Numérique

« Story Killers », révélateurs du dérèglement de la sphère publique

Chercheur en sciences de l'information et communication

Le réseau de journalistes Forbidden Stories vient de révéler, à travers l’enquête « Story Killers », un maillage complexe d’entreprises dédiées à la manipulation massive de l’opinion en ligne. En creux, ce phénomène s’appuie sur les pathologies d’un espace public numérique fragmentaire, sur les déséquilibres et les grandes fragilités de la profession journalistique, et sur les ambitions de pouvoir démesurées d’acteurs privés.

Depuis son apparition au XVIIIe siècle en Europe, la sphère publique moderne a subi des multiples transformations sous les effets conjugués d’innovations technologiques, de mutations du capitalisme et d’évolutions socio-politiques successives.

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La dernière en date, celle provoquée par la numérisation de la société en contexte d’hégémonie idéologique du néolibéralisme, a profondément restructuré le système médiatique depuis bientôt 30 ans. Cette nouvelle transformation de la sphère publique pousse certaines anciennes logiques à leur paroxysme au point de provoquer un dérèglement ravageur pour la démocratie.

Une industrie de la manipulation

Un exemple édifiant de ce dérèglement est l’industrie de la manipulation mise à jour par les dernières investigations du réseau de journalistes international Forbidden Stories. L’enquête publiée sous le nom « Story Killers » révèle un réseau obscur de sociétés qui naviguent dans les eaux troubles de la communication, de la désinformation et de la manipulation. Il s’agit d’entreprises qui se présentent comme des agences de communication, d’influence ou comme des prestataires de solutions techniques, quand bien même elles ont pignon sur rue.

Leur principale mission est de modifier la perception publique de personnalités ou d’entités économique et politiques afin d’obtenir le résultat désiré. Concrètement, il s’agit de générer du bruit médiatique orienté en faveur de leurs clients et en défaveur de leurs concurrents ou adversaires. Les motivations des clients de cette industrie sont diverses et parfois assez pathétiques : le désir d’un homme d’affaires de se venger d’un rival ou son obsession pour sa réputation ; la volonté d’un régime autoritaire ou d’une multinationale aux pratiques douteuses de se donner une bonne image ; l’intention d’un politicien de falsifier une élection ou celle d’un lobbyiste d’influencer un processus législatif. Au-delà de l’indignation justifiée qu’elles provoquent, ces méthodes de manipulation peu scrupuleuses, voire criminelles pour certaines, appellent plusieurs remarques qui permettent de les mettre en perspective.

Des pratiques anciennes

La première remarque est que ce genre de pratique est loin d’être nouveau. Dès le milieu du XIXe siècle et l’émergence de la presse moderne, des intérêts économiques et politiques ont tenté, avec succès, de manipuler les médias à leur profit. Ainsi, en France il était courant pour des financiers et des industriels de corrompre des journalistes, voire de carrément acheter ou fonder des journaux dans le but explicite de désinformer et de manipuler l’opinion. Quand Boris Souvarine a révélé un scandale de corruption de la presse dans une série d’articles publiés par L’Humanité en 1924, il a choisi le titre explicite « L’abominable vénalité de la presse française »[1].

Quelques années plus tôt, en 1917, Edward Bernays, inventeur du terme « relations publiques », participait à la première campagne de propagande publique, organisée dans le but de retourner l’opinion étatsunienne en faveur de l’entrée du pays dans la première guerre mondiale. La leçon qu’il a appris de cette expérience réussie est qu’il est tout à fait possible de modifier la perception du public concernant n’importe quel objet ou problème, pourvu de disposer d’une stratégie efficace et des moyens adéquats[2].

Par la suite, il mettra ses compétences au service de l’industrie agro-alimentaire et de l’industrie du tabac, mais également pour aider la United Fruit Company à renverser le gouvernement légitime du Guatemala. Joseph Goebbels s’inspirera directement des méthodes de Bernays pour mettre au point la propagande nazie.

Une dimension géopolitique et sécuritaire

La deuxième remarque qu’on peut faire à ce sujet est que l’importance de l’industrie de la manipulation est historiquement liée à des facteurs géopolitiques et sécuritaires. Par exemple, dans le contexte de la guerre froide les méthodes de propagande et de désinformation seront appliquées massivement et combinées avec du renseignement, de l’espionnage, du sabotage et de kompromat, développé notamment par le KGB, consistant en l’utilisation des documents compromettants, authentiques ou fabriqués, pour nuire à une personnalité publique. Les services d’anti-terrorisme et la contre-insurrection développent également ce type de pratique depuis les années 70. Il n’est donc pas surprenant que les entreprises vilipendées dans le reportage de Forbidden Stories utilisent les mêmes méthodes, adaptées au monde d’aujourd’hui et de constater le rôle central du complexe militaire et sécuritaire israélien dans cette industrie.

