Littérature

Partager le paysage – sur Villa Zamir d’Hélène Gaudy

Essayiste

Du rêve fou du banquier Albert Kahn de recueillir et sauver les images du monde, Hélène Gaudy part revisiter les lieux de l’enfance du richissime philanthrope français, tissant un réseau de correspondances entre ces vestiges et leurs habitants, entre l’architecture, l’image et le paysage. Sans aucune volonté de reproduire les clichés par les mots, Gaudy en fait un espace de projection : l’image est un seuil ouvrant sur d’autres paysages et d’autres temporalités, par quoi on explore les temps antérieurs et les vies enfuies.

Archives, documents, photographies : la littérature contemporaine s’écrit au contact de matériaux hétérogènes, comme l’a montré entre autres le deuxième volume de Devenirs du roman, très justement sous-titré « Écritures et matériaux ».

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Dans ce volume auquel a participé Hélène Gaudy, Emmanuel Pireyre s’en prenait aux datas, Philippe Vasset perturbait les cartographies, Olivia Rosenthal captait des voix, Philippe Artières exhumait des archives, etc. Hélène Gaudy pour sa part allait sur les lieux s’imprégner de leur atmosphère, rencontrer les habitants, consigner les échos de l’Histoire : c’est une écrivaine sensible au génie des lieux et aux sédiments de rumeurs qui s’y déposent, comme le montre une fois encore son récent livre Villa Zamir.

Ce beau livre paraît dans la toute récente collection « Fléchette » aux éditions sun/sun qui s’inscrit dans ce sillage documentaire de la littérature, en invitant à écrire au frottement des autochromes réalisés dans le cadre du projet des Archives de la Planète, dirigé par Albert Kahn au début du XXe siècle. Philippe Artières, Fanny Taillandier, Marie-Hélène Lafon et Hélène Gaudy ont été sollicités pour se saisir d’une ou de plusieurs de ses images parmi les milliers que les opérateurs du philanthrope et banquier Albert Kahn ont ramenés de l’ensemble du monde au moment où celui bascule dans la guerre et menace de sombrer, comme l’a montré le directeur de la collection, Adrien Genoudet, auteur d’un bel essai : L’Effervescence des images. Albert Kahn et la disparition du monde.

Si Hélène Gaudy se lance dans le projet et répond présente à l’appel, c’est que comme Baudelaire et Albert Kahn lui-même, elle a la passion des images. De sa formation en école d’art à sa pratique photographique dans Grands lieux, des films de propagandes décrits et interrogés dans Une île une forteresse aux photographies de Nils Strindberg retrouvées après la désastreuse expédition Andrée au pôle Nord dans Un monde sans rivage : l’œuvre d’Hélène Gaudy s’enfonce dans les images, interroge leurs lacunes, creuse leur hors-champ, pour y instituer le lieu même de l’écriture. De livre en livre, il ne s’agit de reproduire l’image, ni d’entrer en rivalité avec sa force d’évidence, mais d’en faire un espace de projection, une possibilité de creusement, pour essayer de s’immiscer dans les lieux et les temps qu’elle représente : l’image est un seuil ouvrant sur d’autres paysages et d’autres temporalités, par quoi on explore les temps antérieurs et les vies enfuies. Mais précisément, l’image est un seuil, c’est-à-dire aussi ce contre quoi l’on butte et où l’on revient en permanence pour essayer de s’y faufiler, ou même d’y faire effraction. 

Villa Zamir creuse précisément cet effet de seuil, parce qu’Hélène Gaudy a choisi la photographie représentant l’une des villas d’Albert Kahn sur le littoral de la Côte d’Azur : choisir cette photographie, c’est, à travers le lieu d’habitation de ce philanthrope, creuser le projet même des Archives de la planète, en travaillant la tension entre le riche banquier dans sa maison et les innombrables opérateurs partis à travers le monde rapporter des images des manières de faire les plus diverses. La villa d’Albert Kahn n’est pas sans faire songer à un musée : espace clos, mais qui rassemble et concentre à travers ces milliers d’autochromes le monde entier, qu’il capture et s’approprie même dans le souci de le donner à voir par la suite.

Hélène Gaudy ressaisit avec justesse les tensions mêmes du projet philanthropique : Albert Kahn est un banquier voulant archiver la planète pour la sauver tout en contribuant à la saccager par ses placements financiers.

