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Élections en Turquie, entre espoir et peur

Politiste

Un peu plus de trois mois après le séisme qui a dévasté le Sud du pays, la Turquie devra se rendre aux urnes pour les élections présidentielle et législatives. Cette échéance suscite de grands espoirs, mais aussi de grandes inquiétudes chez des millions de citoyens turcs. Car la campagne électorale est émaillée d’irrégularités et de violences, l’AKP n’hésitant pas à utiliser son statut de parti au pouvoir pour réprimer, dissuader, corrompre.

La Turquie se trouve ces jours-ci en pleine campagne électorale pour les élections présidentielle et législatives du 14 mai. Nous sommes des millions à attendre cette date avec grand espoir, mais aussi beaucoup d’inquiétudes.

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Pour un grand nombre de citoyens, ces élections apparaissent comme l’ultime moyen de sortir, éventuellement, de l’enfer que nous vivons depuis une dizaine d’années.

La garde à vue, l’emprisonnement, l’exil, le limogeage, la censure, la perte des moyens de subsistance, mais aussi les insultes et les injures sont devenus la routine pour une partie de l’opposition politique turque. La critique, tout comme l’activisme, comporte des coûts et des risques importants dans la Turquie d’Erdoğan. Certains parmi nous ont payé et paient encore ce coût par l’emprisonnement, par l’exil ou par la mort civile. Sans compter une crise économique très profonde et un bilan du tremblement de terre du 6 février terriblement lourd, qui a dévasté le Sud-Est du pays.

C’est dans ce contexte que la Turquie compte les jours avant les élections du 14 mai 2023. Celles-ci se présentent comme un grand espoir pour les « victimes » du régime d’Erdoğan bien sûr, mais aussi pour beaucoup d’autres citoyens qui avaient précédemment voté pour Erdoğan et le Parti de la justice et du développement (AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi) : une partie des fonctionnaires qui ne supportent plus le fonctionnement actuel de la bureaucratie sans méritocratie ; les hommes d’affaires qui sont exaspérés par un système corrompu aux règles arbitraires ; les victimes du séisme qui se sont senties abandonnées, surtout durant les premiers jours de la catastrophe ; etc. Sans oublier les jeunes qui votent pour la première fois et voient leur futur terriblement incertain et sombre. Leur nombre atteint cinq millions[1] et ils constituent l’un des grands enjeux de la campagne électorale pour les partis politiques qui concourent aux élections de mai.

Malgré ce contexte économique et politique plutôt favorable aux opposants d’Erdoğan, ce dernier profite, autant qu’il le peut, des ressources étatiques qui sont devenues aussi entre-temps les ressources du parti. Il y a un intérêt sociologique et politique à regarder de près les caractéristiques majeures de la présente campagne électorale, qui apparaît relativement inéquitable. Ces caractéristiques sont de quatre ordres.

Des élections, un jeu sans règles

Le non-respect des lois et règlements en vigueur constitue une première caractéristique des élections de mai. Le non-respect des règles juridiques apparaît sous plusieurs formes. Il en est ainsi, en tout premier lieu, de la candidature d’Erdoğan : l’article 101 de la Constitution turque stipule qu’une personne ne peut être présidente que deux fois. Or, étant élu pour la première fois en 2014 et réélu en 2018, il s’agit du troisième mandat pour Erdoğan. Malgré les contestations, sa candidature a été approuvée par le Haut Conseil électoral (YSK, Yüksek Seçim Kurulu) sous le prétexte que son premier mandat avait commencé en 2018, suite à la modification dans la Constitution apportée par le référendum de 2017. Cet argument est celui qu’Erdoğan avait donné pour justifier sa position, avant la décision du Conseil qui a ainsi montré son alignement sur la présidence.

Par ailleurs, la législation prévoit que les fonctionnaires démissionnent pour pouvoir être candidats lors des élections législatives. Or, les ministres candidats au poste de député n’ont pas déposé leur démission et, face aux objections, la YSK a conclu que les ministres ne faisaient pas partie de la fonction publique. Dans le système politique actuel, les ministres ne se gênent pas pour utiliser les compétences liées à leur statut et les ressources des ministères pour mener leur campagne personnelle.

