Société

De quoi la Ligue des droits de l’Homme est-elle le nom/non ?

Historien

Association politique mais non partisane, la Ligue des droits de l’Homme, scandaleusement attaquée ces dernières semaines par le gouvernement lui-même, n’a cessé depuis sa création en 1898 de défendre toutes les libertés et les droits économiques et sociaux. L’historien Emmanuel Naquet rappelle, exemples à l’appui, comment la LDH s’est toujours mise au service d’une certaine vision de l’État de droit et d’une République revivifiée, plus ouverte et plus juste, dans le cadre d’une démocratie politique et sociale.

Auditionné au Sénat le 6 avril 2023 sur l’action des forces de l’ordre lors du rassemblement citoyen du 25 mars contre la mise en place d’une méga-bassine à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres, manifestation finalement interdite, le ministre de l’Intérieur est interpellé par le sénateur LR du Tarn-et-Garonne, François Bonhomme, ému du rôle joué par la Ligue des droits de l’Homme (LDH). « La Ligue des droits de l’Homme est financée sur fonds publics. Il faut cesser de financer des associations qui mettent en cause gravement l’État […]. Ces associations n’ont rien à voir avec l’État de droit, quoiqu’elles en disent », estime le sénateur. Ce à quoi Gérald Darmanin répond : « Effectivement, ça mérite d’être regardé. »

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Interpellée dans la même Haute-Assemblée quelques jours plus tard, le 12 avril, à l’occasion des questions au gouvernement, la Première ministre, Élisabeth Borne, déclare connaître l’histoire de « cette grande association », jugeant que « pendant longtemps, l’histoire de l’émancipation républicaine et celle de la LDH se sont mêlées. L’universalisme était un terreau commun ».

Mais l’ancienne conseillère des socialistes Lionel Jospin et Jack Lang, avant de devenir directrice du cabinet de Ségolène Royal au ministère de l’Écologie, ajoute : « Je ne comprends plus certaines de ses positions. Cette incompréhension […] s’est fait jour dans ses ambiguïtés face à l’islamisme radical, et elle s’est confortée depuis quelques mois ».

En contrepoint de ces deux proclamations, l’ancien président de la LDH, le pénaliste Henri Leclerc précise, dans un entretien à L’Humanité du 12 avril 2023, dont la une porte une pétition de soutien à la LDH, que les associations « sont l’expression d’un collectif » et « un fondement de la démocratie ». Deux jours plus tard, l’avocat Patrick Baudoin, ancien président de la FIDH et responsable de la LDH depuis 2022, affirme dans Le Monde que « notre pays […] glisse progressivement vers les régimes illibéraux ».

On le voit, deux séries de déclarations opposées montrent les tensions entre un exécutif qui se veut transpartisan et réformiste, d’une part, et l’un des plus anciens corps intermédiaires à vocation généraliste, défenseur des droits humains, d’autre part. Quatre discours qui questionnent la nature de notre République en particulier, et de notre démocratie en général, dans ses représentations – à tous les sens du terme – comme dans ses pratiques. Quatre visions au cœur des débats actuels interrogeant les légitimités et légalités des acteurs de la polis, à associer ici aux questions des valeurs et des principes d’organisation des sociétés. Quatre perceptions qui interrogent le triptyque de la chose publique en France – liberté, égalité, fraternité –, mais aussi la solidarité et la dignité, même si ce sont, en l’occurrence, davantage la place et le rôle des libertés individuelles et publiques qui sont en jeu.

La LDH, un OVNI (objet de vigilance non identifié) ?

La Ligue des droits de l’Homme est créée en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Les dreyfusards réunis lors du procès Zola s’insurgent contre la condamnation pour haute trahison d’un capitaine d’artillerie où, au-delà de la raison d’État, sa judéité pèse. Ils entendent structurer, avant même la loi de 1901 qui autorise les associations, un mouvement pour défendre Alfred Dreyfus. Cette fondation s’explique donc largement par la double impasse, judiciaire et politique, dans laquelle se trouvent les dreyfusards. Son premier manifeste condamne ainsi « l’irrégularité du procès » et « l’innocence du condamné ». Stigmatisant une « campagne de diffamation et de mensonges », le texte pointe aussi l’antisémitisme qui frappe un citoyen.

Mais le modèle d’engagement, civique, éthique et foncièrement politique, est affirmé dans son premier manifeste qui considère que « le condamné de 1894 n’est pas plus juif à nos yeux que tout autre, à sa place, ne serait catholique, protestant ou philosophe », mais un « citoyen dont les droits sont les nôtres ». L’extrapolation de la cause est claire : « Toute personne dont la liberté serait menacée ou dont le droit serait violé est assurée de trouver auprès [… de la LDH] aide et assistance ». Et l’association de rappeler que «l ’intérêt de tous les citoyens est engagé de ne jamais accepter, même sous prétexte de raison d’État, l’abandon des formes légales qui sont la garantie d’une application prudente de nos lois répressives. L’œuvre de la Justice n’offrirait aucune sécurité, si la violation flagrante des droits de la défense restait sans recours ». La nature de ces lignes fait sens : il ne s’agit pas d’une courte protestation, avec les signataires d’une pétition, mais d’un texte fondateur.

Des libéraux modérés en sont les initiateurs, le député et ancien ministre Yves Guyot, les journalistes Francis de Pressensé, jaurésien, Ernest Vaughan, directeur de L’Aurore qui vient de publier le « J’accuse… ! » et Georges Bourdon, future cheville-ouvrière du Syndicat national des journalistes. Des politiques également ont poussé à cette prise de position, à l’instar du sénateur radical Arthur Ranc ou du philologue Louis Havet.

Il reste que la jeune LDH n’est pas autorisée mais le gouvernement d’Henri Brisson la tolère par une décision du 18 juillet 1898. En effet, pour faire le pendant aux perquisitions dans les locaux de l’extrême-droitière Ligue des Patriotes, dirigée par Paul Déroulède, le pouvoir de Félix Faure décide, en vertu de l’article 291 du Code pénal et de la loi de 1834, de poursuivre, dans un « en même temps » de 1899, la très conservatrice Ligue de la Patrie française et la Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen – tel est son titre exact. La perquisition, effective le 1er mars 1899, avec saisie de documents et de bons pour une valeur de 15 000 à 20 000 euros actuels –, avait été anticipée : le neurophysiologiste Louis Lapicque propose ainsi à ses collègues de fonder un journal « dont tous les adhérents de la Ligue seraient les abonnés », mais l’association revendique sa fonction.

Au lendemain du lancement de la procédure par un juge d’instruction, elle annonce « attendre avec confiance la décision qui sera prise sur les perquisitions pratiquées à son siège ». Son comité directeur – futur comité central et aujourd’hui comité national – considère s’être « toujours montré respectueux de la Loi [sic] », n’avoir « jamais fait autre chose que défendre l’idée de Justice et de Liberté » et ne pouvoir « admettre qu’un gouvernement d’origine républicaine lui retire le droit à la tolérance dont tant d’autres associations jouissent à côté de lui, alors surtout que de tous côtés la liberté d’association est réclamée ».

Ce sont son secrétaire général – le publiciste et critique d’art Mathias Morhardt –, son secrétaire général adjoint – Louis Lapicque –, son trésorier – l’industriel Henri Fontaine –, ses deux vice-présidents – le chimiste Édouard Grimaux et le biologiste Émile Duclaux, successeur de Louis Pasteur à l’institut éponyme – qui sont finalement poursuivis, car Ludovic Trarieux est couvert par son immunité parlementaire. Cela permet à ce dernier, avocat, de plaider la légitimité de la fonction de la LDH : « Qu’il existe des sociétés de secours mutuels contre la misère, de même n’en doit-il pas exister pour la protection de la liberté et de l’honneur ? ». Mais Ludovic Trarieux revendique aussi la participation des anarchistes à la dynamique : « Si des hommes […] se sont rencontrés avec nous dans les sentiments de justice auxquels nous faisons appel, nous n’avions point à les repousser, et nous ne pouvions, au contraire, que nous applaudir de les voir se ranger à des idées qui sont le patrimoine moral de la République. Nous n’avions pas à regarder qui marchait à côté de nous, mais vers quel but nous marchions ».

