L’impossible dégradation de Donald Trump
Les sciences sociales ont beaucoup travaillé sur les cérémonies de dégradation. Elles obéissent souvent à un déroulement similaire : rumeur tout d’abord, puis accusation et qualification du délit pour terminer par une dégradation. Elles visent à extraire d’un corps social, souvent dominant, ce qui apparaît absolument antinomique avec l’existence de ce même corps. Elles aboutissent donc à l’exclusion de l’accusé et à sa dégradation symbolique ou juridique. Aux États-Unis, la dégradation de Donald Trump est attendue depuis longtemps par une partie de l’électorat pour signifier l’exclusion de tout ce qu’il incarne du cercle démocratique. Pourtant, les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de cette procédure en disent beaucoup sur l’état de la démocratie aux États-Unis.
Dès son entrée en politique, au début de l’année 2016, les rumeurs ont démarré : frasques sexuelles, non-paiement de l’impôt sur le revenu, corruption, racisme, collusion avec la Russie, autant d’insinuations évoquées régulièrement parmi les journalistes et les élus sans forcément déployer d’ailleurs toutes les preuves nécessaires. Comme toujours, la rumeur s’élabore à l’intérieur du même groupe social, l’élite médiatique et politique dans ce cas, avant de se diffuser en dehors. La campagne de 2016, puis son élection et sa pratique du pouvoir n’ont fait qu’accroitre les rumeurs, lui-même s’amusant à en jouer dans ses déclarations quotidiennes. Elles se sont même étendues à son clan, son fils notamment, lui-même accusé à son tour de pratiques tout aussi inadmissibles dans une démocratie. Face à elles, Donald Trump a toujours usé des deux mêmes armes: l’euphémisation des faits reprochés et leur mise à distance en diabolisant ses détracteurs et en leur enlevant tout crédibilité.
Au fil des années de sa présidence, les accusations se sont précisées, donnant lieu à de multiples révélations sur des pratiques scandaleuses. En 2019, alors qu’il est toujours Président des États-Unis, une première procédure de destitution (impeachment) est mise en place par les élus démocrates au Congrès. Elle a pour motivation l’usage par le Président d’une puissance étrangère (l’Ukraine) pour obtenir des informations sur un futur candidat à l’élection présidentielle (Joe Biden). Après le vote négatif du Sénat, elle est rejetée. Tout au long des mois de procédure, Trump continue à dénier toute autorité aux élus pour enquêter sur ses agissements.
Tout se passe comme si l’autorité publique échouait à construire les conditions de la dégradation.
Depuis son départ de la Maison-Blanche et la sinistre attaque contre le Congrès, auquel d’ailleurs les manifestants ont également opposé un déni en compétence démocratique, les procédures se multiplient et les délits sont de plus en plus caractérisés : fraude fiscale pour une juge de New York, vols d’archives pour le Federal Bureau of Investigation, nouvelle procédure de destitution (impeachment) engagée à nouveau par les élus démocrates du Congrès en lien avec les évènements du 6 janvier au Capitole. À chaque fois, la même musique d’euphémisation et de mise à distance se fait entendre et réussit à retarder sans cesse le moment tant attendu. Si beaucoup attendent avec impatience la cérémonie de dégradation, et la venue en personne de Donald Trump au Congrès ou dans un tribunal new-yorkais pour rendre compte de ses actions, on assiste à l’arrivée d’armée d’avocats comme autant d’intermédiaires, particulièrement habiles à diluer les responsabilités de l’ancien président.
Tout se passe comme si l’autorité publique échouait à construire les conditions de la dégradation. De manière révélatrice, son exclusion symbolique la plus spectaculaire est venue de l’entreprise privée Twitter qui décida de le bannir de son réseau social. Dans les bâtiments publics, l’exposition des délits, l’avancée des preuves par l’accusation et la détermination de la sentence semblent encore bien lointaines. Loin de se sentir sous la menace d’une exclusion, Donald Trump n’a jamais été aussi présent dans la démocratie, débattant même d’égal à égal avec le président Joe Biden au cours des élections de mi-mandat qui viennent de s’achever. Si l’habileté de la stratégie juridique et médiatique de l’accusé est indéniable, la difficile dégradation s’explique surtout par la crise démocratique.
Pour dégrader et démarrer éventuellement une cérémonie, il convient à la fois d’accepter la légitimité des institutions de dégradation et de s’entendre sur les termes et les qualifications des délits. Dans le premier cas, Trump utilise très largement le discrédit institutionnel du Congrès et de la justice dans le pays. Si sa rhétorique de victimisation fonctionne autant parmi une frange de l’électorat, c’est en raison précisément de cette délégitimation construite depuis des décennies par les conservateurs et les conservatrices dans le pays. Celle-ci facilite la discorde sur la qualification du délit et facilite la justification des supposés délits. La fraude fiscale est assimilée à une légitime « minimisation » de l’impôt à acquitter ; le vol de documents est apparenté à une nécessité pour faire émerger « la vérité » face à un État manipulateur et injuste ; l’attaque contre le Capitole est présentée comme le seul moyen pour empêcher « le vol » des élections.
Même si les juges ou les élus parvenaient à leur fin en dégradant Donald Trump par une condamnation, elle n’aurait aux yeux d’une partie de l’opinion aucune valeur. Comme les anthropologues et les sociologues l’ont bien rappelé, elle reflète toujours la victoire d’un camp sur un autre. Aux États-Unis, les deux semblent faire jeu égal et s’opposent avec une force qui rappelle les heures les plus conflictuelles dans le pays. Cette division empêche toute entente sur le légitime et l’illégitime, et retarde chaque jour un peu plus la dégradation de l’ancien président des États-Unis.
NDLR : Le prochain ouvrage de Romain Huret, Les Millions de Monsieur Mellon. Le capitalisme en procès aux Etats-Unis (1933-1941) sera publié en janvier 2023 aux Editions La Découverte.