Littérature

Biographie et chasse à l’homme – sur La femme silencieuse de Janet Malcolm

Professeur de littérature anglaise

La mort de la poétesse Sylvia Plath en 1963 a provoqué une polémique, qui a enflé avec le temps. Quel rôle a joué son mari, Ted Hughes, monument – comme elle – de la poésie anglaise, dans son suicide ? Dans cette biographie de Sylvia Plath, Janet Malcom, grande dame du journalisme littéraire américain, mène l’enquête ; et en profite pour régler ses comptes avec certaines pathologies du journalisme et du genre biographique.

La femme silencieuse, c’est deux livres en un. Le premier, contingent, daté, passe en revue les cinq biographies de Sylvia Plath considérées comme majeures à l’époque de la rédaction de l’ouvrage (le début des années 90). Le second s’impose par son caractère de nécessité. Nécessaire est la « profanation », au sens donné à ce terme par Agamben, à laquelle s’y livre Janet Malcolm, à même le corps sacré de ces génies poétiques que furent Plath et Ted Hughes, son époux pendant sept ans. Une lumière crue autant que révisionniste y est braquée sur les coulisses du métier de journaliste littéraire, mais aussi sur la raison d’être des préjugés qui, nécessairement, font de la biographie une chasse à l’homme dont Janet Malcolm serait une romanesque Diane chasseresse.

publicité

Décédée en 2021, Janet Malcolm n’est pas une inconnue en France. Trois de ses précédents ouvrages, dont le célèbre Le Journaliste et l’Assassin, y ont déjà été traduits. La grande dame du journalisme littéraire américain, comme certains l’appelaient (gare aux clichés !), en fut surtout « l’enfant terrible » (autre poncif). Son goût prononcé pour la provocation et la polémique, son franc-parler, ses jugements souvent assassins, se doublaient d’une dramatisation, toujours à bon escient, des enjeux éthiques et intellectuels du travail journalistique, en lien, il faut le souligner, avec une fréquentation assidue des textes théoriques et des archives de Freud. Avec « l’affaire » Plath, l’essayiste trouvait une arène, médiatique autant que psychique, à sa hauteur.

C’était en 1994. À l’époque, trente ans s’étaient écoulés depuis le suicide au gaz de Sylvia Plath par une froide nuit de février. Ted Hughes trônait toujours au panthéon de la poésie anglaise, tout comme il continuait d’administrer comme bon lui semblait, par le truchement de sa sœur, Olwyn Hughes, redoutable gardienne du temple, l’important fonds Plath (poésie, fiction, prose, journaux), celle-ci étant morte intestat.

Après le désastre du suicide, l’astre noir reprenait une ascension que rien ni personne n’aurait dû entraver.

Trente ans après, toutefois, l’image de Plath avait muté du tout au tout. La petite Bostonienne, aimable, polie et propre sur elle, mais aussi fragile et dépressive, était devenue une « femme puissante », en passe d’éclipser le « maraudeur ténébreux » devenu, entre-temps, un Poète Lauréat conformiste et moralisateur. Trente ans après, la vox populi avait pris fait et cause pour la femme trompée, forcément « gentille » contre le mari volage, que son silence complice plaçait dans la peau du « méchant » de service. Trente ans après, les « MLFistes », comme les nommait dédaigneusement Olwyn, avaient fait le job, mais c’est bel et bien Ariel, le recueil de poèmes publié de manière posthume, qui avait cloué le bec aux derniers détracteurs.

Après le désastre du suicide, l’astre noir reprenait une ascension que rien ni personne n’aurait dû entraver. Mais c’était sous-estimer l’avidité de ce même public, friand de sensationnel, que de penser les polémiques à jamais éteintes (soixante ans plus tard, elles ne le sont toujours pas).

