait du thé sur le quai de la gare où son père tenait une échoppe.

En 2014, cependant, Shah ne travailla pas que dans l’ombre, mais assuma aussi un rôle public complémentaire de celui de Modi : alors que ce dernier s’efforçait de lisser son image de manière à être accepté par une majorité de la population, Shah, lui, multipliait les provocations en stigmatisant les minorités. C’est ainsi qu’en tournée dans le district d’Azamgarh (Bihar), où de nombreuses institutions musulmanes ont leur siège, il présenta ce lieu comme « the base of terrorists ».

Le succès électoral de 2014, que Modi attribua en partie à Shah – signe d’une proximité à nulle autre pareille –, l’amena à le nommer président du BJP, un rôle qui permit à Shah de répliquer les techniques expérimentées en Uttar Pradesh dans tous les États de la fédération indienne où se tinrent des élections régionales – avec succès puisque le nombre des États gouvernés par le BJP passa de 7 à 21 entre 2014 et 2018.

En 2019, Narendra Modi conduisit son parti à la bataille électorale et mena une campagne dont les ressorts étaient très comparables à celle de 2014 – à une exception près : sa dimension martiale. En février, un attentat attribué à des djihadistes pakistanais bénéficiant de complicités en Inde avait fait 46 victimes parmi les soldats indiens à Pulwama au Jammu-et-Cachemire. Cette attaque marqua le coup d’envoi de la campagne, Modi endossant aussitôt les habits d’un chef de guerre. Non seulement il satura l’espace public en se présentant en défenseur de l’Inde contre la menace pakistanaise, mais en outre il ordonna une frappe aérienne sur un camp d’entraînement djihadiste présumé à Balakot, en territoire pakistanais. La vague nationaliste qui submergea l’Inde au cours de la campagne – et que relayèrent des chaînes d’information en continu – contribua au succès de du BJP.

Le charisme de Modi, à partir de 2019, recouvrait un large répertoire – au point qu’il pouvait être celui que ses supporters souhaitaient voir en lui et non un chef à la personnalité monolithique. Il était l’homme fort dont l’Inde avait besoin face au Pakistan. Mais il était aussi celui qui répondait tous les mois aux Indiens ordinaires à la radio sur des sujets du quotidien lors d’émissions où il jouait cette fois le rôle du pater familias, voire du gourou. Cela ne l’empêchait pas – au contraire – de devenir une figure religieuse, voire le grand prêtre de l’hindouisme, comme en témoigne en 2020 le fait qu’il présida à la pose de la première pierre d’un grand temple à Ayodhya – sur les décombres de la mosquée que les nationalistes hindous avaient détruite en 1992.

Si Modi prenait ainsi du champ – une métamorphose (partielle) symbolisée par l’allongement de sa barbe (celle d’un sage, désormais) –, Shah aussi voyait son rôle évoluer au sommet de l’État. Pendant la campagne électorale de 2019, Shah joua à nouveau un rôle clé – et double. D’un côté, il continuait à flatter les bas instincts des xénophobes hindous alors que Modi cultivait sa respectabilité.

Cette division du travail conduisit Shah à lancer l’offensive contre les étrangers et en particulier les migrants bangladeshis, des « termites » qui détruisaient la société indienne. D’un autre côté, il restait le chef d’orchestre d’une campagne de communication dans laquelle le BJP engloutit 3,6 milliards de dollars[3] et qui acquit une dimension un peu nouvelle à travers la création d’une armée de « trolls », les « IT Yodhas » (guerriers) qui inondaient les réseaux sociaux de leur « posts » venimeux. Enfin, il restait maître, auprès de Modi, dans la distribution des investitures du BJP à des candidats qu’il sélectionnait notamment en fonction de leur caste.

Après la victoire du BJP de 2019, le rôle de Shah évolua de façon significative. Non pas de son seul fait, mais parce que Modi donna d’emblée à son deuxième mandat une tournure qui nécessitait un nouveau partage des rôles : si les années 2014-2019 avaient été marquées par un majoritarisme hindou dont les minorités avaient été les principales victimes, des acteurs non-étatiques se trouvaient alors en première ligne. Ces « vigilantistes » recouraient à des formes de violence allant de l’intimidation au lynchage, pour empêcher les musulmans d’emménager dans des quartiers à majorité hindoue, de faire leur prière en public, d’épouser des hindoues, ou encore pour les punir de – soi-disant – conduire un bovin à l’abattoir[4]. À partir de 2019, le gouvernement Modi amorça une transition d’un majoritarisme hindou de fait à un majoritarisme hindou de droit – et le Premier ministre s’appuya d’abord sur Shah pour mener cette transition à bien.

Ce changement fut facilité par la nomination d’Amit Shah au poste de ministre de l’Intérieur – comme en 2002 au Gujarat. Dans ces fonctions, Shah fut chargé de piloter certains des projets de loi les plus sensibles que le gouvernement Modi introduisit dès l’été 2019. Deux d’entre eux méritent une mention spéciale.

Le premier revenait à amender la Constitution pour vider de leur substance les articles qui accordaient jusque-là une certaine autonomie à l’État du Jammu-et-Cachemire – qui fut en outre rétrogradé au rang de Territoire de l’Union. Un changement de statut qui eut pour effet de faire passer la police du « J&K » sous l’autorité du gouvernement de New Delhi, et donc du ministre de l’Intérieur, Amit Shah lui-même. Celui-ci présida alors à une répression de l’opposition cachemirie qui se traduisit par l’arrestation de milliers de personnes et la détention pendant un à deux ans de nombreux leaders, dont trois anciens chief ministers[5].

Le second texte de loi piloté par Shah au Parlement amenda, lui, le droit de la citoyenneté. Ce Citizenship Amendment Act (CAA) rendit les réfugiés musulmans originaires du Bangladesh, d’Afghanistan et du Pakistan inéligibles à la citoyenneté indienne, tandis que ceux appartenant à d’autres religions pouvaient bénéficier d’une procédure express pour obtenir la citoyenneté indienne. Amit Shah défendit donc au Parlement un projet de loi qui, pour la première fois, faisait de la religion un critère déterminant de la citoyenneté indienne.

Ces deux projets de loi n’ont pu être votés au Parlement qu’en raison d’un apport en voix non négligeable en provenance de l’opposition, le BJP ne disposant pas de la majorité à la chambre haute. Dans les deux cas, Amit Shah sut négocier avec les leaders de l’opposition – voire avec des députés au niveau individuel.

En tant que ministre de l’Intérieur, Shah joua ensuite un rôle clé dans la gestion des émeutes de Delhi en 2020. Provoquées par des leaders locaux du BJP, ces violences firent 55 morts et se traduisirent par de nombreux viols ainsi que la destruction de quantité de mosquées, magasins et logements de musulmans – qui trouvèrent refuge par milliers dans des camps de fortune[6]. La police de Delhi, dont le référent ultime n’était autre qu’Amit Shah, loin de protéger les victimes, prêta souvent main forte aux émeutiers.

Au lieu de sanctionner ces dérives, le 10 mars, Amit Shah se félicita que la police de Delhi ait mis fin aux violences en 36 heures, « ne laissant pas le temps aux émeutes de dégénérer ». Une fois le calme revenu grâce au déploiement de l’armée, la police se refusa à enregistrer les plaintes de bien des victimes qui furent, au contraire, tenues responsables des violences. Parmi les inculpés figuraient aussi des étudiants et des responsables d’ONG qui avaient manifesté contre le CAA au cours des mois précédents. Amit Shah indiqua au Parlement : « Les forces de police ont identifié 1 100 personnes grâce aux technologies de reconnaissance faciale. Près de 300 sont originaires de l’Uttar Pradesh. C’était un complot, organisé et planifié[7]. »

De fait, le ministère de l’Intérieur de l’Inde, sous Amit Shah, a investi dans des techniques modernes de surveillance, alors que l’Inde avait déjà acquis une réputation en la matière suite à l’affaire Pegasus. Certains hommes d’affaires eux-mêmes furent victimes de contrôles fiscaux intempestifs et l’un d’entre eux, Rahul Bajaj, dont le grand-père avait été le trésorier du Congrès au temps du Mahatma Gandhi, eut le courage de dire à Amit Shah, en public : « Cela crée un environnement d’intolérance et nous avons peur. » De fait, la plupart de ces contrôles fiscaux n’étaient pas justifiés.

