Écologie

Anatomie de la violence envers les animaux

Philosophe

Le chat domestique souffre ; le renard traqué et tué, la vache élevée, engraissée, enfermée puis abattue ne souffrent pas. C’est ainsi que le cadre juridique français régule la violence envers les animaux : non en fonction de leur niveau de souffrances, mais selon un principe de destination. Malgré les connaissances accumulées sur la maltraitance animale et la prise de conscience des dommages créés par la promiscuité d’animaux enfermés à vie dans des cages, jamais le sang des bêtes n’aura autant coulé. L’aberration de notre système juridique en est l’une des causes principales.

Alors qu’une honte morale se développe face aux violences instituées et massives envers les animaux (pêche, boucherie, expérimentations scientifiques, …), les actes de cruauté perpétrés par des particuliers ont considérablement cru au cours des quatre dernières années (+ 30 % d’après l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales[1]). Une partie de ces faits sont divulgués par leurs auteurs sur les réseaux sociaux ; d’autres sont découverts par des tiers qui jugent que la chose mérite un dépôt de plainte ; mais les plus nombreux, commis dans l’ombre, restent ignorés.

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L’évaluation de cette augmentation s’appuie uniquement sur les faits portés à la connaissance des services d’enquête et, parmi eux, beaucoup sont classés sans suite. Aux côtés de ces violences sus mentionnées figurent celles exercées à titre de loisir : toutes les formes de chasse, le piégeage et le déterrage, l’organisation de combats d’animaux ou de courses…

L’enfer de l’enfermement

Sont évoquées ici des violences létales ; elles ne doivent pas faire oublier celles, psychiques, qui sont engendrées par la claustration dans les élevages, les parcs zoologiques, les aquariums et les delphinariums ou tout environnement limité, pauvre, n’offrant aucune des conditions nécessaires à une vie épanouissante. L’ennui causé par l’enfermement, l’absence de relations avec des individus choisis, ou, à l’autre extrême, la promiscuité forcée, l’enfer du bruit et de l’entassement dans les cages et les bâtiments de l’élevage confiné intensif (communément appelé « industriel ») causent des psychopathologies, que la littérature spécialisée a décrites. 96 % des animaux destinés à la boucherie en France (qui n’est pas une exception en la matière) sont maintenus dans de tels environnements pour y être engraissés, quelques semaines (pour les oiseaux) ou quelques mois pour les autres, avant d’être tués.

Mesure-t-on assez les dommages créés par la promiscuité extrême et continue d’individus enfermés à vie dans des cages ou des bâtiments, sans possibilité d’accomplir les mouvements les plus élémentaires, sans accès à la lumière sinon le jour où le camion les embarque vers l’abattoir ? Mesure-t-on assez ceux créés par l’extraction de leur lieu naturel de vie pour être placés dans des cages, des enclos, des volières et des bassins ?

L’argument selon lequel, parce qu’ils n’ont pas connu autre chose que leur espace confiné, ils ne savent pas ce qu’ils ratent, et donc ne souffrent pas de s’y trouver, ne vaut rien. Tom Regan (auteur des Droits des animaux, 1983) montre pourquoi. Il prend pour cela l’exemple d’un enfant que l’on élèverait dans une cage confortable en satisfaisant ses besoins physiologiques et en ne lui causant aucune douleur. Lui non plus ne saurait pas ce qu’il rate. Pourtant, on lui causerait ainsi un très grave dommage, précisément en l’empêchant de savoir ce qu’il rate. Cette ignorance fait partie du dommage lui-même.

Ainsi les animaux sont-ils privés de l’occasion de satisfaire leurs désirs de compagnie, de liberté, de mouvement, d’air frais, de pluie et de soleil. Les dommages que subissent les animaux constamment maintenus dans des espaces confinés, emprisonnés au sens propre du terme, sont qualifiés par Regan de dommages à « deux coups » : celui « causé à l’individu parce que l’on nie des occasions » de satisfaction et celui « causé en raison de la souffrance infligée ».

Une ignorance entretenue

Reflet de la diversité des membres de toute société, l’étalage par certains de la jouissance procurée par l’exercice de la cruauté cohabite avec la tentative, dominante, d’ignorer volontairement les mauvais traitements, les sévices et la mise à mort, tapis derrière maints produits de consommation courante. Les sondages indiquant une réprobation de la violence envers les animaux sont trop abondants pour que celle-ci puisse être imputée à l’aléa du panel des personnes interrogées. Pourtant, les actes ne suivent pas.