Bien décidée à entrer à son tour dans la danse, Malcolm mène l’enquête. À partir de quels indices ? Les cinq biographies faisant autorité à l’époque, leurs motivations, leurs biais avoués ou seulement implicites. Le contenu des ouvrages se voit glosé en long en large et en travers, ainsi que la nature et la circonstance des rencontres avec leurs auteurs (des autrices, le plus souvent). Rien ne nous est épargné des trains qui partent à l’heure, et de ceux, nous sommes en Angleterre, qui n’arrivent jamais à bon port, ou alors plusieurs heures plus tard, à cause de la neige ou pour mille et une autre raisons anecdotiques. S’agissant de ses entretiens avec les biographes, Malcolm est tout aussi intarissable, nous narrant par le menu les déjeuners et autres repas, privés ou professionnels, servis à l’occasion. L’intérieur des maisons où elle reçut, leur ordre ou leur désordre, est interprété à la lueur de la démarche critique du maître de maison.

C’est immersif, savoureux, brillamment scénarisé, mais, car il y a un mais, le caractère daté de certains détails, comme de certaines polémiques, peine à retenir aujourd’hui l’attention. Et puis le parti pris de Malcolm, clairement en faveur de l’époux censément abusé, dont elle n’est pas loin de faire une victime, un martyr, surprend de prime abord, c’est un euphémisme. Attribuer des bons ou des mauvais points, comme elle le fait, en fonction du degré de proximité, ou d’éloignement en l’occurrence, avec le gentleman-censeur que fut Ted Hughes, pourtant coupable, de son propre aveu, d’avoir détruit le dernier volume des Journaux de sa femme, entre autres libertés prises avec l’éthique éditoriale, ne laisse pas d’interroger. Une chose est de refuser, courageusement, de hurler avec les loups et de suivre servilement la vox populi qui a condamné une fois pour toutes, et sans lui reconnaître la moindre circonstance atténuante, la prédation sexuelle et textuelle, une autre est de « chercher la femme » au motif de protéger ses enfants contre des dégâts prétendument collatéraux.

La biographie, ce serait la chasse à l’homme continuée par d’autres moyens.

Dieu merci, il arrive, et plus souvent qu’à son tour, que Malcolm se fasse l’avocate du diable – en l’occurrence de la diablesse. La force magnétique de Plath, la charge émotionnelle, mais aussi imaginaire, de ses écrits, finit par s’imposer à elle, comme la nuit confond la lumière du jour. « C’est nous qui ne sommes pas à la hauteur, qui refusons le pari qu’elle nous propose – imaginer l’inimaginable, décrypter le code des atrocités de Plath. »

On ne sait trop si l’aveu lui aura coûté. Toujours est-il qu’il apparaît à la hauteur d’une fairness, d’une quête de probité éthique constamment mise sous tension, sur le fil du rasoir. Malmené en de nombreux endroits, quand il arrive que Malcolm caresse ses lecteurs dans le sens du poil (mais c’est avant de moquer « leur équanimité de bovidés » !), ne serait-ce qu’en alimentant à son tour leur curiosité insatiablement morbide, son devoir d’équité s’abrite derrière quelques déclarations fracassantes et s’accommode, au passage, d’une bonne dose d’hypocrisie.

Ainsi donc, la biographie, ce serait la chasse à l’homme continuée par d’autres moyens. Moralement « indéfendable » serait son sacerdoce, et moralement condamnables ses « mobiles ». Au mieux, le biographe agirait en cambrioleur, au pire, c’est le goût du sang, l’attrait pervers de l’homicide, qui le motiveraient. Lancée à corps perdu dans la mêlée, Malcolm a beau jeu de critiquer les « pathologies lourdes » du journalisme et de la biographie que sont leur voyeurisme, leur rapacité sans borne exercée sur les vivants autant que sur les morts, comme Ted Hugues en faisait amèrement le reproche – elle croque à pleines dents ce pain-là. La Diane chasseresse est même la première à sonner l’hallali, à grands coups de fanfare.

Et si c’était l’inconscient de l’essayiste, hughesienne contrariée, qui rendait sa démarche tout à fait passionnante ?