Le jardin, concentré des paysages les plus divers, obéit à la même logique, donnant à voir au creux de la main ou dans le panorama du regard l’ensemble du monde. Ce lieu à l’écart, mais qui empoigne le monde en modèle réduit, est à penser sur le modèle des hétérotopies autrefois décrites par Michel Foucault dans un article resté célèbre, « Des espaces autres ». Albert Kahn rassemble le monde, mais dans un espace à part, retiré, caché, entouré de grilles, ceint de palmiers pour se retrancher du commun : Hélène Gaudy ressaisit avec justesse les tensions mêmes du projet philanthropique : Albert Kahn est un banquier voulant archiver la planète pour la sauver (« Le monde changeait. La destruction de certains modes de vie, de certains usages, semblait inéluctable. A.K. avait cette certitude, que l’image ne pouvait qu’ajourner. Il voulait sauver ce qu’on pouvait encore sauver. Il cherchait l’antidote à la disparition. ») tout en contribuant à la saccager par ses placements financiers, il veut donner en partage la connaissance du monde mais depuis un espace privilégié, interdit au regard.

De livre en livre, Hélène Gaudry tresse ensemble histoire sociale et histoire intime : dans Une île une forteresse, Drancy et Terezin, et dans Grands lieux, elle compose une « cartographie intime et collective ». Ce tressage, elle le poursuit dans Villa Zamir, quand elle constate que l’architecte qui a conçu la retraite secrète d’Albert Kahn est le même que celui qui a imaginé le bâtiment, divisé en appartements, dans lequel habitait le grand-père de l’écrivaine : Hans-Georg Tersling, qui a en quelque sorte modelé le paysage de la Rivieira. Cette proximité architecturale lui permet d’élaborer un portrait dédoublé mettant en tension le banquier philanthrope et la silhouette ordinaire du grand-père, de la villa retirée du millionnaire et du lieu démocratique de vacances où se déposent certains souvenirs d’enfance de l’écrivaine. Cette communauté de geste architectural est tout ensemble ce qui met en contact et tient à distance l’univers de l’écrivaine et celui d’Albert Kahn : « Mais tout a été fait pour que nos deux mondes ne se rencontrent jamais. L’image de la villa Zamir est le point de jonction, la fissure. Elle renferme quelque chose comme le contre-champ de l’enfance. »

Entre familiarité et étrangeté, à travers cette « note commune » du même architecte, le livre noue ensemble magnifiquement une des entreprises les plus ambitieuses de sauvegarde de la planète et la consignation ordinaire d’une mémoire familiale, les voyages à travers le monde et des souvenirs d’été. Hélène Gaudy traque entre retrouvailles et méconnaissance ce « souvenir qui ne serait pas tout à fait à nous » et le retrouve « au bout d’une longue chaîne d’échos » : les souvenirs familiers et familiaux se retrouvent déplacés, métamorphosés au sein même de la Villa Zamir. C’est bien là toute la force de ce livre resserré : montrer que si le geste d’Albert Kahn a été de séparer, de se mettre à l’écart dans une vie retirée et secrète, gardant pour lui une jouissance du paysage, la création littéraire quant à elle met en écho et en résonance les espaces, privilégiés et ordinaires.

Analogies, échos, palimpsestes : les gestes littéraires qui mettent en tension et qui superposent les espaces du monde sont à rebours du geste du banquier qui distingue, met à l’écart et font de la visiteuse une intruse qu’on empêche d’entrer dans la Villa et qu’on laisse sur le seuil : « Philanthropes ou pas, ce sont des hommes comme lui, comme A. K., qui perpétuent ce partage du paysage : garder les plus beaux morceaux et les ceindre de grilles, de portails. S’il offrait généreusement des fragments du monde, celui qu’il s’était construit n’en restait pas moins clos, invisible : A. K. non plus ne m’aurait pas laissée entrer. Ce double mouvement du dévoilement et du secret : exposer des répliques de ce qu’on garde pour soi, qu’il s’agisse du paysage ou du souvenir. »

La littérature offre un autre partage du paysage où les espaces circulent et se superposent, ou l’intime et l’historique se répondent : à rebours de toute clôture, le livre d’Hélène Gaudy dit, en sourdine mais fortement, le sentiment d’exclusion, d’imposture et de colère d’être laissé au seuil. Et tout le livre, par le creusement des images, par l’imagination permettant de se projeter à l’intérieur, par une photographie forant le trou de la serrure, cherche à faire effraction dans cet espace reclus et refusé. Cet autre partage du paysage, où la colère va de pair avec la générosité, est profondément un partage politique que dessine la littérature, comme l’envers des Archives de la planète : « Et puis, il y a eu un moment, là, devant la mer, où ma déception, ma colère, ont commencé à se transformer. Cette porte close contenait peut-être une autre forme d’autorisation […]. Gratter, fouiller, contourner les zones interdites. Écrire – entrer par effraction. »

Hélène Gaudy, Villa Zamir,  Éditions sun/sun, coll.  « Fléchette », décembre 2022, 80 pages.


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble