Politique

L’écologie politique face à de nouveaux fronts

Politiste

L’écologie politique comme doctrine politique a connu de multiples évolutions, qui ont été à chaque fois l’occasion de tester des stratégies militantes pour se distinguer et exister dans l’espace politique. Au cœur du programme de (re)fondation des nouveaux Écologistes, désormais emmenés par Marine Tondelier, l’écologie politique a comme ambition de concilier le projet de l’émancipation des individus avec les limites planétaires qui ne sont, aujourd’hui, plus une option.

Malgré sa relative jeunesse, l’écologie politique comme doctrine politique a connu de multiples périodes qui ont été à chaque fois l’occasion de tester des stratégies militantes pour se distinguer et exister dans l’espace politique[1]. Les premières années de son émergence sont celles d’un bouillonnement intellectuel et militant sans commune mesure depuis.

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Dans son expression politique, elle critique le productivisme (davantage celui du capitalisme, mais sans oublier le marxisme soviétique), l’étatisme (autour notamment de la dérive autoritaire des choix technologiques, comme le nucléaire civil), le militarisme (avec comme point d’orgue, la bombe nucléaire). Elle affirme l’autonomie de l’individu, libéré de l’emprise des institutions, de la famille, de la nation. Elle valorise les expérimentations alternatives, salue toutes les initiatives de libération, des femmes, des homosexuels, des pays du Sud… L’émancipation ne doit pas être une simple intention : elle doit se réaliser dans la possibilité de chacun de se doter d’une réelle autonomie. L’offre politique des écologistes témoigne de cette pluralité de sources : bâtir un discours critique à l’égard de la société productiviste, sans renoncer aux ressources des théories de la domination, concilier l’autonomie des acteurs tout en ne renonçant pas à s’appuyer sur des mouvements collectifs forts.

Les militants écolos refusent les organisations politiques pendant plus de 10 ans, préférant articuler l’action politique avec la prolifération joyeuse et désordonnée des mouvements sociaux. Mais l’urgence à agir est une évidence : « l’utopie ou la mort », comme l’exprime sans nuance René Dumont en 1973[2]. Si nous ne modifions pas radicalement notre rapport à l’économie, l’éducation, la consommation, l’égalité… nous irons droit dans le mur. On est pourtant encore dans l’hypothèse : « si nous ne faisons rien ». Il reste encore du temps pour agir, pour modifier profondément les rapports de production, du travail, bref, le sens du bonheur, moins matériel et plus relationnel.

Avec la construction d’un parti politique (Les Verts) dans le milieu des années 1980, l’autonomie politique s’affirme. Antoine Waechter élabore un projet de transformation culturel de la société qui commence par affirmer que Les Verts ne sont ni de droite ni de gauche. Car eux seuls portent un projet de transformation de la société à la hauteur d’une crise écologique qui s’affirme toujours plus réelle dans ces années-là. Revirement de stratégie dans les années 1990 : l’écologie politique est désormais une composante de la gauche plurielle, et les enjeux sociaux prennent le pas sur le discours écologiste alarmiste. Les Verts accèdent à des postes de responsabilités ministériels pour la première fois de leur histoire. Mais la culture des institutions ne s’improvise pas, et faute de disposer d’un socle électoral suffisant, Les Verts peinent à peser sur les orientations politiques. Le tournant des années 2000 voit l’évolution sociale-démocrate de l’écologie se poursuivre. On tente de trouver un équilibre entre les forces mouvementistes qui continuent à alimenter les rangs militants et le fonctionnement d’un parti à la recherche permanente de sa légitimité électorale.

En 2010, la création d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) témoigne de cette tentative de fusionner différents segments de l’écologie politique : un pôle réformiste, européen, souhaitant concilier, en même temps, les préoccupations sociales et l’accentuation de la crise écologique. Cette nouvelle transformation statutaire souhaite pouvoir élaborer un équilibre entre les différentes options politiques qui animent les différents courants écolos (plus ou moins environnementalistes, plus ou moins écosocialistes, etc.). Plus de dix ans après, EELV tente à nouveau de se réinventer[3].

Sous l’impulsion de sa nouvelle secrétaire nationale, Marine Tondelier, élue en décembre 2022, le parti se dote d’un nouveau nom (Les Écologistes), lance une vaste procédure de concertation populaire, et s’interroge à nouveau sur ses fondamentaux théoriques.