En définitive, la sanction se limite à une amende symbolique de 16 francs…Somme toute, 1898 fait écho aux années post-1968 lorsque la LDH prenait la défense des militants « gauchistes », et à l’actualité, alors qu’elle met encore et toujours en avant la liberté d’expression pour les « activistes » de « l’éco-terrorisme » (Gérald Darmanin).

Reste que l’association ne s’appuie pas seulement sur la pétition, la souscription, la réunion, au temps où la liberté de manifester dans la rue n’existe pas – il faut attendre 1935. Là encore, Ludovic Trarieux est à la manœuvre : quand, à l’occasion d’un meeting perturbé par les ligues d’extrême-droite, Francis de Pressensé, Mathias Morhardt et Ernest Vaughan sont arrêtés par la police, l’ancien garde des Sceaux Ludovic Trarieux leur écrit : « En usant du droit de réunion publique pour provoquer une manifestation imposante sur une grande question de justice et d’humanité, vous avez agi dans la plénitude de votre droit ».

Précisément, la Déclaration de 1789 est « la bible » des ligueurs, de 1898 à aujourd’hui. Des formules, toujours à rappeler, résonnent en eux. Quelques exemples : « L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements », des « droits naturels, inaliénables et sacrés », la « résistance à l’oppression », « le droit [pour tous les citoyens] de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à [la] formation de la loi ». Deux articles sont à leurs yeux essentiels : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi » et « nul ne doit être inquiété pour ses opinions », ce qui explique l’un des nombreux combats gagnés par la LDH, la demande d’affichage de la Déclaration dans les écoles, dès 1901, puis dans les casernes, les commissariats, les tribunaux, dès 1905.

C’est bien sûr à partir de ce legs humaniste que la LDH élargit son horizon avant la Seconde Guerre mondiale et cela dans tous les registres, avec une progressivité vers des horizons inatteignables qui la met souvent en avance sur son temps, mais qui, parfois, la place dans une culture politique partagée.

Quelques exemples : défense des « indigènes » contre l’arbitraire, rejet de la peine de mort, exigence de la gratuité de l’enseignement à tous les degrés comme du maintien de la liberté de l’enseignement pour finalement s’activer en 1984 en faveur d’un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, demande du droit de vote et d’éligibilité des femmes aux conseils municipaux – puis pour tous les scrutins –, attente d’une égalité des salaires des travailleurs des deux sexes, campagne pour la réhabilitation des « fusillés pour l’exemple », affirmation de la liberté des migrations et exigence de l’application du droit d’asile pour tous les réfugiés, recherche d’une démocratie participative, loin du discours de Bayeux du général de Gaulle et de la constitution de 1958 – elle s’oppose en 1962 à l’élection du président au suffrage universel direct –, condamnation des dictatures en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Amérique latine, en Asie comme en Europe de l’Est, applaudissements à la fin des juridictions d’exception, appel à un droit de vote pour les résidents étrangers, à commencer par les élections municipales, et à une régularisation des sans-papiers, lutte contre toutes les discriminations, sexistes, homophobes, etc., revendication d’une justice environnementale…

Mais il serait erroné de croire que la LDH se limite à des postures de vigie. Sans être un contre-pouvoir, cette association politique mais non partisane prouve que les droits sont politiques. Elle participe ainsi à la séparation des Églises et de l’État, suggère des réformes fiscales comme la taxation des plus-values du capital ou la diminution des impôts indirects, propose une révision de la justice militaire, soutient la mise en place des assurances sociales, annonçant la Sécurité sociale, collabore avec la défenseure des droits, la contrôleure des lieux de privation des libertés, la CNCDH, plaide pour la solidarité et applaudit au principe de Fraternité reconnu par le Conseil constitutionnel.

En définitive, un inventaire à la Prévert ? Certes, les prises de position s’égrènent sur les 125 ans de son histoire, avec des prudences – le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, poussé par la LDH, est à destination des nations européennes et si la LDH condamne tous les arbitraires dans les colonies, le souhait d’indépendance des peuples soumis vient plus tard (1950 pour le Vietnam et 1962 pour l’Algérie, avec une acceptation des accords d’Évian). Mais il est des fils rouges qui sont autant de signes de pérennité et de fidélité de la place et du rôle de la LDH face aux pouvoirs, avec quelques moments d’égarements, lorsque la politique la saisit.