Les ministres, qu’ils soient ou non candidats, mobilisent en outre les ressources publiques pour la campagne de l’Alliance de la République. De même, Erdoğan dépense de l’argent public pour sa propre campagne. Dans ce jeu politique inéquitable, l’opposition ne peut commencer la course qu’à des mètres, voire des kilomètres en arrière, face à une AKP qui profite de toutes les ressources étatiques. On a vu Erdoğan distribuer toute honte bue de l’argent aux enfants, face caméra, offrir gratuitement un mois de gaz aux consommateurs, affirmer dans les médias proches du pouvoir qu’il avait personnellement payé les factures des consommateurs. Et bien sûr, tous ses déplacements et ceux de son parti sont financés par le budget de l’État. La liste pourrait être allongée. Le concept de « parti-État » résume parfaitement ce qu’est devenu l’AKP au pouvoir.

Des élections, entre alliance et calcul mathématique

Le système présidentiel en place oblige les partis à former des alliances pour remporter l’élection présidentielle et, les modifications apportées au code électoral en 2018 et 2022 les astreignent à élaborer une liste commune pour obtenir un maximum de sièges. Longtemps interdite par la Constitution mais demandée par les forces progressistes, l’alliance légale et explicitement déclarée a enfin trouvé sa place dans la législation. Mais sa mise en œuvre effective est laborieuse et problématique.

Depuis le coup d’État militaire du 12 septembre 1980, les politistes et les juristes critiquaient le régime en place pour son caractère peu représentatif, qui rendait invisibles les petits partis politiques. Les modifications apportées au Code des élections en 2018 et 2022 ont répondu à ce manque et accru la capacité de négociation des petites formations politiques. Les trois principaux partis politiques (AKP, CHP et HDP) sont obligés d’élargir leur alliance pour remporter les élections ou garder leur poids sur la scène politique. C’est pour cette raison que les petits partis tels que le Memleket Partisi (Parti du pays[2], souverainiste, scission du CHP, fondé en 2021) dirigé par Muharrem İnce, Türkiye İşçi Partisi (TİP, Parti ouvrier de Turquie, de gauche, fondé en 2017), Hür Dava Partisi (HÜDA-PAR, Parti de la cause libre, islamiste, fondé en 2012), Yeniden Refah Partisi (Nouveau Parti de la Prospérité, islamiste, fondé en 2018) ou d’autres paartis plus petits encore, souvent fondés très récemment, se sont affirmés en vue de négocier avec les principales formations politiques.

La bataille des listes autour des calculs mathématiques et politiques a ainsi vu le jour. Le 14 mai, les électeurs auront dans leurs mains des bulletins de vote à rallonge, résultat de ce système très complexe. À cause de ce système électoral en vigueur, la politique est devenue plus que jamais une affaire de professionnels de la politique maîtrisant au mieux les calculs électoraux et capables de développer de fines stratégies en la matière.

Dès lors, le jeu politique est devenu un jeu d’échecs où l’objectif des joueurs est de constamment mater son adversaire. L’AKP a joué sa pièce maîtresse en arrêtant certains candidats et dirigeants du HDP (voir ci-dessous) ; dès le lendemain, le HDP lui a répondu en apportant son soutien explicite à Kılıçdaroğlu. Plusieurs noms importants de l’AKP, dont le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, ont tenu un discours lors duquel ils ont dit que les élections du 14 mai étaient une tentative de coup d’État contre le gouvernement en place ; dès le lendemain, à Izmir, Kılıçdaroğlu a fait un meeting inédit pour présenter au contraire les élections comme un festin de la démocratie… Les résultats du 14 mai ou du deuxième tour, le 28 mai, nous diront quels seront les vainqueurs de cette guerre des stratégies.

Une mobilisation forte malgré la répression

En Turquie, la mobilisation autour des élections a une importance cruciale. Cette mobilisation ne s’exprime pas seulement par une forte présence aux urnes, le jour du vote ; elle s’exprime aussi par une participation massive à la campagne électorale, y compris aux meetings en plein air. Elle s’exprime désormais aussi par des actions pour protéger les urnes. D’ailleurs, la Turquie s’inscrit parmi les pays où la participation aux élections est toujours élevée, avec 86,24 % par exemple aux dernières élections présidentielle et législatives, en 2018. Dans un climat politique où manifester est devenu très coûteux, les élections apparaissent comme un mode de participation plus effectif et abordable.

