Politique

L’improbable « gramscisme de droite »

Historien

Depuis la victoire de la gauche en 1981, certains à droite ont commencé à énoncer l’idée que leur revanche politique devait d’abord se traduire par une victoire au plan des idées, allant jusqu’à citer un auteur qu’ils n’avaient en général pas lu : Antonio Gramsci. D’où l’idée fallacieuse depuis lors qu’existerait un « gramscisme de droite ». Retour sur ces mythes, simplifications et autres falsifications.

Antonio Gramsci, dont on ne cite que quelques formules tirées de leur contexte d’énonciation, est souvent présenté comme « l’inventeur de l’hégémonie culturelle ». Contre les mythes, contre les simplifications, voire les falsifications, nous venons de publier avec Romain Descendre, L’Œuvre-vie d’Antonio Gramsci[1].

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Parmi les mythes et les falsifications, il y a, se réclamant de lui, des adversaires déclarés des aspirations d’un homme qui a toujours lutté pour l’émancipation des subalternes, pensé le national en lien avec une conception internationaliste et désiré un communisme synonyme d’égalité et de démocratie. J’entends rendre compte ici du sens de cette appropriation, car il est à chercher dans le néo-fascisme radical du groupe Ordine nuovo et de son principal représentant, l’italien Pino Rauti, en lien avec l’inventeur français du « gramscisme de droite », Alain de Benoist.

Il est indispensable de rappeler à grands traits les principales étapes de la diffusion française du « gramscisme de droite ». Le moment programmatique est le colloque tenu à Versailles, le 29 novembre 1981, par le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne créé en 1968), intitulé « Pour un “gramscisme de droite” », dont les actes ont été publiés en avril 1982. Il s’agit clairement de définir une stratégie de reconquête après la victoire de François Mitterrand en mai 1981. Les textes des intervenants font allusion à Gramsci sans le citer ni entrer dans une quelconque analyse. « Pour nous – énonce d’emblée Michel Wayoff qui ouvre le colloque, être “gramscistes”, c’est reconnaître l’importance de la théorie du “pouvoir culturel” : il ne s’agit pas de préparer l’accession au pouvoir d’un parti politique, mais de transformer les mentalités pour promouvoir un nouveau système de valeurs, dont la traduction politique n’est aucunement de notre ressort. »

Pierre Vial, dans une intervention consacrée aux intellectuels, ne cite pas Gramsci mais Alain de Benoist : « faire référence au “gramscisme” pour définir notre action, c’est d’abord et avant tout reprendre à notre compte, et essayer d’incarner, la définition que donne Gramsci des “intellectuels organiques” ». En utilisant cette expression – ajoute Vial – Gramsci « assigne aux intellectuels un rôle précis. Il leur demande de gagner la guerre culturelle ». Alain de Benoist explicite : « Citant Gramsci, nous n’avons cessé de dire que dans les sociétés développées, la conquête du pouvoir politique passe par celle du pouvoir culturel ».

Le colloque de 1981 fait donc référence exclusivement aux travaux antérieurs d’Alain de Benoist[2]. En fait, son second texte reprend in extenso le premier en le complétant un peu. Le seul « gramscien de droite » qui ait lu un peu Gramsci a en tout et pour tout écrit un peu moins de dix pages sur son œuvre. D’ailleurs, il le dit lui-même avec franchise dans l’entretien qu’il donne à Anthony Crézégut[3]. « Je ne suis pas du tout un spécialiste de Gramsci. » Quant à ses amis, il rapporte que la plupart se disaient « Il faut faire du “gramscisme”, on doit être gramsciens, mais ils n’avaient pas lu Gramsci à vrai dire, même pas une ligne ». Il poursuit avec la même franchise : « Dans le Figaro magazine, j’ai essayé de développer ce thème-là – c’est au moment du colloque sur le GRECE – ce gramscisme de droite, c’était dire aux gens : vous êtes des cons, vous n’avez pas d’idées, vous ne répondez pas à l’hégémonie de la gauche. Tout cela est resté lettre morte. »

Mais il y a des cheminements souterrains, sinon des idées du moins des mots et des formules. C’est en 2007 que Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen se revendiquent gramsciens, à quelques jours de distance. Nicolas Sarkozy déclare au Figaro, le 17 avril 2007, « au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là ». « Les bras m’en tombent » dit en 2016 Alain de Benoist à Anthony Crézégut, en suggérant l’influence de quelques conseillers, et il laisse entendre qu’il pourrait s’agir de Patrick Buisson (« Je ne sais pas s’il a lu Gramsci, il en a une connaissance qui n’est pas trop superficielle. ») Jean-Marie Le Pen, lors de son discours du 1er mai 2007, évoque aussi Gramsci (qu’il prononce Gramsqui…) : « c’est l’écrivain communiste italien Gramsqui [sic] qui écrit : les victoires idéologiques précèdent les victoires électorales »[4].