Plusieurs discours d’Amit Shah ont par ailleurs laissé entendre que son engagement en faveur de la démocratie n’était pas inconditionnel. C’est ainsi qu’en septembre 2019, durant la 46e National Management Convention of the All India Management Association à New Delhi, il déclara : « Après 70 ans d’indépendance, une question s’est posée aux gens qui était de savoir […] si le système démocratique et multipartite avait échoué à répondre aux aspirations des citoyens de ce pays. »

Cette interrogation faisait écho à l’objectif que le BJP de Modi poursuivait explicitement : une Inde sans Parti du Congrès (« Congress-free India »), un pays dont le principal parti d’opposition aurait ainsi été éradiqué. Ce rejet du système démocratique multipartite est indissociable de l’Hindutva, une idéologie qui ne fait de place qu’à une seule force politique, le nationalisme hindou – lequel incarnerait la nation. Par conséquent, le « majoritarisme » (ou primat de la majorité ethno-religieuse sur le reste de la population) ne conduit pas seulement à la démocratie ethnique, mais aussi à ce qu’on appelle la « démocratie illibérale ».

Amit Shah a d’ailleurs critiqué, de manière indirecte, les valeurs libérales lorsqu’il a revisité la généalogie des droits de l’homme. S’exprimant lors de la 26e Journée de la Fondation de la Commission nationale des droits de l’homme le 12 octobre 2019, il a déclaré : « Il est faux de ne regarder [les droits de l’homme] qu’à travers le prisme international […]. Chaque familles [sic] dans les villes et les villages ont leur propre façon de s’assurer que les droits de chacun sont respectés. Protéger les droits de l’homme est dans nos traditions. Il existe un système inclusif dans notre société et les gens ont travaillé à cet égard. […] Les droits des enfants, des femmes, des pauvres et des couches défavorisées sont ancrés dans la société, au sein de notre famille, sans que la loi ne s’en mêle. »

Montrer que le duo Modi-Shah était complémentaire au-delà de leurs affinités idéologiques, comme je m’y suis employé ci-dessus, revient à dire qu’ils n’auraient sans doute pas atteint les sommets de l’État l’un sans l’autre et, bien sûr, qu’ils sont différents. Cette évidence mérite d’être examinée d’un point de vue prospectif. Si Shah apparaît aujourd’hui comme le dauphin de Modi – de quatorze ans son aîné, rappelons-le –, quel Premier ministre de l’Inde pourrait-il être s’il venait à lui succéder ?

Se projeter ainsi dans l’avenir n’est pas chose aisée car le contexte indien à l’horizon de la prochaine décennie est par définition imprévisible. Mais deux différences majeures entre Modi et Shah méritent d’être soulignées. Si le premier a assis sa popularité sur un certain charisme – la capacité, pour reprendre la définition de Max Weber, à faire des choses exceptionnelles (ou à apparaître exceptionnel, en bien ou en mal), Shah est totalement dénué d’un tel charisme et, à la différence de Modi, n’est pas un orateur. Comment pourrait-il garder le pouvoir s’il n’avait pas les moyens de faire voter pour son parti comme Modi aujourd’hui ? La réponse est peut-être dans la question.

Deuxièmement, Modi a construit son image en opposition aux Nehru-Gandhi dont il a dénoncé le caractère dynastique : lui n’ayant pas de famille, il a pu échapper au népotisme et – prétend-il – à toute autre forme de corruption pour se consacrer tout entier à l’Inde, sa famille, comme il aime à le répéter. Shah, par contraste, est père de famille et son fils, Jay, un homme d’affaires à succès dont la fortune a d’ailleurs cru de manière spectaculaire depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi – dixit le journal The Wire contre lequel Jay Shah a porté plainte pour diffamation. Jay Shah occupe aussi le poste – très convoité en Inde – de Secrétaire du Board of Control for Cricket in India.

Si Amit Shah arrivait au pouvoir, le BJP perdrait donc un autre atout qu’il devait à Modi : le fait d’être différent des hommes politiques que Modi lui-même ne cesse de dénoncer – à tort ou à raison – pour leur « familialisme », un thème auquel les Indiens sont attentifs.


[1] Atul Dev, « His master’s voice. Tushar Mehta holds court », The Caravan, 1er octobre 2020.

[2] Ces épisodes essentiels de l’histoire du Gujarat sont analysés dans C. Jaffrelot, Modi’s India. Hindu Nationalism and the Rise of Ethnic Democracy, Princeton University Press, 2021 (traduction de L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019).

[3] Sur le financement de la campagne électorale du BJP en 2019, voir « Analysis of Sources of Funding of National Parties of India, FY 2017-18 », Association for Democratic Reforms, 23 janvier 2019, « In 2019, Is BJP Riding a Modi Wave or a Money Wave? », The Wire, 6 mai 2019 et A. Rashid, « Electoral Bonds Have Legalised Crony Capitalism: Ex-Chief Election Commissioner SY Quraishi », Outlook, 7 avril 2019.

[4] Voir le chapitre 7 de Modi’s India, op. cit.

[5] « Omar and Mehbooba detained under PSA… had to take precautions: Amit Shah »,The Indian Express, 15 octobre 2019. Imprisoned Resistance. 5th August and its Aftermath, PUCL, November 12, 2019, p. 28, consulté le 4 septembre 2020. D’autres rapports aux conclusions similaires ont été rendus par la Fédération internationale des droits de l’Homme et par la National Federation of Indian Women (cité dans le Telegraph).

[6] Report of the DMC fact-finding Committee on North-East Delhi Riots of February 2020, Delhi, Delhi Minorities Commission, Government of NCT of Delhi, 2020, p. 27.

[7] Vijaita Singh, « 1,100 rioters identified using facial recognition technology: Amit Shah », The Hindu, March 12, 2020. Consulté le 18 septembre 2020.

Christophe Jaffrelot

Politiste, Directeur de recherche au Centre de recherches internationales (SciencesPo-CNRS)

Mots-clés

Nationalisme

L’instinct de liberté

Par

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Notes

[1] Atul Dev, « His master’s voice. Tushar Mehta holds court », The Caravan, 1er octobre 2020.

[2] Ces épisodes essentiels de l’histoire du Gujarat sont analysés dans C. Jaffrelot, Modi’s India. Hindu Nationalism and the Rise of Ethnic Democracy, Princeton University Press, 2021 (traduction de L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019).

[3] Sur le financement de la campagne électorale du BJP en 2019, voir « Analysis of Sources of Funding of National Parties of India, FY 2017-18 », Association for Democratic Reforms, 23 janvier 2019, « In 2019, Is BJP Riding a Modi Wave or a Money Wave? », The Wire, 6 mai 2019 et A. Rashid, « Electoral Bonds Have Legalised Crony Capitalism: Ex-Chief Election Commissioner SY Quraishi », Outlook, 7 avril 2019.

[4] Voir le chapitre 7 de Modi’s India, op. cit.

[5] « Omar and Mehbooba detained under PSA… had to take precautions: Amit Shah »,The Indian Express, 15 octobre 2019. Imprisoned Resistance. 5th August and its Aftermath, PUCL, November 12, 2019, p. 28, consulté le 4 septembre 2020. D’autres rapports aux conclusions similaires ont été rendus par la Fédération internationale des droits de l’Homme et par la National Federation of Indian Women (cité dans le Telegraph).

[6] Report of the DMC fact-finding Committee on North-East Delhi Riots of February 2020, Delhi, Delhi Minorities Commission, Government of NCT of Delhi, 2020, p. 27.

[7] Vijaita Singh, « 1,100 rioters identified using facial recognition technology: Amit Shah », The Hindu, March 12, 2020. Consulté le 18 septembre 2020.