L’objectif d’égalité femmes/hommes dans les politiques d’emploi
C’est peu dire que la légitimité des questions de genre s’est accrue ces dernières années, permise en particulier par les mobilisations militantes et institutionnelles, dans toute une série d’univers sociaux (de la politique au monde des affaires, en passant par les arts et la culture). Et c’est probablement sur la question de violences sexistes et sexuelles que la visibilité institutionnelle a le plus gagné en importance. On voit ainsi fleurir dans des ministères, des universités et divers organismes publics et privés des postes de chargée de mission ainsi que des sessions de sensibilisation ou de formation pour les combattre.
Des procédures pour prendre en charge ces violences sont parfois également formalisées dans les institutions concernées. Pour nécessaires que soient ces changements, il est important d’avoir en tête que l’« objectivation institutionnelle » – pour reprendre les termes du sociologue Vincent Dubois – des questions de violences sexistes et sexuelles, et plus largement des problématiques liées au genre, est peu susceptible de modifier de façon conséquente leur traitement institutionnel, si des transformations plus profondes ne sont pas promues.
Ces réflexions s’appuient sur une analyse de l’institutionnalisation des questions de genre dans le secteur de la lutte contre le chômage : à partir des années 2000, un processus semblable à ce que l’on observe aujourd’hui en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles est lancé. Mais celui-ci s’est avéré fonctionner largement en trompe l’œil : malgré son institutionnalisation et sa professionnalisation relatives, l’objectif de promotion de l’égalité des sexes dans l’emploi reste cantonné dans une marginalité institutionnelle, et ne donne lieu qu’à des changements souvent isolés – loin des transformations structurelles nécessaires pour que l’accès au marché du travail permette aux femmes une autonomie comparable à celle des hommes. C’est ce que montre mon ouvrage paru fin 2022 aux Presses universitaires de Rennes, intitulé Genre et politiques d’emploi. Une comparaison France-Allemagne .
Dans les politiques d’emploi, la question de l’égalité gagne en reconnaissance publique à partir des années 2000 – même si le thème de l’emploi des femmes a pu faire l’objet de quelques dispositifs dédiés en France dès les années 1980, et, ponctuellement, d’initiatives spécifiques portées par des professionnel·les de l’emploi et des droits des femmes mobilisées sur la question de l’égalité. Au tournant des XXe et XXIe siècles, en effet, les pouvoirs publics européens s’inquiètent des modalités de financement de la protection sociale (notamment celles des retraites) : les inégaux taux d’emploi des femmes et des hommes au sein de l’Union européenne font apparaître les femmes comme un réservoir de main d’œuvre sous-exploité. La stratégie européenne pour l’emploi intègre alors dans ses lignes directrices des préconisations pour améliorer l’accès des femmes au marché du travail – sans toujours mettre l’accent sur l’égalité des sexes sur ce même marché.
Ce contexte européen a des effets en France. Le service public de l’emploi français et ses partenaires sont invités à créer quelques postes de chargées de mission à l’égalité femmes-hommes, des sessions de sensibilisation ou de formation aux questions de genre sont organisées pour les professionnel·les de l’emploi ; quelques guides d’information sont créés sur la question. Globalement, ces instruments, de nature essentiellement informationnelle, sont les mêmes que ceux déployés dans le cadre de la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Ont-ils changé les pratiques des « intermédiaires de l’emploi », en charge de l’accompagnement des personnes privées d’emploi ?
Mon enquête, menée à la fin des années 2000 puis entre 2019 et 2021, a permis de répondre à cette question. Elle propose une analyse centrée sur la politique d’emploi en direction d’une catégorie de demandeurs et demandeuses d’emploi : celles et ceux de longue durée, inscrits au chômage depuis plus d’un an, parmi lesquels on trouve notamment des personnes peu, voire pas qualifiées. En effet, bien que l’égalité apparaisse parfois comme un enjeu concernant en premier lieu les femmes cadres (avec, par exemple, la mise en avant de la thématique du plafond de verre, qui touche des femmes diplômées de nombreux secteurs professionnels), celles qui sont les moins qualifiées et les plus précaires ne sont pas épargnées par les inégalités de genre.
Ainsi, si, d’après les données Eurostat pour 2019, le taux d’emploi des femmes en France (68,1 % chez les 20-64 ans) reste inférieur à celui des hommes (75,2 %), les femmes peu ou pas diplômées sont celles qui ont les taux d’emploi les moins élevés : Mathilde Guergoat-Larivière et Séverine Lemière , s’appuyant sur les données de l’enquête emploi 2016 de l’INSEE, montrent ainsi que seules 28,3 % d’entre elles occupent un emploi à temps complet, contre 67,7 % des femmes très diplômées (respectivement 57,8 % et 85,5 % pour leurs homologues masculins). De même, 33 % d’entre elles rentrent dans la catégorie des « inactives », contre 14,2 % des hommes qui ont le même niveau de diplôme. Cet inégal accès au marché du travail se double d’inégalités sur ce marché.