Des anciens des services de sécurité d’Israël ont fondé nombre de sociétés opérant dans la désinformation et vilipendée par l’enquête « Story Killers », comme Team Jorge et Precepto. Mais aussi des sociétés qui fournissent des logiciels de surveillance utilisés pour espionner des politiciens, des journalistes, des activistes, des chefs d’entreprise et des simples citoyens comme Pegasus et Predator, commercialisés respectivement par NSO et Intellexa. On peut déduire qu’il s’agit là d’une conséquence de l’histoire particulière de ce pays qui l’a vu mettre en place des moyens très sophistiqués de renseignement, de surveillance et de répression à l’encontre des Palestiniens, notamment dans le domaine numérique. Les membres des services qui utilisent ces outils, une fois dans la vie civile, se transforment en entrepreneurs en s’appuyant sur les compétences et les réseaux acquis pendant leur carrière militaire.

De manière symétrique, du côté des clients, on retrouve des pays comme le Qatar, l’Arabie saoudite ou le Maroc disposant des moyens financiers importants et qui veulent améliorer leur image auprès des opinions occidentales à des fins politiques. Ces pays appliquent tout un éventail de méthodes qui vont de la manipulation des médias à l’espionnage numérique en passant par le lobbying et la corruption, comme l’a démontré le scandale qui secoue actuellement le Parlement européen.

Délabrement et porosité du système médiatique

La troisième remarque que l’on peut faire en rapport avec cette affaire concerne le délabrement éthique et la porosité économique qui caractérise une partie du système médiatique contemporain. En effet, les tentatives de manipulation de l’opinion publique prennent systématiquement appui sur des contenus orientés, « placés » dans les médias mainstream avant d’être relayés sur les réseaux sociaux. Pour cela, les entreprises en question profitent de la dérégulation du système médiatique, de sa porosité avec les intérêts économiques et de la précarisation des travailleurs de l’information et de la communication.

Ainsi, elles exploitent une main-d’œuvre bon marché composée d’une armée de journalistes pigistes et rédacteurs free-lance afin de placer des commandes manipulées auprès des grands médias. Le témoignage d’un de ces « journalistes fantômes au service des lobbies » est à ce titre édifiant. Ou alors, comme dans le cas de BFM TV et de Valeurs actuelles révélées par Forbidden Stories, ils s’immiscent directement dans les processus éditoriaux par les biais des journalistes avec lesquels ils entretiennent des relations d’amitié ou qu’ils soudoient.

L’industrie de la désinformation profite également d’une multitude d’espaces participatifs, blogs et sites d’information plus ou moins sérieux, qui subsistent en grande partie grâce à des revenus publicitaires et du contenu sponsorisé. La part croissante que détient désormais le sponsoring dans le financement des médias affaiblit encore davantage le mur censé séparer la rédaction de la publicité. Le public est ainsi habitué à consommer en permanence des contenus ressemblant à de l’information journalistique mais qui est en réalité sont du publireportage. Dans une multitude d’espaces éditoriaux en ligne s’y publient ainsi des tribunes et des articles d’opinion complètement ou en partie fabriqués, souvent sous faux nom. Cette pratique a été dénoncée à plusieurs reprises en France, comme dans le cas d’Avisa Partners, ancien employeur d’une ministre actuelle, aux liens très étroits avec le monde politique et des affaires.

Des startups de la manipulation

C’est seulement une fois ces contenus publiés dans des médias professionnels que les acteurs malveillants commencent le travail de dissémination à travers des milliers des faux comptes mais aussi par le biais des modifications frauduleuses de fiches Wikipédia. L’objectif est d’orienter la discussion sur les médias sociaux et de manipuler le référencement sur Google. C’est à cette étape que peut intervenir l’automatisation dans la création et la gestion des profils et la diffusion des informations, avec des technologies plus ou moins sophistiquées.

En effet, ces entreprises incarnent l’idéal des startups agiles du capitalisme numérique[3]. Elles sont organisées en réseau ; elles sous traitent en grande partie le travail dans des pays à bas coût et sont intégrées dans les circuits financiers internationaux, de l’optimisation fiscale au blanchiment ; et elles sont supposément à l’origine d’outils technologiques sophistiqués, ce qui est vrai pour certaines mais pas pour la majorité d’entre elles.

En réalité, aujourd’hui derrière le discours techno-deterministe sur l’efficacité hypothétique d’applications de data mining ou de deep learning, il y a surtout beaucoup de travail de clic, précaire et mal payé, opéré par les petites mains de la mondialisation[4]. Il est cependant à craindre que dans un avenir proche ce genre de pratique intégrera des outils d’intelligence artificielle, y compris dans la partie en amont de production de contenu, ce qui les massifiera davantage et rendra leur repérage encore plus difficile.

Des effets difficiles à évaluer

L’industrie de la manipulation fait preuve d’une certaine efficacité, sinon elle ne serait pas rentable. Cependant, il ne faut pas confondre l’autopromotion de ces entreprises, sur laquelle s’est basée l’enquête de Forbidden Stories, avec les effets réels de leurs méthodes. Comme tout vendeur peu scrupuleux les représentants de l’industrie de la manipulation vantent les mérites de leurs services dans le but de gagner des parts de marché et accroitre leurs profits.

Mais, il n’y a pas véritablement de méthode pour vérifier cette efficacité auprès de l’opinion publique qui n’est aucunement un réceptacle passif et influençable de cette propagande. Car l’usage et l’impact des médias varie selon les profils comme nous l’enseigne la sociologie de la culture[5]. D’ailleurs, même dans les cas les plus emblématiques comme l’élection de Trump et le Brexit, la recherche scientifique peine à faire la part de ces campagnes de désinformation dans les résultats électoraux par rapport à d’autres facteurs socio-politiques[6]. En revanche, ce qui est certain est que le contrôle monopolistique de l’internet facilite la standardisation et l’industrialisation de ces pratiques, qui d’ailleurs peuvent constituer des sources de revenu importantes pour les GAFAM.

Si le problème de la désinformation et de la manipulation de l’opinion publique est directement lié au dérèglement du système médiatique ainsi qu’aux possibilités offertes par les technologies numériques, il ne faut pas négliger ses origines politiques. Quand on examine de près la liste des clients révélée par Forbidden Stories, on trouve un mélange déconcertant des milliardaires occidentaux évadés fiscaux, des oligarques de l’Est, des princes des pétromonarchies, des mafieux, des hommes politiques et des officiels corrompus. Bref, il s’agit là d’élites bigarrées issues du capitalisme dérégulé et mondialisé, habituées à une totale impunité car protégées par leurs immenses fortunes et par leurs appuis politiques.

Par conséquent, le dérèglement de la sphère publique qui met en danger la démocratie est moins le produit de l’évolution technologique que de l’échec patent de nos institutions à défendre l’intérêt général ainsi que du naufrage moral d’une partie des élites.


[1] Marc Martin, 2006, « Retour sur « l’abominable vénalité de la presse française », Le Temps des médias, 6, p. 22-33.

[2] Edward Bernays, Propaganda, (préface de Normand Baillargeon), Zones, 2007.

[3] Nikos Smyrnaios, « L’idéologie cynique de la Silicon Valley », Nectart, 2023/1 (N° 16).

[4] Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, 2019.

[5] Philippe Coulangeon, 2021, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité, Paris, Presses universitaires de France.

[6] Eady, G., Paskhalis, T., Zilinsky, J. et al., “Exposure to the Russian Internet Research Agency foreign influence campaign on Twitter in the 2016 US election and its relationship to attitudes and voting behavior”, Nature Communications 14, 62 (2023).

Nikos Smyrnaios

Chercheur en sciences de l'information et communication, professeur à l'IUT A de l'Université Toulouse 3, membre du LERASS

Mots-clés

Journalisme

Notes

[1] Marc Martin, 2006, « Retour sur « l’abominable vénalité de la presse française », Le Temps des médias, 6, p. 22-33.

[2] Edward Bernays, Propaganda, (préface de Normand Baillargeon), Zones, 2007.

[3] Nikos Smyrnaios, « L’idéologie cynique de la Silicon Valley », Nectart, 2023/1 (N° 16).

[4] Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, 2019.

[5] Philippe Coulangeon, 2021, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité, Paris, Presses universitaires de France.

[6] Eady, G., Paskhalis, T., Zilinsky, J. et al., “Exposure to the Russian Internet Research Agency foreign influence campaign on Twitter in the 2016 US election and its relationship to attitudes and voting behavior”, Nature Communications 14, 62 (2023).