Le congrès fédéral de Rungis de décembre 2022 s’est achevé sur le projet de « refonder pour créer un grand mouvement de l’écologie, ouvert et inclusif », qui devra prendre appuis sur « million de sympathisants à la fin de ce mandat ». Le lancement de ce processus a lieu en février 2023. On souhaite créer les fondements d’une « écologie fédératrice et indivisible ».  Avec ce nom au pluriel (Les Écologistes), on tient à souligner la multiplicité des manières d’être écologistes, sans hiérarchie (ce que renforce le slogan de la consultation « Venez comme vous êtes »). Bien sûr, on comprend tout l’intérêt stratégique de cette campagne, afin de constituer les bases d’une écologie populaire qui dépasserait les réseaux traditionnels des militants et élargirait les bases électorales du parti, au-delà des CSP+, plus diplômés, plutôt urbaines. Mais ce dispositif ne minimise-t-il pas le contenu programmatique du parti lui-même ? Si chacun vient comme il est, quelle est la voix spécifique du parti lui-même ? Comment présente-t-il ses propres orientations théoriques ?

En effet, au-delà de ce nécessaire élargissement militant, Les Écologistes doivent pour autant clarifier leurs stratégies face à différents fronts, qui constituent autant de combat à mener, afin de renforcer leur identité politique et s’affirmer comme une force politique indispensable face aux crises écologiques et sociales qui s’installent durablement.

L’autonomie dans l’alliance

On doit reconnaître l’efficacité électorale des alliances, qui permettent au parti Vert d’obtenir des élus au Parlement (de la Gauche plurielle des années 1990 à la Nupes). Mais dans le même temps, ces accords se réalisent à partir d’une conciliation des objectifs, et implicitement, c’est toujours une forme de reconnaissance de la hiérarchie des forces au sein de cette coalition. Au sein d’une coalition les voix portent inégalement, surtout si certaines des composantes disposent d’un cadre théorique plus stabilisé, plus en phase avec les questions qui dominent le champ politique, comme les injustices sociales. Comment dès lors exister dans cette coalition ? Et plus encore, comment écologiser l’offre des partenaires ? Même si La France Insoumise et le Parti socialiste ont procédé à une incorporation des questions écologiques dans leur programme, peut-on pour autant parler d’une écologisation profonde de leurs options ?

En ce sens, on a davantage affaire à une « environnementalisation », c’est-à-dire à une reconnaissance de l’importance de certaines préoccupations environnementales dès lors qu’elles portent atteinte au bien-être des populations, surtout les plus dominées[4].

Mais s’agit-il jusqu’à procéder à une évolution de la finalité des questions de justice ? S’agit-il de considérer que la fin du monde prime sur la fin du mois ? On le voit, les débats autour de la défense du pouvoir d’achat, ou de la souveraineté énergétique de la France, ou bien encore sur l’amplitude des politiques de sobriété, sont des marqueurs importants de la profondeur de l’écologisation des partis de progrès.

L’autonomie programmatique à affirmer

Dans son projet politique, l’écologie politique procède à un dévoilement des limites des théories libérales comme marxistes, en montrant combien ces propositions sont entachées de biais idéologiques implicites, principalement par cette éviction de la matérialité, c’est-à-dire des limites de la nature (stocks, ressources, espèces, sols…). Ainsi, la priorité accordée à la lecture économique du monde fait la part belle à la production, la propriété, l’échange, la primauté des rapports de classes… à partir d’un monde naturel considéré comme illimité, compensable, façonnable, mais aussi muet et sans autonomie et finalement constamment assujetti aux desseins des hommes. Mais à force de conciliation stratégique, et parfois même d’une absence de cohérence programmatique (on pense à la période Duflot-Placé), Les Verts peinent à maintenir cette offre idéologique autonome.

Cette contrainte est encore accentuée par la nécessité de répondre aux injonctions des pratiques électoralistes, qui invitent à la présentation d’options clairement identifiées, adaptées aux attentes conjoncturelles. Cette « tradition contradictoire  – pour reprendre l’expression du sociologue Michael Pollak – permet de maintenir une vision pluraliste des références et ainsi d’offrir une vision plurielle de l’écologie politique. Celle-ci évite l’enfermement idéologique du parti et conserve l’autonomie des adhérents. Pourtant, le cœur du projet de l’écologie politique a comme ambition de concilier le projet de l’émancipation des individus avec les limites planétaires[5].

Front contre Front

Marine Tondelier affirme une position constante contre l’extrême droite. Ce combat, central dans nos démocraties, traduit la priorité que l’écologie politique accorde à chaque être humain. Cette pensée politique refuse l’enfermement du « eux/nous » dans laquelle prospère l’extrême droite. Cette opposition ne peut que produire de la violence : une fois que l’autre est réduit à certaines caractéristiques, limité dans ses droits, il est alors possible de le nier en tant que sujet autonome. Les Écologistes ne doivent pas sous-estimer la capacité de de l’extrême droite à réussir l’ « environnementalisation » de son discours : une écologie patriote tout à fait compatible avec le refus de l’autre, alliant la défense de l’identité patrimoniale avec les effets de la crise écologique mondialisée. Sans oublier la possible constitution d’une offre purement écofasciste, associant l’autorité et l’écologie au nom de la sauvegarde de l’identité nationale[6].