Mais la jeunesse immortelle ne se laisse pas plus enfermer dans la tombe que dans le placard des lieux communs. Le cave se rebiffe. Outre qu’au contact de l’Europe sophistiquée et corrompue, l’innocence américaine se dénature, comme le notait déjà en son temps Henry James (abondamment glosé par Malcolm), la même aliénante grisaille anglaise, qui aura renforcé le sentiment d’exil enduré par la Bostonienne, agit, positivement cette fois, dans le sens d’un approfondissement de la personnalité. Ce dernier passe par la mise au rebut des habits « impeccables et frais » du moi américain par trop ingénu, et par la mise en œuvre, sans concession aucune, d’une ambition farouchement littéraire.

C’est donc profaner le génie que de lui opposer l’antipathie de la biographe, dérisoirement nulle et non avenue en la circonstance. C’est Jacqueline Rose, la dernière des biographes croisées par Malcolm, qui le formule avec toute la netteté requise : « Tel un enfant coincé, lors d’un divorce horrible, entre ses parents, le récit de la vie de Sylvia Plath, par elle comme par ceux qui la connaissaient, nous force à – nous interdit de – choisir un camp. Qui croire, comment savoir, où est la vérité dans toute cette affaire. Derrière l’intérêt personnel des protagonistes, il y a un drame sur les limites et l’échec de la connaissance des autres et de soi. On peut régler cela, comme dans un divorce, mais seulement en optant pour des formes de certitude fausses, préjudiciables, qui ont fait la réputation de ces règlements. »

Ambivalent double bind, dont Malcolm aura médité la relativité, faisant sienne, en dernière analyse, la réflexion d’une féministe structuraliste, résolument hostile à ses positions pro-Hughes. Et si c’était l’inconscient de l’essayiste, hughesienne contrariée, qui rendait sa démarche tout à fait passionnante ? Une part de ses biais lui échappe, et la dépasse, et c’est tant mieux. Ce quelque chose qui se livre « à l’insu de son plein gré » l’embarrasse autant qu’il la / nous ravit, à l’image de ce désarmant aveu : « avec elle (Plath), on ne sait pas sur quel pied danser ».

D’où ce récit à double fond, dont on prend toute la mesure quand on en découvre le côté obscur. Il se tient tapi dans le silence annoncé par le titre, et dont Freud diagnostiquait la proximité avec la mort. La « femme silencieuse » qu’est Plath ne répondit jamais aux accusations portées contre elle par Olwyn : lourd de menaces, ce silence l’apparentait à la Méduse et sa puissance de pétrification. Usant et abusant des références mythologiques (Olwyn est le Sphinx gardant l’entrée du sanctuaire où Hughes-Prométhée se fait dévorer le foie par les charognards), Malcolm, elle aussi, se laisse gagner par le silence. Ses préjugés tombent, son hostilité de principe rend peu à peu les armes. En se taisant, c’est l’accusée qu’elle fait parler par sa bouche.

Il faudrait, pour expliquer ce saisissant retournement de situation, emprunter à Giorgio Agamben ses considérations sur le génie. Au premier chapitre de Profanations (2005), le philosophe rappelle combien, depuis l’Antiquité, il importe de s’abandonner à son Genius, à ce qui, en nous, nous dépasse, nous excède. La panique, l’effroi ressentis devant la manifestation de ce qui vous a engendré, le désir de se laisser traverser par une force obscure jusqu’au point de « tomber en morceaux », définissent, peu ou prou, ce qu’auront été les derniers moments de la vie créatrice d’une Plath composant avec ce qui ne lui appartenait pas. À l’inverse, renoncer à son génie (« Va-t’en Ariel », écrit-il, sans avoir Plath en tête), s’en séparer pour revenir à la « vie purement humaine et terrestre », c’est se protéger – elle en aura été incapable.

À charge pour les témoins que nous sommes de définir la bonne distance, la juste « éthique du rapport au Génie », sachant que « face au Génie, il n’y a pas de grands hommes, tous sont également petits » (ce qui vaut aussi pour Hughes, soit dit en passant). Ne pas reconnaître le génie là où il se tient, c’est déchoir du rang le plus haut de l’être. D’autre part, le même Agamben semble cautionner le goût des lecteurs pour la curée médiatique, quand il affirme que « contempler la jouissance et la passion de l’autre constitue la première politique, l’émotion suprême ».