Or, ce n’est pas à l’aune de ses paroles qu’un individu se juge, mais bien à celle de ses actes. Force est de le constater : dans quelque domaine que ce soit, la modification des comportements compose l’étape ultime, le moment où l’individu est enfin en plein accord avec ses proférations. Ce sont d’abord les mots, les « éléments de langage », les jugements de condamnation – ce qui ne coûte guère, mais initie un tournant – qui constituent le premier pas de la « prise de conscience ».

Si le cadavre de l’animal terrestre ou marin sur les étals impose l’évidence de la vie perdue, sans fournir toutefois les informations permettant d’avoir une idée de ce que l’animal a vécu, comment deviner derrière le pull-over le mode d’exploitation des moutons Mérinos en Australie, lequel compte parmi les pires systèmes issus de l’alliance entre la génétique et la zootechnie ? Comment deviner derrière tel aliment ou telle substance les tests de toxicité infligés à des animaux « de laboratoire » ? Tout concourt à entretenir notre ignorance de la détérioration sans précédent de la condition animale.

Un cadre juridique insuffisant

Le cadre juridique permet de comprendre pourquoi et comment les paradoxes et les comportements contradictoires perdurent si aisément. Les violences instituées sont ipso facto légales, quel que soit le niveau de souffrance qu’elles impliquent ; les « mauvais traitements », d’une part, les « sévices graves et actes de cruauté », de l’autre, ainsi que le Code pénal les nomme et les distingue (art. R 654-1 et art. 521-1), sont des violences qui ne relèvent d’aucune des finalités admises par le droit.

Celui-ci découpe le monde animal en fonction de destinations, par essence anthropocentriques, culturelles et économiques. Dans nos contrées, le chien et le chat ne sont pas voués à la boucherie, mais au compagnonnage. Dans ce dernier cas, leur abandon est assimilé par le Code pénal à un acte de cruauté.

La césure entre ces destinations n’est toutefois pas nette. Des chats et des chiens ne sont-ils pas soumis à nombre d’expériences dans les laboratoires, tout comme les singes, même si les rats et les souris comptent parmi les animaux le plus largement impliqués dans ce que Claude Bernard nommait sans fard des vivisections ?

Autre exemple, les lapins. Ils sont répartis par le législateur dans des catégories éclatées. Tantôt animaux de compagnie, animaux de boucherie, animaux de laboratoire, animaux à fourrure, animaux chassables. Ainsi, des actes similaires peuvent-ils être dans certains cas légaux, dans d’autres illégaux, selon l’usage que le législateur a déterminé pour telle ou telle catégorie d’animaux. Le législateur peut encore avoir borné une pratique au cadre géographique où elle jouit d’une certaine ancienneté ; c’est le cas pour les courses de taureaux, combats de coqs, licites ici, illicites là.

L’égorgement (boucherie), l’asphyxie (pêche), l’empoisonnement (recherches en toxicité), la mise à l’épreuve dans des dispositifs expérimentaux générant des situations terrifiantes ou désespérantes (recherches en psychopharmacologie), les chirurgies préparant les animaux à divers tests sont des actes légaux, et rémunérés ; ils entrent dans le cadre d’activités professionnelles. Commis à l’encontre d’animaux protégés ou d’animaux domestiques non destinés à ces pratiques, de tels actes sont illégaux, mais ils n’ont aucune existence juridique s’ils frappent un animal sauvage. En effet, le législateur n’accorde aucune protection aux animaux sauvages, hormis dans le cas des espèces en voie d’extinction dont les individus peuvent alors, par ricochet, bénéficier d’une protection individuelle.

Les animaux captifs du marché

Cette aberration fragilise premièrement la réprobation morale qui devrait s’attacher uniformément aux violences commises envers un animal. Comment bannir ces comportements alors que le législateur confère des valeurs radicalement différentes à des actes de même nature ? En leur accordant un caractère fondamentalement relatif, le droit vide les actes de violence envers les animaux de toute réalité. Relatif, non à la force d’une situation, par exemple, de légitime défense qui justifie alors la levée d’une interdiction absolue (l’homicide en cas de légitime défense n’est pas un crime), mais à une simple destination économique, gastronomique, culturel ou de loisir. Les animaux servent d’abord les intérêts d’un marché, quel qu’il soit.