Au contraire, en réaffirmant l’égalité comme principe central de la reconnaissance de chacun, faire front contre l’extrême droite est une manière de réaffirmer la commune situation des tous les hommes, confronté aux inégalités et aux menaces nucléaires. L’écologie politique propose au contraire de substituer cet affrontement stérile (eux/nous) au profit de mode d’action inclusif (tous contre les menaces communes, qu’elles soient sociales ou écologiques).

Faire front ensemble

L’écologie politique ne s’incarne pas dans la seule voix officielle du parti. Félix Guattari[7] a, sur un plan théorique, insisté sur l’importance de construire l’écologie à partir d’une volonté de cohérence, ancrée sur des pratiques effectives. L’objectif est de revenir à un individu concret, sensible, ancré dans son expérience de vie. Celle-ci se construit aussi à partir de sa relation au monde, de cette nature que l’individu abstrait, désincarné, universel de l’homo œconomicus avait tenté de construire. C’est pourquoi il importe de prendre en considération, défendre, soutenir toutes ces multiples expériences de transition écologique qui innovent en dehors d’arène politique. Cette dimension relationnelle est décisive dans le projet politique de l’écologie : elle s’exprime à travers la recherche de nouveaux liens aux autres et au monde. L’écologie politique est donc une tentative pour pouvoir construire une régulation et une interaction pacifiée entre les hommes et avec le monde. Et le passage en politique exprime cette volonté de trouver des principes régulateurs plus respectueux de cette autonomie.

En cela, il s’agit bel et bien d’une revendication essentiellement démocratique, où chacun pourra trouver les conditions de sa reconnaissance et de son épanouissement. Mais il n’est pas évident pour ce parti de se doter de modes de fonctionnement qui permettent de se relier à ces multiples expériences. Car de leur côté, les expérimentateurs n’ont pas forcément envie de s’associer à cet acteur, qui serait trop compromis dans la négociation institutionnelle. La radicalité (celle de l’action, pas de la parole médiatique) n’est pas souvent du côté du parti Vert, mais elle est lui indispensable pour promouvoir des transformations écologiques[8].

Incontournables fronts écologiques

Enfin, et c’est là encore une question centrale pour l’écologie politique, comment concilier le projet démocratique avec les conséquences déjà présentes des crises écologiques ? À son origine dans les années 1970, l’écologie politique prophétisait l’irruption des crises écologiques dans le tournant des années 2020-2030. Il restait un demi-siècle pour agir afin d’éviter les pires. Désormais, nous sommes immergés dans ces crises écologiques, qui s’enchaînent les unes aux autres, accentuant les crises sociales, perturbant de plein fouet les choix techniques (nucléaire, chimique, énergétique…). Elle a pourtant délaissé cette perspective alarmiste, au nom d’un certain réalisme de gestion. Mais l’accentuation de ces crises peut-elle continuer à être minimisée ?

Au contraire, la responsabilité politique de l’écologie partisane est justement d’assumer ses propres ressorts théoriques qui peuvent permettre de comprendre l’ampleur de ces crises et de proposer des solutions pour s’y adapter. Depuis leurs premières campagnes électorales, les écologistes proposent des bifurcations structurelles de nos sociétés : renoncer à l’imaginaire de l’abondance dématérialisée alors qu’elle ne cesse de détruire nos écosystèmes, accentuer l’extractivisme et les politiques de domination qui les accompagnent. Renoncer à un imaginaire du solutionnisme technique (comme l’énergie nucléaire) pour produire des low tech qui renforcent le choix des individus. Construire une liberté conciliable avec l’autonomie des non humains[9] et lutter prioritairement contre l’effondrement du vivant. Faire face pacifiquement à la montée des tensions sociales, nées bien souvent des conséquences irréversibles de la dégradation du système terre. Gérer les conséquences des menaces techniques mises en place par le passé (et au premier titre, la bombe nucléaire)[10]. Et la liste ne s’arrête malheureusement pas là.