La fille, puis la petite-fille de Jean-Marie Le Pen, vont s’inscrire dans ce sillage. En janvier 2015, une journaliste du Point rapporte en ces termes un entretien avec Marine Le Pen : « Huit mois après sa victoire aux élections européennes […] le FN rêve de gagner par K.-O. la bataille des idées. Marine Le Pen l’assure au Point.fr : “ […] Notre victoire idéologique doit se transformer en victoire politique ! ” La patronne du FN estime que la prise du pouvoir idéologique et culturel précède la prise du pouvoir politique. Et en ce début d’année, elle est convaincue que “l’hégémonie culturelle de la gauche” touche à sa fin et que sa conquête du pouvoir est proche » (Ségolène de Larquier, « Marine le Pen crie à la victoire idéologique »[5]). Quant à Marion Maréchal-Le Pen, au moment où elle annonce la fondation de son académie de sciences politiques, elle estime qu’il faut « appliquer ses leçons », notamment sur sa théorie de la bataille de l’hégémonie culturelle en préalable de la victoire politique.

Terminons cette liste non-exhaustive de lecteurs et lectrices « assidues » (ou pas) de Gramsci par un cas plaisant mais qui dit la vérité de ce prétendu « gramscisme de droite ». Philippe Ballard, candidat du RN (élu depuis député de l’Oise, le 19 juin 2022) s’exprime aux Grandes gueules, sur RMC, le 10 mai 2021 : « vous connaissez Ramzy, c’est ce… marxiste d’ailleurs… philosophe italien, du XXe, qui dit “avant de gagner la bataille politique, il faut gagner la bataille culturelle”, je pense que la bataille culturelle nous l’avons gagnée… ». Le « Gramsqui » de Jean-Marie Le Pen était déjà un indice : ils n’ont pas lu une seule ligne de Gramsci, ni peut être même d’Alain de Benoist, mais ils savent qu’il faut (au moins tenter de !) dire ce nom qui leur sert à prouver qu’ils sont en train de gagner la bataille des idées. Mais au fait comment Alain de Benoist en était-il venu à penser que Gramsci était un bon client ?

Dans l’entretien de 2016 avec Crézégut, de Benoist est assez allusif sur ce moment de découverte : « J’ai très vite entendu parler de Gramsci, dans les mois et les années qui ont précédé 68, avec la querelle des Italiens [allusion au bureau dit « italien » de l’UEC, favorable aux thèses du Parti communiste italien], j’ai croisé Gramsci, j’ai commencé à le lire, pas de manière intense, ce qui me tombait sous la main. ». Une découverte purement française, un peu au hasard, à un moment où il essayait de se faire aussi une culture de gauche, après avoir, vers 16-17 ans, milité dans un groupe d’extrême droite… La mémoire joue parfois des tours. Heureusement il y a des historiens et historiennes qui, lisant les textes plus anciens et les archives judiciaires, peuvent la rafraîchir. En l’occurrence c’est la thèse devenue livre de l’historienne Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984), qui va nous être particulièrement utile[6]. Pendant une période qui dépasse nettement l’adolescence de celui qui se faisait alors nommer Fabrice Laroche, ce dernier joue un rôle de passeur transnational entre l’extrême droite française et les néo-fascistes (parfois fascistes tout court) italiens.

Alain de Benoist appelle les nationalistes européens à lutter pour créer ensemble une Europe révolutionnaire qui soit « le rempart politique de l’Occident ».