Tout se passe comme si les travaux comme ceux de Malcolm, parce qu’ils refusent la prudence, la componction et l’objectivité attendues des biographies officielles, et qu’ils ont le désir pour unique boussole, assumaient, contradictions comprises, de porter en notre nom « la relation avec le Genius que nous sommes incapables d’affronter seuls, notre délice secret et notre hautaine agonie. » À charge pour eux d’être en capacité de renverser la charge de la preuve. À sa manière, La Femme silencieuse est le récit révisionniste qu’on attendait avec une impatience non dissimulée ; infectieuse comme au premier jour, sa charge virale n’est pas près de baisser en intensité.

De fait, La femme silencieuse de Janet Malcolm se lit, en dernière analyse, comme le récit d’une nuit – « ses » mille et une nuits, plutôt – passée à faire les cent pas.

La traductrice, Jakuta Alikavazovic, n’est pas pour rien dans cet effet de souffle (blast). Multi-lauréate (Prix Goncourt du premier roman, pour Corps volatils, en 2007, Prix Médicis de l’essai en 2021), l’agrégée d’anglais et, surtout, la fille d’une poétesse bosniaque et d’un père monténégrin débarqués en France, s’est mesurée à la passion incendiaire de Janet Malcolm comme elle s’était frottée aux « monstres » que sont David Foster Wallace, Anna Burns, Ben Lerner. Dans le même esprit, l’écrivaine s’est récemment laissé enfermer toute une nuit au musée du Louvre, dans la section des Antiques, seule avec le fantôme de son père, pour en ramener un récit destiné à la collection « Ma Nuit au musée », des éditions Stock.

De fait, La femme silencieuse de Janet Malcolm se lit, en dernière analyse, comme le récit d’une nuit – « ses » mille et une nuits, plutôt – passée à faire les cent pas dans les salles austères du musée des « atrocités » plathiennes (« chaque femme adore un fasciste ») – et des horreurs hughesiennes, ajoutera-t-on, pour rétablir l’équilibre… Volontaire, l’enfermement, avec ses œillères, ses passages obligés, ses exigences, éthiques en particulier, aura agi comme un opérateur de vérité, l’amenant à ouvrir les yeux sur ce qu’elle ne voulait pas voir. Ce que démontrerait aisément, si besoin était, cet extrait du Journal de Plath. En l’incluant dans son « collage » de citations, se voulant plus ou moins à charge, on sent néanmoins Janet Malcolm fascinée par l’évidence, lui fût-elle mise sous le nez, d’un talent hors norme et à nul autre pareil. La diariste y évoque « l’illicite et sensuelle délectation » tirée du curetage de son nez – et la traductrice relève superbement le sordide défi : « Il y a tant de variations dans la sensation. Un auriculaire délicat, l’ongle pointu, peut avoir prise sur les mucosités séchées et écaillées qui sont logées dans la narine et les en retirer pour observation, minuscules croûtes, écrasées entre les doigts puis d’une pichenette lancée au sol. Ou bien l’index, plus lourd et déterminé, ira attraper et étaler pour l’extraire la goutte molle, entêtée et élastique, de morve à la teinte jaune verdâtre qui s’enroule en texture de gelée entre le pouce et l’index, pour pouvoir s’étaler ensuite sous un bureau ou une chaise (…) C’est une chose fascinante que de regarder avec un œil soudainement frais ses anciennes habitudes : voir soudain une luxuriante et pestilentielle “mer vert-de-morve” et frissonner sous le choc du ressouvenir. »

Luxuriance et pestilence, données à voir « avec un œil soudainement frais » : le tour de force stylistique et intellectuel est ici caractérisé, comme cela se dit d’une infraction ou d’un délit. Une biographie ne vaut rien si elle n’est pas conçue et considérée prioritairement comme « un des beaux-arts ». À l’instar de l’assassinat, écrivait (en 1854) un certain Thomas de Quincey…

Janet Malcom, “La Femme silencieuse” : Sylvia Plath et Ted Hughes, traduit de l’anglais par Jakuta Alikavazovic, Éditions du sous-sol, février 2023, 240 p.


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

Rayonnages

LivresLittérature