L’écologie politique se trouve plus que jamais confrontée à la pertinence de ses propres diagnostics. Marine Tondelier semble vouloir s’attacher à faire face à ces fronts. Son discours d’intronisation est intitulé « Le Vivant ou les Cendres ». Comme un lointain écho aux accents alarmistes de Dumont. Mais cinquante ans plus tard. Et la marge de manœuvre de l’écologie politique s’est réduite. Il lui faudra redoubler d’imagination.

NDLR : Bruno Villalba a récemment publié L’écologie politique en France aux éditions La Découverte


[1] B. Villalba, L’écologie politique en France, La Découverte, coll. Repères, 2022.

[2] R. Dumont., L’Utopie ou la mort !, Points, « Points/Terre », 2020 [1973]

[3] En novembre 2022, les adhérents d’Europe Écologie-Les Verts ont adopté à 63,23 %, la motion intitulée « Nous ouvrir pour nous reconstruire » (5 625 votants sur un corps électoral de 12 648 adhérents, soit une participation de 44,24 %). Elle proposait l’organisation d’une convention de la refondation (été 2023) qui posera les bases d’une nouvelle organisation militante, et qui se nommera Les Écologistes. La nouvelle secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier a annoncé la création des « états généraux » pour créer, en 150 jours, une coalition écologiste dirigée par un comité de pilotage composé pour moitié de responsables politiques et pour moitié de personnalités de la société civile. Elle ambitionne un million de sympathisants d’ici à 2027 et une liste autonome aux européennes de 2024. Cette transformation se présente comme « démocratique, ouverte et participative ». De février à mai 2022, une « phase d’écoute » sera mise en place (plusieurs centaines de réunions un peu partout dans le pays, ainsi qu’une grande enquête en ligne et des cahiers de doléances). Une conférence citoyenne formée de membres tirés au sort parmi tous ceux ayant participé à la première étape constituera la deuxième phase. Enfin, à la fin du mois de juin, le parti organisera une grande convention de refondation.

[4] A. Dobson, Green Political Thought, Londres/New York, Routledge, 2007 [1990].

[5] T. Morton, La Pensée écologique, Zulma, 2019.

[6] A. Dubiau Antoine, Écofascismes, Caen, Grevis, 2022.

[7] F. Guattari, Les Trois Écologies, Galilée, 1989.

[8] J. Bendell, Adaptation radicale. Effondrement : comprendre, ressentir, agir, Les liens qui libèrent, 2020.

[9] C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021.

[10] Afeissa S.-H., La Fin du monde et de l’humanité. Essai sur la généalogie du discours écologique, PUF, « L’écologie en question », 2014.

Bruno Villalba

Politiste, Professeur de science politique à AgroParisTech et membre du laboratoire Printemps

Notes

[1] B. Villalba, L’écologie politique en France, La Découverte, coll. Repères, 2022.

[2] R. Dumont., L’Utopie ou la mort !, Points, « Points/Terre », 2020 [1973]

[3] En novembre 2022, les adhérents d’Europe Écologie-Les Verts ont adopté à 63,23 %, la motion intitulée « Nous ouvrir pour nous reconstruire » (5 625 votants sur un corps électoral de 12 648 adhérents, soit une participation de 44,24 %). Elle proposait l’organisation d’une convention de la refondation (été 2023) qui posera les bases d’une nouvelle organisation militante, et qui se nommera Les Écologistes. La nouvelle secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier a annoncé la création des « états généraux » pour créer, en 150 jours, une coalition écologiste dirigée par un comité de pilotage composé pour moitié de responsables politiques et pour moitié de personnalités de la société civile. Elle ambitionne un million de sympathisants d’ici à 2027 et une liste autonome aux européennes de 2024. Cette transformation se présente comme « démocratique, ouverte et participative ». De février à mai 2022, une « phase d’écoute » sera mise en place (plusieurs centaines de réunions un peu partout dans le pays, ainsi qu’une grande enquête en ligne et des cahiers de doléances). Une conférence citoyenne formée de membres tirés au sort parmi tous ceux ayant participé à la première étape constituera la deuxième phase. Enfin, à la fin du mois de juin, le parti organisera une grande convention de refondation.

[4] A. Dobson, Green Political Thought, Londres/New York, Routledge, 2007 [1990].

[5] T. Morton, La Pensée écologique, Zulma, 2019.

[6] A. Dubiau Antoine, Écofascismes, Caen, Grevis, 2022.

[7] F. Guattari, Les Trois Écologies, Galilée, 1989.

[8] J. Bendell, Adaptation radicale. Effondrement : comprendre, ressentir, agir, Les liens qui libèrent, 2020.

[9] C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021.

[10] Afeissa S.-H., La Fin du monde et de l’humanité. Essai sur la généalogie du discours écologique, PUF, « L’écologie en question », 2014.