Dans les années 1960, Alain de Benoist milite au sein de la Fédération des étudiants nationalistes, fondée au printemps 1960, et assure le secrétariat de la rédaction des Cahiers universitaires sous le pseudonyme de Fabrice Laroche. En 1963, il participe à la création d’Europe-Action qui rassemble des militants issus de Jeune Nation, de la Fédération des étudiants nationalistes et d’anciens activistes OAS. C’est à ce moment-là qu’on a le premier indice de ses liens avec l’Italie et les néo-fascistes italiens. Dès la fin de l’année 1963, Fabrice Laroche publie dans les colonnes d’Europe-Action un long article sur le Mouvement social italien (MSI), le parti d’extrême droite se réclamant ouvertement du fascisme, en particulier de la période de la République sociale italienne (République de Salò, septembre 1943 – avril 1945).

Dans cet article, Fabrice Laroche fait preuve d’une connaissance approfondie du parti néo-fasciste italien[7]. Le MSI est, pour lui, le parti « le plus important de tous ceux qui se considèrent héritiers d’une politique écrasée en 1945, mais aussi l’un des plus mal connus d’Europe. » Il présente les deux âmes idéologiques du néo-fascisme, « les doctrinaires les plus sérieux qu’eut le fascisme », Giovanni Gentile et Julius Evola. Il critique la ligne de participation au système parlementaire des dirigeants du MSI et présente favorablement le groupe Ordine nuovo, qui « rassemble, sous l’autorité de Pino Rauti, tous les responsables de la tendance “evolienne” » et « se réclame d’une philosophie et d’une éthique politique européenne » avec « des positions nationalistes révolutionnaires ».

Après ce premier article de fond, Fabrice Laroche engage une collaboration directe avec Ordine nuovo[8]. Dès avril 1964, une note des renseignements italiens signale la collaboration active entre le Mouvement Ordine Nuovo de Pino Rauti et les groupes néofascistes français autour de la revue Europe-Action. Une autre note sans date (circa 1964) annonce que « le chef de la FEN, Fabrice Laroche, en accord avec les dirigeants d’Ordine Nuovo, a proposé la constitution d’un “Bureau européen d’études” dont devront faire exclusivement partie les représentants des groupes et des revues néo-fascistes “les plus sérieuses et les plus qualifiées” au niveau européen » [9].

En janvier-février 1965, Fabrice Laroche dresse dans Ordine nuovo un état des lieux du nationalisme en France qu’il inscrit dans une longue « filiation nationale » [10] : « la notion de “Nation armée”, le socialisme non marxiste des patriotes populaires de la “Commune” de Paris et de ses théoriciens – Georges Sorel, Proudhon, Blanqui – le patriotisme de Barrès d’abord et de Maurras ensuite, puis le nationalisme déjà plus révolutionnaire des grands mouvements entre les deux guerres mondiales, inspirés par Robert Brasillach et Pierre Drieu la Rochelle, puis après l’épuration antifasciste de 1945, la période “activiste” liée à la perte de l’Empire : Indochine et Algérie. C’est seulement au terme de ce cycle que nous nous présentons : héritiers et continuateurs dans le même temps »[11]

Il appelle les nationalistes européens à lutter pour créer ensemble une Europe révolutionnaire qui soit « le rempart politique de l’Occident ». Ses liens avec Ordine nuovo étant donc nettement établis, voyons ce que ce groupe a pu apporter à Fabrice Laroche et réciproquement. Disons-le d’emblée : l’apport est idéologique et tient en un binôme étonnant, Evola et Gramsci, avec un effet retour quand De Benoist (ex Fabrice Laroche) en appelle au « gramscisme de droite ».

Né en 1926, Pino Rauti, était un ancien combattant de la République sociale italienne. Il fonde en 1950 une revue dont le titre est tout un programme : Imperium. Il incite Julius Evola à écrire un texte qui puisse donner des « orientations » aux « hommes debout », fidèles à « l’esprit légionnaires » qui errent dans un « monde en ruines : Orientamenti ». En désaccord avec la ligne parlementariste et modérée de la direction du MSI, Pino Rauti organise en 1954 un groupe « spiritualiste », très lié à la pensée de Julius Evola. Dès lors le journal du groupe, Ordine nuovo. Mensile di politica rivoluzionaria s’occupe de politique et de culture, avec pour but la formation idéologique de militants plus que d’éventuels résultats électoraux. Bien entendu, le nom du journal s’inspire de « l’ordre nouveau européen » des nazis et de l’idée d’Ordre, bien présente dans les textes d’Evola. Mais c’est aussi une tentative de captation de Gramsci, puisqu’il reprend le nom de la « revue hebdomadaire de culture socialiste », Ordine nuovo, fondée à Turin, le 1er mai 1919 par Antonio Gramsci et ses jeunes camarades.