Cette aberration empêche, deuxièmement, toute réelle avancée en vue d’améliorer la condition animale. Tant que le droit légalisera massivement les pires pratiques (boucherie, chasse, pêche, expérimentation, pour ne parler que les domaines d’exploitation les plus dévastateurs), la réprobation des actes perpétrés dans les marges de la légalité ne peut avoir aucune conséquence entraînante, aucun impact en retour sur la considération que nous devrions porter aux animaux. Beaucoup clament que nous les avons méprisés et maltraités, tenus pour des machines, comme si ce temps était révolu, alors que jamais le sang des bêtes n’a autant coulé.

Tant que les animaux demeureront d’abord « bons à tuer » – trois millions de mammifères et d’oiseaux ne sont-ils pas tués chaque jour en France dans les abattoirs ? – pour des motifs qui ne peuvent depuis longtemps plus se prévaloir d’une quelconque nécessité, leurs intérêts ne sauraient être pris au sérieux par les tribunaux, ni par nous-mêmes car la normativité imposée par le droit tend à se substituer à la morale. Soumettre l’appréciation de la violence envers les animaux à des représentations culturelles, c’est lui refuser toute substantialité.

Ce qui est volontairement méconnu, c’est l’expérience vécue par les animaux maltraités et tués. D’ailleurs, la réponse judiciaire est si peu proportionnée à la gravité des faits qu’elle n’a aucun caractère dissuasif. En 2020, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, 241 condamnations ont été prononcées par un tribunal correctionnel pour acte de cruauté. Les peines prononcées par le tribunal furent les suivantes : 98 peines d’emprisonnement ; parmi celles-ci, on compte 14 peines d’emprisonnement ferme, 80 peines d’emprisonnement avec sursis total et 4 avec sursis partiel ; 100 peines d’amendes d’un montant moyen de 565 euros ; 41 peines de substitutions (réparations indemnitaires au profit de la victime, travail d’intérêt général).

Les comportements paradoxaux perdurent d’autant mieux qu’ils bénéficient d’appuis. Ceux-ci sont nombreux. Nous venons d’évoquer le cadre juridique, qui n’est pas le moindre d’entre eux. Si le législateur ne recule devant aucune contradiction ou aberration lorsqu’il se penche sur le cas des animaux, notre vie psychique elle-même s’accommode parfaitement des paradoxes et des contradictions. Ceux-ci ne deviennent un problème que pour notre vie morale.

Sur un plan psycho-social cette fois, des discours officiels émanant des institutions confirment la normalité, l’absence de réelle gravité, voire le bien-fondé de pratiques dont, au fond de nous, nous ne sommes pas fiers. Ainsi en va-t-il du carnivore qui ne ressent nulle gloire en découvrant, grâce aux si précieuses images tournées dans les unités d’élevage, d’abattage, d’aquaculture et de pêche, la vérité de la condition animale, la vérité sur ce qu’il pérennise.

Donnons la parole au philosophe Max Horkheimer qui, dans un texte intitulé « Le gratte-ciel », écrit : « Au-dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l’indescriptible, l’inimaginable souffrance des animaux, l’enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux[2]. » Voilà ce que nous devrions regarder en face, pour y voir plus clair sur ce que nous sommes, pour leur faire endurer le pire, comme s’ils devaient payer le prix d’une faute infinie.

NDLR : Florence Burgat a récemment publié L’inconscient des animaux aux éditions du Seuil.


[1] La note, n° 48, Juillet 2020. Document accessible en ligne.

[2] Max Horkheimer, Crépuscule. Notes en Allemagne (1926-1931) [1934], trad. de l’allemand et préfacé par Sabine Cornille et Philippe Ivernet, Paris, Payot, 1994, p. 81.

Florence Burgat

Philosophe, Directrice de recherches à l'INRA

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Notes

[1] La note, n° 48, Juillet 2020. Document accessible en ligne.

[2] Max Horkheimer, Crépuscule. Notes en Allemagne (1926-1931) [1934], trad. de l’allemand et préfacé par Sabine Cornille et Philippe Ivernet, Paris, Payot, 1994, p. 81.