Quand la LDH pense contre elle-même

D’emblée, la LDH s’est refusée à ne pas faire de politique. Si, aux élections municipales de 1900, elle décide de s’abstenir deux ans plus tard, l’opposition des droites conservatrices et extrêmes au gouvernement très dreyfusard de « Défense républicaine » l’a fait entrer dans l’arène. Il s’agit, après avoir dénoncé le « nationalisme, cette sorte de Protée de la réaction, qui tantôt parle au nom d’un monarque, tantôt au nom d’un César, tantôt au nom d’un agitateur vulgaire, tantôt même au nom d’une République de parade, mais qui, sous tous ces masques, sert avant tout la congrégation et s’inspire du Syllabus », la LDH adresse, au second tour, un manifeste aux « électeurs républicains » en faveur du candidat « réellement républicain ».

De même, la « campagne laïque » de 1902-1903 qui permet à Émile Combes d’arriver au pouvoir s’appuie sur les sections de la LDH. De même, en 1924, avec la victoire du Cartel des gauches ou, en 1936, avec celle du Front populaire, auxquelles elle a contribué, à sa base avec les comités antifascistes constitués au lendemain du 6 février 1934 et à son sommet autour de figures comme Victor Basch et Émile Kahn. Plus près de nous, en 2017 comme en 2022, l’association a appelé à faire barrage au Rassemblement national.

Néanmoins, trois moments peuvent-être dégagés où la LDH a pu s’écarter un temps des droits, et d’abord au moment de l’affaire des fiches. Qu’en est-il ? Nous sommes en octobre 1904. Un proche collaborateur du général André, le commandant Cuignet, a mis sur pied un dispositif permettant, avant d’établir les promotions d’officiers, de connaître, grâce aux informations transmises par le Grand Orient, le degré de fidélité au régime républicain des candidats ; un véritable système a donc été mis en place pour épurer l’armée. En fait, le combisme au pouvoir, contesté au centre-droit et par des radicaux dissidents, est le prolongement politique d’une affaire Dreyfus qui a révélé́ le caractère globalement antirépublicain et même antidémocratique de la tête de l’Armée.

Or, il faut un mois à la direction pour choisir entre l’éthique et la politique, à la suite des vives critiques de dreyfusards des origines – le juriste Charles Rist, le pasteur Louis Comte, le sociologue Célestin Bouglé et le philosophe Georges Sorel, qui a déjà pris ses distances avec la LDH. Dans les Cahiers de la Quinzaine, Charles Péguy sera sévère sur cette « délation » des droits de l’Homme, tandis que des dreyfusards comme le gambettiste Joseph Reinach, le radical Paul Guieysse, l’historien Émile Bourgeois quittent la LDH.

Alors que le ministre de la Guerre démissionne, cette dépression permet au deuxième président de la LDH, Francis de Pressensé, soutenu par de purs libéraux comme l’ancien ministre Yves Guyot, directeur du journal dreyfusard Le Siècle, de défendre avec lucidité un paradigme d’engagement dans la Cité : « Une grande crise morale a le noble privilège d’élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, de faire tomber bien des préjugés, de rapprocher bien des volontés, de dissiper bien des malentendus… Elle ne peut refaire les esprits. » En fait, c’est par le haut que l’association sort de cette faillite en réclamant la suppression de toutes les notes secrètes concernant tous les fonctionnaires ; en bref, l’arrêt d’une pratique de fichage. Quelques mois plus tard, Francis de Pressensé admet avoir jeté « dans la balance le poids de son autorité morale pour dénoncer au pays le seul gouvernement auquel, depuis notre fondation, nous ayons dû un commencement de satisfaction à la démocratie française. » De fait, l’unité du Bloc des gauches est préservée et la révolution dreyfusienne continue avec la loi de séparation des Églises et de l’État.

Autre « crise de conscience » (Charles Péguy), les Grands Procès de Moscou. Le contexte est fort différent, et là encore largement explicatif. La LDH, après un acmé en 1932 – elle fédère alors quelque 180 000 adhérents et 2 400 sections –, ce « monument constitutif de la République », selon la formule du dreyfusard, ligueur et ancien président du Conseil Léon Blum à son congrès de 1937, demeure une association de masse, aux fortes audience et influence. Le signe ? Sa participation dans la formation du Front populaire, déterminante au lendemain du 6 février 1934, journée de manifestation des ligues d’extrême-droite analysée à gauche comme une tentative de coup d’État des « factieux ». En riposte, à l’occasion du 14 juillet 1935, un manifeste est lu et un serment est pris, qui illustrent le rôle de Victor Basch (et d’Émile Kahn), en lien notamment avec la CGT, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, et de multiples autres organisations de gauche.