Il y a là plus qu’un clin d’œil dans cette récupération d’un titre qui pour un Italien de ces années-là renvoyait d’abord, sinon uniquement, à Gramsci et au communisme. La double référence à Evola et à Gramsci est pérenne dans les rangs des partisans de Rauti, surnommé le « Gramsci nero », ce dont il se disait orgueilleux. Pino Rauti lance, de 1977 à 1981, les « Campi Hobbit », réunions annuelles festives et politiques des jeunes du MSI où les deux références idéologiques sont précisément Evola et Gramsci. Il est d’ailleurs possible que cette revendication ouverte de « gramscisme » soit un effet retour des théorisations d’Alain de Benoist. Ce dernier déclare dans l’entretien de 2016 avec Crézégut que « Gramsci est sans doute sorti à la fin des années 1970 de [s]es préoccupations premières », mais Julius Evola semble lui être encore bien présent, puisque le 28 février 2020, sur la web télé d’Éléments, De Benoist se penche encore sur l’œuvre et la personnalité du philosophe « traditionnaliste ».

Que les gens de droite ou d’extrême droite veuillent se vêtir de la peau du lion, comme l’âne de la fable de La Fontaine, ne me pose pas de problème. Je n’ai pas écrit ce texte à leur intention. Je voudrais juste que les commentateurs qui ne sont pas d’extrême droite y pensent à deux fois avant de prendre pour réelle l’existence d’un « gramscisme de droite » ou de « gramsciens de droite ». Chaque fois qu’on le fait on leur permet de « se parer des plumes du paon » … et on se souviendra du poème d’Apollinaire.

NDLR : Romain Descendre  et Jean-Claude Zancarini ont récemment publié L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci, aux éditions La Découverte, 2023.


[1] Paris, La Découverte, avril 2023. Sur l’hégémonie, voir le chapitre 22, p. 409-435.

[2] Vu de droite, Copernic, 1977, p. 456-460 et Les Idées à l’endroit, chapitre « Le pouvoir culturel » Éditions libres-Hallier, 1979, p. 250-259.

[3] Anthony Crézégut, « Inventer Gramsci au XXe siècle », Institut d’études politiques de Paris – Sciences Po, 2020.

[4] Discours de Jean-Marie Le Pen, 1er mai 2007, diffusé sur BFM TV.

[5] Le Point, 30 janvier 2015.

[6] Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984), PUR, 2016.

[7] Fabrice Laroche, « Le MSI, des origines à nos jours », Europe-Action, n. 11, novembre 1963.

[8] Pauline Picco (op.cit.) s’appuie sur les archives italiennes recueillies à la Casa della memoria.

[9] Casa della Memoria, Dossier de procédure pénale n. 91/97 mod. 21.

[10] « Un’intervista con Laroche. Uomini e idee per la Nuova Europa », Ordine Nuovo, XI, 1-2, janvier-février 1965, p. 17-25.

[11] Ibid., p. 17.

Jean-Claude Zancarini

Historien, Professeur émérite d'études italiennes à l'ENS de Lyon

Notes

[1] Paris, La Découverte, avril 2023. Sur l’hégémonie, voir le chapitre 22, p. 409-435.

[2] Vu de droite, Copernic, 1977, p. 456-460 et Les Idées à l’endroit, chapitre « Le pouvoir culturel » Éditions libres-Hallier, 1979, p. 250-259.

[3] Anthony Crézégut, « Inventer Gramsci au XXe siècle », Institut d’études politiques de Paris – Sciences Po, 2020.

[4] Discours de Jean-Marie Le Pen, 1er mai 2007, diffusé sur BFM TV.

[5] Le Point, 30 janvier 2015.

[6] Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984), PUR, 2016.

[7] Fabrice Laroche, « Le MSI, des origines à nos jours », Europe-Action, n. 11, novembre 1963.

[8] Pauline Picco (op.cit.) s’appuie sur les archives italiennes recueillies à la Casa della memoria.

[9] Casa della Memoria, Dossier de procédure pénale n. 91/97 mod. 21.

[10] « Un’intervista con Laroche. Uomini e idee per la Nuova Europa », Ordine Nuovo, XI, 1-2, janvier-février 1965, p. 17-25.

[11] Ibid., p. 17.