Société

Le temps des expulsions

Sociologue

Alors que la trêve hivernale prendra fin ce vendredi, la loi « antisquat » était examinée mercredi 29 mars 2023 à l’Assemblée nationale. Elle alourdit les sanctions à l’encontre des squatteurs et durcit les procédures d’expulsion en criminalisant les locataires en impayés de loyer restés dans leur logement à l’issue des délais prévus. Cette loi est l’expression d’une volonté d’accélérer les délogements, et ignore en cela que, dans ces procédures, le temps est l’atout de l’État.

L’attente est, dans les sociétés inégalitaires, l’« une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir, et le lien entre le temps et le pouvoir »[1]. C’est pour cette raison qu’elle constitue le socle de la critique ordinaire des institutions, dénoncées pour leurs retards et leur lenteur, en même temps qu’elle offre une rhétorique efficace – et inépuisable – à tous les entrepreneurs politiques de la « réforme de l’État ». Dernier exemple en date : la proposition de loi contre « l’occupation illicite des logements », adoptée en première lecture le 22 novembre 2022 par l’Assemblée nationale, qui vise à accélérer les procédures d’expulsion locative.

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Cette proposition législative alourdit les sanctions pénales contre les squatteurs de locaux vacants (qui encourront désormais trois ans de prison ferme) et modifie en profondeur les règles du contentieux des expulsions. Elle limite le pouvoir d’appréciation du juge civil et réduit le délai accordé aux locataires endettés pour rembourser leur dette. Ses promoteurs veulent également instaurer une peine de prison contre les familles qui, condamnées par le tribunal, ne quitteraient pas immédiatement les lieux après avoir reçu leur jugement d’expulsion. Cette mesure remet à l’ordre du jour ce que les siècles passés nommaient la « contrainte par corps », soit l’emprisonnement pour dette civile et commerciale, abrogé en France en 1867. À toutes les étapes du débat au Parlement, un même argument est avancé par les députés à l’initiative du texte : la volonté de réduire les délais de procédure, afin de permettre aux propriétaires-bailleurs de récupérer plus rapidement leur capital immobilier, vidé de leurs occupants impécunieux.

Il est vrai qu’en France mettre des familles à la rue prend du temps : des mois, parfois des années. Le temps de fixer une date d’audience, puis de solliciter et de faire intervenir la force publique contre les individus qui ne quittent pas les lieux après leur condamnation judiciaire. Mais cette


[1] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, « Points Seuil », Paris, 2003 [1997], p. 328.

[2] Camille François, De gré et de force. Comment l’Etat expulse les pauvres, La Découverte, « L’envers des faits », Paris, 2023, p. 84-91, p.120 et p.136-142.

[3] Ces « patients de l’Etat » dont parle Javier Auyero, Patients of the State. The Politics of Waiting in Argentina, Duke University Press, Durham, 2012.

[4] D’après le Répertoire civil général du Ministère de la justice, sur 156 400 affaires d’expulsions intentées en 2019, 145 300 avait pour motif une dette de loyers ou un défaut d’assurance (soit 93%).

[5] Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Éditions Métailié, « Leçons De Choses », 2020 ; Jean-Claude Chamboredon, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet », Revue française de sociologie, 1971, 12-3. pp. 335-377.

[6] Ana Perrin-Heredia, « Faire les comptes : normes comptables, normes sociales », Genèses, vol. 84, n° 3, 2011, p. 69-92.

[7] Ana Perrin-Heredia, Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires. Ethnographie économique d’une « zone urbaine sensible », Thèse de sociologie, Université de Reims Champagne-Ardenne, 2010, p. 326.

[8] Gérard Noiriel (dir.), L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Belin, Paris, 2007.

[9] Catherine Bonvalet. « Sociologie de la famille, sociologie du logement : un lien à redéfinir », Sociétés contemporaines, vol. 25, no. 1, 1997, pp. 25-44.

[10] Matthew Desmond, Avis d’expulsion. Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, Lux Éditeur, Montréal, 2019.

[11] Desmond King et Robert C. Lieberman. « L’État aux États-Unis : nouvelles perspectives de politique comparée Pour en finir avec le mythe de l’État « faible » », Revue française de sociologie, vol. 52, no. 3, 2011, pp. 481-507.

[12] Christian Topalov, Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Presses nationales de la Fondation de sciences politiques, Paris, 1987.

Camille François

Sociologue, Maître de conférences en sociologie à l'Université Paris-1 Panthéon Sorbonne

Rayonnages

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Notes

[1] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, « Points Seuil », Paris, 2003 [1997], p. 328.

[2] Camille François, De gré et de force. Comment l’Etat expulse les pauvres, La Découverte, « L’envers des faits », Paris, 2023, p. 84-91, p.120 et p.136-142.

[3] Ces « patients de l’Etat » dont parle Javier Auyero, Patients of the State. The Politics of Waiting in Argentina, Duke University Press, Durham, 2012.

[4] D’après le Répertoire civil général du Ministère de la justice, sur 156 400 affaires d’expulsions intentées en 2019, 145 300 avait pour motif une dette de loyers ou un défaut d’assurance (soit 93%).

[5] Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Éditions Métailié, « Leçons De Choses », 2020 ; Jean-Claude Chamboredon, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet », Revue française de sociologie, 1971, 12-3. pp. 335-377.

[6] Ana Perrin-Heredia, « Faire les comptes : normes comptables, normes sociales », Genèses, vol. 84, n° 3, 2011, p. 69-92.

[7] Ana Perrin-Heredia, Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires. Ethnographie économique d’une « zone urbaine sensible », Thèse de sociologie, Université de Reims Champagne-Ardenne, 2010, p. 326.

[8] Gérard Noiriel (dir.), L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Belin, Paris, 2007.

[9] Catherine Bonvalet. « Sociologie de la famille, sociologie du logement : un lien à redéfinir », Sociétés contemporaines, vol. 25, no. 1, 1997, pp. 25-44.

[10] Matthew Desmond, Avis d’expulsion. Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, Lux Éditeur, Montréal, 2019.

[11] Desmond King et Robert C. Lieberman. « L’État aux États-Unis : nouvelles perspectives de politique comparée Pour en finir avec le mythe de l’État « faible » », Revue française de sociologie, vol. 52, no. 3, 2011, pp. 481-507.

[12] Christian Topalov, Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Presses nationales de la Fondation de sciences politiques, Paris, 1987.