Le comité national pour le Rassemblement populaire se réunit au siège de la LDH ; il est chargé d’élaborer un programme commun et des accords de désistement dans la perspective des législatives du printemps 1936. Victor Basch en prend symboliquement la présidence. Cette union des gauches, y compris avec un PCF qui a abandonné la tactique « classe contre classe », se réalise alors que deux dictatures totalitaires s’établissent en Italie avec Mussolini à partir de 1922, puis en Allemagne avec Hitler dès 1933. Les tensions en Europe s’accroissent : remise en cause du Traité de Versailles par l’Allemagne nazie, agression contre l’Éthiopie par l’Italie fasciste, guerre d’Espagne à la suite du coup d’État de Franco.

Mais les grands Procès de Moscou. Qu’est-ce à dire ? Staline mène une campagne d’épuration idéologique en URSS en cherchant à éliminer les opposants trotskistes ou alliés à Léon Trotski, dont des bolcheviks historiques comme Lev Kamenev et Grigori Zinoviev. Saisie, la direction de la LDH faillit, à l’image d’ailleurs d’autres associations. Elle soutient la démarche de son juriste Raymond Rosenmark, louant son impartialité et son « raisonnement juridique impeccable », ce qui est assurément contestable puisque les conclusions se fondent sur les aveux des condamnés. La direction ne tient pas compte du dysfonctionnement de la commission censée proposer un travail collectif, ne s’associe pas aux autres structures d’enquête, allant jusqu’à refuser de publier l’article critique de la journaliste Magdeleine Paz… Pourtant, vingt ans auparavant, la LDH avait étudié en profondeur le régime bolchevique issu de la Révolution de février et du coup d’État d’octobre 1917.

Car si Victor Basch a clairement exprimé son « trouble » et ses « angoisses », le dilemme antifascisme/pacifisme surplombe toute analyse, au temps de l’arrivée massive des réfugiés italiens, allemands (juifs), espagnols fuyant les dictatures et sollicitant la LDH, et alors que l’URSS apparaît, avec les brigades internationales et avant le pacte germano-soviétique, comme la patrie de l’antifascisme.

Quand la LDH en lutte pour la liberté

Au-delà de ces contradictions, le mouvement se caractérise par de belles constantes. Plus « l’Affaire est finie, plus elle prouve », a affirmé Charles Péguy. Qu’on en juge à travers ces quelques exemples.

Les libertés sont au cœur de la « mission » – tel est le terme qui transparaît alors de la rhétorique ligueuse, aujourd’hui délaissé par celui de « mandat ». Mais, intraitable sur les principes, elle peut les affirmer jusque contre son camp. Ce que l’historiographie a appelé « l’affaire des officiers de Laon » dévoile l’un des fils rouges de la tunique ligueuse, tissée tout au long de ces 125 années. Nous sommes au temps de la lutte contre le cléricalisme, au lendemain de la séparation des Églises et de l’État, quand la LDH prend la défense d’officiers catholiques, sanctionnés pour avoir assistés, en dehors de leur service et en civil à la messe. Le ministre de la Guerre, l’ex-lieutenant Picquart devenu général, dans un gouvernement présidé par le dreyfusard Clemenceau, applique une vision restrictive de la laïcité. À l’occasion de cet affrontement entre deux gauches irréconciliables, la LDH, non sans remous en son sein, condamne la « violation inadmissible du principe de la liberté de conscience ». Et perd en quatre ans la moitié de ses adhérents.

En l’occurrence, alors que Ludovic Trarieux, l’ancien rapporteur aux Sénat des « lois scélérates » avait rejoint Francis de Pressensé dans la condamnation de celles-ci , la LDH défend toutes les libertés. C’est une ligne dont elle n’a pas dévié, considère-t-elle : de la loi de 2004 sur les signes religieux dans l’école publique, la LDH pointant « l’exclusion dont est déjà victime toute une catégorie de population » et estimant que l’accès de tous les enfants à l’école laïque constitue la meilleure chance d’émancipation, d’une part, jusqu’aux recours contre les arrêtés municipaux interdisant le port des burkinis sur la plage ou contre l’installation de crèches par certaines mairies aujourd’hui, d’autre part.