Ainsi, d’après l’INSEE, pour les femmes salariées du secteur privé les moins qualifiées, dont le diplôme est inférieur au baccalauréat, l’écart de revenu salarial net avec celui des hommes possédant les mêmes caractéristiques s’élève à 30,8 %. Pour les populations peu diplômées, les inégalités de rémunération s’expliquent d’abord par des volumes de travail plus réduits. De fait, en 2019, le temps partiel représentait en France, selon l’enquête emploi de l’Insee, 28,4 % de l’emploi féminin chez les 15-64 ans, mais seulement 8,3 % de celui des hommes ; il est particulièrement présent dans des secteurs d’activité très féminisés, requérant peu de qualifications, tels que les services à la personne ou la grande distribution. À cela s’ajoutent des salaires horaires peu élevés dans ces secteurs. Christelle Avril rappelle par exemple, qu’en 2020, 9 aides à domicile sur 10 gagnent moins que le SMIC mensuel net, soit 1 202,92 €.
Ainsi, les enjeux d’une promotion de l’égalité dans l’emploi sont multiples : ils ont trait aux possibilités d’accès à l’emploi, mais induisent également une réflexion sur le type d’emploi auxquelles les femmes, en particulier les moins qualifiées d’entre elles, ont accès.
L’échec des politiques d’emploi à agir dans un sens plus égalitaire tient d’abord au fait que les dispositifs de formation mis en place sont souvent insuffisants.
Les facteurs expliquant ces inégalités sont pluriels, et ancrés dans diverses sphères sociales. Plusieurs travaux de recherche ont montré que les politiques publiques comptent parmi ces facteurs, car elles ne sont jamais neutres : si elles jouent souvent un rôle dans le maintien et la construction d’inégalités de genre, elles peuvent aussi avoir un rôle correcteur. Dans un contexte où les pouvoirs publics reconnaissent l’importance de la hausse du taux d’emploi des femmes, dans quelle mesure les politiques d’emploi françaises ont-elles évolué pour favoriser un marché du travail plus égalitaire ? Mon enquête donne à voir un bilan très mitigé.
En effet, la prise en compte des questions de genre par les professionnel·les de l’emploi (responsables de structures d’insertion, cadres travaillant sur ces politiques dans diverses institutions étatiques, conseillers et conseillères en insertion accompagnant les chômeurs et chômeuses de longue durée, etc.) dans leur travail d’accompagnement des demandeurs et demandeuses d’emploi reste marginale. Globalement, une relative indifférence aux problématiques du genre prime chez la grande majorité de ces professionnel·les. Les projets d’insertion et de formation qui favorisent l’égalité entre les femmes et les hommes restent très minoritaires. Comment l’expliquer ?
L’échec des politiques d’emploi à agir dans un sens plus égalitaire tient d’abord au fait que les dispositifs de formation mis en place sont souvent insuffisants. Ils ne concernent qu’une petite partie des salarié·es. Qui plus est, ces formations sont généralement relativement courtes (une demi-journée, par exemple), et non répétées dans le temps, ce qui pose la question de la capacité des salarié·es – même les plus volontaires d’entre elleux – à transposer les connaissances acquises dans leur travail quotidien. Les désistements aux formations trahissent le fait qu’elles sont rarement prioritaires pour les professionnel·les de l’emploi. De fait, iels ont la plupart du temps d’autres priorités (dans des contextes de travail souvent dégradés). Pèsent sur elleux des objectifs de résultat qui rendent l’inclusion d’un nouvel objectif de travail – optionnel – souvent illusoire. Le « portefeuille » des demandeurs et demandeuses d’emploi à suivre est souvent important.
Ces formations sont pourtant nécessaires, car les entretiens semi-directifs que j’ai menés pour mon enquête montrent de faibles connaissances sur les inégalités liées au genre dans l’emploi. Ils montrent aussi que la légitimité de cette problématique « entre en concurrence » avec d’autres facteurs d’inégalité et de discrimination, jugés plus pénalisants que le genre, comme l’origine, le lieu d’habitation, l’âge, ou le handicap. Enfin, dans un contexte où de nombreux demandeurs et demandeuses d’emploi accompagnées par les conseillers et conseillères en insertion sont en situation d’urgence sociale et touchées par plusieurs difficultés d’ordre social, psychologique et financier, la question des inégalités entre les sexes dans l’emploi apparaît secondaire.
Ensuite, les « référentes » et « chargées de mission égalité » occupent généralement des postes avec peu de marges de manœuvre : souvent, les salariées sont seules en poste et à temps (très) partiel sur la mission égalité, sans réel pouvoir décisionnaire et sans budget. Dans ce contexte, comment pouvoir faire « intégrer une perspective de genre » à des professionnel·les pas toujours convaincu·es par ces questions, rarement et/ou insuffisamment formé·es, et par ailleurs légitimement engagé·es dans une multitude d’autres tâches, qui constituent leur cœur de métier ?
Les moyens mis à disposition de l’institutionnalisation des questions de genre dans le secteur de l’emploi sont donc faibles. C’est là l’une des raisons qui éclaire la marginalité persistante de cette thématique. Le parallèle avec la récente institutionnalisation de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans de nombreuses institutions en France est net.
Néanmoins, la difficulté des politiques d’emploi à venir corriger les inégalités de genre sur le marché du travail ne tient-elle qu’à l’insuffisance des postes et des formations à l’égalité mises en place depuis quelques années ? Non : au-delà de l’insuffisance des instruments déployés, rarement assortis de dimension contraignante, d’autres problèmes se posent. L’analyse de la difficile intégration de l’objectif d’égalité des sexes dans les pratiques des professionnel·les des politiques d’emploi pose en particulier la question de la compatibilité de cette norme avec celles qui sont centrales dans le secteur. Ainsi, comment rendre les politiques d’accompagnement des demandeurs et demandeuses d’emploi plus égalitaires, quand celles-ci valorisent l’objectif de retour rapide en emploi, peu adapté à la diversité des parcours de vie et aux difficultés spécifiques que rencontrent certaines chômeuses ? Cette norme du retour rapide sur le marché du travail, corollaire de l’« activation » des personnes sans emploi, a fait fortune dans les politiques de lutte contre le chômage.
Ce dilemme revêt des enjeux genrés : certaines catégories de demandeuses d’emploi peuvent apparaitre trop difficilement rapidement insérables sur le marché du travail.
Dans ce contexte, les documents directeurs de ces politiques valorisent en premier lieu des indicateurs quantitatifs valorisant le nombre de retours sur le marché du travail (même si certaines formes d’emploi ne permettent pas l’autonomie des personnes qui les occupent), davantage que ceux relatifs à la qualité de l’emploi (qui ont trait au type de contrat et au temps de travail notamment) – et ce à l’échelle européenne comme à l’échelle locale. Ces indicateurs peuvent placer les professionnel·les de l’insertion en position délicate : se donner le plus de chances possibles de respecter ces indicateurs peut les amener à donner la priorité aux demandeurs et demandeuses d’emploi les plus facilement insérables sur le marché du travail, au détriment d’un suivi de tous les types de profil de personnes, notamment celles considérées, à tort ou à raison, comme les plus éloignées de l’emploi.
Ce dilemme revêt des enjeux genrés : certaines catégories de demandeuses d’emploi peuvent apparaitre trop difficilement rapidement insérables sur le marché du travail. Ainsi en va-t-il par exemple des mères de jeunes enfants, auxquelles certaines conseillères et conseillers insertion refusent l’accès aux dispositifs d’insertion tant que la question de la garde des jeunes enfants n’est pas résolue. De même, certaines femmes ayant consacré toute leur vie d’adulte à la sphère domestique et arrivant à l’âge de 45 ans sans aucune expérience professionnelle peuvent-elles apparaître comme difficilement insérables sur le marché du travail pour des professionnel·les de l’emploi précoccupé·es par l’atteinte des objectifs fixés par leur institution. Pour ces catégories de femmes, le parcours vers l’emploi est souvent plus long que la moyenne, car il nécessite de passer par des formations préqualifiantes, ainsi que des formations linguistiques lorsque ces femmes sont d’origine immigrées. Ces publics féminins peuvent ainsi être considérés comme des freins à l’atteinte des objectifs de retour en emploi qui pèsent sur les structures d’insertion. Si ces arbitrages ne sont pas systématiques, ils ne sont pas pour autant isolés.
La « ruse de la mise en œuvre » désigne, selon le sociologue Vincent Dubois une stratégie des pouvoirs publics consistant, par l’affichage de certaines mesures, à donner l’impression de traiter d’un sujet, sans outiller les agent·es chargé·es de sa mise en œuvre des moyens nécessaires pour le traiter. L’institutionnalisation des questions de genre dans le secteur de l’emploi en fournit un bon exemple. Tant que l’égalité sera « intégrée » dans les institutions du service public de l’emploi sans que ne soient questionnés les moyens qui lui sont effectivement consacrés, elle risque de rester lettre morte. De même, tant que l’égalité sera intégrée comme « supplément d’âme » aux politiques d’emploi, sans que celles-ci ne fassent de la promotion d’emplois de qualité un objectif prioritaire, les inégalités entre les femmes et les hommes sur le marché du travail ont de beaux jours devant elles.
NDLR : Gwenaëlle Perrier a récemment publié les ouvrages Genre et politiques de l’emploi. Une comparaison France-Allemagne aux Presses universitaires de Rennes et Politiques sociales : un état des savoirs, avec Olivier Giraud, aux éditions La Découverte, tous deux en 2022.