Cette attention à toutes les libertés, y compris syndicales, s’élargit avec l’intégration des droits économiques et sociaux, à la fin de la présidence de Ludovic Trarieux et plus encore avec son successeur Francis de Pressensé. En 1904, elle prête une assistance à la fois pécuniaire et judiciaire à des ouvriers grévistes emprisonnés ; en 1907, elle soutient les dirigeants de la CGT emprisonnés pour « complot » et proteste contre l’application du droit commun ; en 1910, elle intervient dans l’affaire Jules Durand, un docker syndicaliste condamné à mort pour le meurtre d’un ouvrier « jaune » dans une rixe, une « affaire Dreyfus ouvrière » au destin tragique : Jules Durand, gracié, est libéré, mais il a perdu la raison ; en 1920, elle demande l’amnistie des marins de la mer Noire et la libération de leur leader André Marty. Ces combats se traduisent par de nombreux départs : l’association est passée de quelque 89 000 adhérents en 1909 à 48 000 en 1913. Épuisement du dreyfusisme ou divisions classiques dans une association plurielle inscrite en politique qui peine à trouver le bon positionnement d’action au regard des principes ?

En tout cas, plus près de nous, en 1963, elle a pu blâmer la réquisition des mineurs en grèves et, avant comme après Mai 68, l’instrumentation de la police nationale contre les militants syndicalistes ou étudiants, ou les mesures d’expulsion contre Daniel Cohn-Bendit ou d’interdiction contre la Ligue communiste d’Alain Krivine.

Précisément, l’un des raisons de l’actualité de la LDH en 2023, c’est bien sa réflexion et son action dans les pratiques policières de la République qui ne garantissent pas toujours les droits des citoyens. Là encore, l’attention est ancienne : dès 1902, elle demande l’abrogation de la police des mœurs, qui permet une fouille au corps des prostituées ; dix ans plus tard, elle entend généraliser la judiciarisation des expulsions des étrangers y compris des réfugiés et faire respecter le droit d’asile contre l’arbitraire de l’État. On ne sera donc par surpris qu’elle condamne les camps construits pour enfermer des républicains fuyant le franquisme, comme ceux internant des Algériens pendant la guerre d’Algérie, comme la répression de la manifestation du 17 octobre 1961.

Ainsi initie-t-elle des campagnes successivement contre les lois anti-casseurs (1970), sécurité et liberté (1980), Perben (2002-4), Sarkozy (2003) et LOPPSI 2 (2011), aboutissant selon elle à une dérive sécuritaire, et interroge les législations d’exception, tels les successifs états d’urgence depuis 2005 ou les multiples fichages, d’EDVIGE au Fichier des personnes recherchées (FPR). Le schéma national du maintien de l’ordre est réprouvé, avant comme après 2021, parce qu’il ne permet pas une désescalade des tensions, singulièrement depuis les manifestations contre la loi travail El Khomri (2016), le mouvement des Gilets jaunes (2018-2019), ou l’opposition aux constructions de méga-bassines (2023).

Les poursuites contre des médias comme L’Express, France-Observateur ou La Cause du peuple, les pratiques des groupes Hersant ou Bolloré, les écoutes illégales contre des militants politiques, pacifistes en 1914-1918 ou communistes en 1939, entrent dans son mandat de libertés. Elle prend ainsi la défense des anciens ministres radicaux Joseph Caillaux et Jean-Louis Malvy poursuivis pour défaitisme pendant la Première Guerre mondiale. Elle fait aussi campagne en 1921 en faveur de Sacco et Vanzetti puis des époux Rosenberg condamnés à mort aux États-Unis. Sa force réside dans le fait qu’elle constitue une tribune de dénonciation quand l’État de droit est atteint, mais aussi dans ses actions empiriques et les conclusions qu’elle en tire. Dès ses origines, ce corps intermédiaire monte ainsi un service juridique, lance des missions d’enquête (de celle sur l’antisémitisme en Algérie à celle sur les manifestations étudiantes contre la loi Devaquet et la mort de Malik Oussekine en 1986, de celle sur les 25 morts d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie en 1988), lance ou intègre des collectifs avec des partenaires comme le MRAP, le SAF, le SM, la FCPE, la Cimade, le Gisti, la Ligue de l’enseignement, la Fondation Copernic, pour ne citer que ceux-ci.

Dernièrement, le rapport public sur les Brav-M, ces brigades policières à moto recréées en 2019 après le démantèlement des Voltigeurs, ou celui à venir sur les violences qui ont marqué le rassemblement à Sainte-Soline, rédigés dans le cadre d’Observatoires des libertés et des pratiques policières, l’identifient, de la part des pouvoirs, comme une empêcheuse de tourner en rond puisqu’elle dénonce les abus de droit – et donc les manquements à la déontologie policière. Face à l’accroissement des contrôles au faciès et aux poursuites pour outrage et rébellion, bref à une « justice d’abattage » (Henri Leclerc) s’inscrivant dans une politique du chiffre et de la répression du délit de solidarité, elle s’appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme qui a maintes fois condamné la France pour les dysfonctionnements de ses forces de l’ordre.

Un patrimoine et un avenir

Suivre la trajectoire de la LDH permet donc de montrer comment l’histoire du Droit et l’histoire des droits s’entremêlent, comment l’histoire de la Justice et celle des justices se superposent, et plus encore comment l’histoire politique et l’histoire du politique se croisent et se retrouvent. La vocation de la LDH s’exerce, en outre, au service d’une certaine vision de l’État de droit : la réaffirmation, la consolidation, la protection mais encore l’extension des droits de l’Homme doivent être replacées dans une République revivifiée, plus ouverte et plus juste, dans le cadre d’une démocratie non seulement politique mais sociale.

Au départ, la LDH réactive les référents républicains, approuve et éprouve une conception libérale et individualiste de droits naturels, sacrés, universels et inaliénables face à des pouvoirs étatiques négligents, limitatifs ou annihilants en matière de droits. Mais peu à peu, elle se saisit de l’héritage de 1793, outrepasse une dimension recognitive et se transforme en espace de sommation de droits considérés comme légitimes et possibles, en particulier les droits-créances. Elle applique ainsi une conception in situ du droit qu’elle veut progressive et progressiste en se penchant sur la troisième génération de droits qui infère la notion de solidarité. Clairement, ce laboratoire des idées et des pratiques balançant entre l’individu et un État à contrôler, s’insère de plus en plus dans la dialectique entre le citoyen et les pouvoirs, entre le vote et les partis, entre l’anomique et l’institutionnel. En cela, la LDH propose une socialisation des citoyens et reflète un type de sociabilité. En cela, la LDH se place tour à tour et en même temps, en-deçà et par-delà le Parlement, le gouvernement, de l’État.

Par ailleurs, si elle bataille pour le formalisme, elle tente aussi de dire le droit en s’attachant à sa substance même, en combattant pour les droits subjectifs authentiquement protecteurs des individus comme à ces droits collectifs favorables au mouvement social, par-delà ses attentes d’un État social. Débordant la vision d’un homme abstrait, la LDH replace les droits dans le politique car, à ses yeux, le juridique, à la fois reflet et production d’une société, est l’expression d’une projet politique.

Transcendant la révolution dreyfusienne et prenant acte du dernier terme de la Déclaration de 1789, cette scène de la demande citoyenne appréhende le mythe fondateur que fut l’Affaire comme une postérité. Elle dépasse la seule éthique par une articulation politique avec un message, des choix, une image qui la font dépasser le statut de simple groupe de pression et lui donnent sa légitimité. Moins observatrice qu’actrice, experte tout en étant généraliste, reconnue par ses capacités d’appréciation et d’intervention, ce pôle participe ainsi à la démocratie en approfondissant la culture républicaine. La LDH dessine même un dessein avant tout civilisationnel puisqu’elle entend, par un travail de construction, déconstruction et reconstruction, accomplir l’humanité, puisqu’elle associe, au-delà de quelques contradictions, une promesse et un pari.


Emmanuel Naquet

Historien, Chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po Paris et membre des comités de rédaction d'Histoire@Politique