En outre, le vote est considéré comme un devoir « sacré » dans les discours des dirigeants politiques, plus particulièrement ceux d’Erdoğan. L’urne (sandık) a constitué l’une des principales références de ses discours, et pendant longtemps il la brandissait à la fois pour suggérer qu’il était invincible aux élections et pour délégitimer les manifestations face à l’urne « sacrée ».

Néanmoins, la mobilisation pour les campagnes électorales n’est pas sans risques. Dans mes recherches, j’ai pu consulter les archives de la police qui montrent combien la violence constitue un recours banal pour les militants opposés pendant les périodes électorales[3]. Les bagarres, les heurts entre les différents camps politiques, les attentats commis dans les locaux des partis font partie du répertoire d’action. Caillassage du local du Parti républicain du peuple (CHP, Cumhuriyet Halk Partisi) à Izmir, attaque armée contre le local du CHP à Istanbul, attaque des partisans du Parti d’action nationaliste (MHP, Milliyetçi Hareket Partisi, allié de l’AKP) contre les militants qui faisaient la campagne en faveur de Kılıçdaroğlu… les exemples sont nombreux qui montrent l’étendue des pratiques violentes pendant cette campagne électorale entre militants opposés.

En revanche, la mise en garde à vue, l’arrestation et l’emprisonnement des dirigeants, des partisans et des militants constituent les formes de répression étatique. Ces derniers jours, certains candidats et dirigeants, surtout ceux qui sont responsables des affaires électorales, ainsi que des militants du parti kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP, Halkların Demokratik Partisi) et des Verts et de la gauche (Yeşil Sol Parti, Yeşiller ve Sol Gelecek) sont particulièrement exposés à une telle répression. Plusieurs dirigeants et candidats de ces deux partis ont été arrêtés suite aux descentes policières au motif qu’ils étaient membres d’une organisation terroriste. Les arrestations et la répression apparaissent ainsi comme une forme de la campagne électorale de l’AKP qui entend criminaliser et marginaliser les partis, amoindrir leurs ressources humaines et faire peur à ceux qui auraient l’intention de s’engager au sein de ces partis.

La politique de la peur

La peur se trouve donc au cœur de la campagne électorale de l’AKP et de son Alliance de la République (Cumhur İttifakı, formée principalement de l’AKP, du MHP et d’autres petits partis de droite). En face, l’opposition suit au contraire une politique de l’espoir, plus particulièrement l’Alliance de la nation (Millet İttifakı, formée de six partis sous l’initiative du CHP). À l’instar du ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, qui voit les élections du 14 mai comme une tentative du coup d’État voulant renverser le gouvernement AKP, l’Alliance de la République joue sur la peur pour consolider sa base électorale et profiter de la peur du chaos. Les risques d’une aggravation de la crise économique, de la montée d’une vague de violence ou d’un changement profond sont ainsi mobilisés pour renforcer une opposition entre « nous » et « eux » et ainsi tenter de conserver ses électeurs et regagner les électeurs indécis.

Différents scénarios nourrissent le sentiment de la peur chez les opposants de l’AKP. Un premier scénario est celui d’un éventuel chaos provoqué par le pouvoir pour pouvoir organiser la fraude au soir des élections ; un second est véhiculé par les rumeurs qui se diffusent dans les villes sur leur maintien au pouvoir même en cas d’échec : ces appréhensions établissent une vraie peur, y compris parmi les gens qui désirent un changement politique. Ces scénarios ont sans doute une base justifiée par des épisodes précédents, notamment à la suite des élections du 7 juin 2015. Mais ils sont aussi issus d’informations plus douteuses, comme celle qui affirme l’existence d’un système « parallèle » établi par le ministère de l’Intérieur pour suivre en instantané les résultats des élections.

Dans sa campagne électorale, le gouvernement mobilise aussi l’imprévisibilité. C’est sans doute le mode de gouvernement préféré du régime d’Erdoğan, une menace et un moyen pour provoquer l’inquiétude et faire peur. Erdoğan et ses ministres mettent souvent l’accent sur l’influence d’« organisations marginales » et des « LGBTIstes » sur la candidature de Kılıçdaroğlu, tout en précisant que cela serait encore pire sous son éventuelle présidence.

Cette politique de l’imprévisibilité et de la peur est particulièrement visible dans le domaine économique. La grave crise économique qui frappe le pays constitue l’enjeu principal de ces élections. Le gouvernement ne pouvant la nier, diffuse un discours sur la grandeur du pays, et sur la grandeur de l’économie turque acquise sous son pouvoir en mentionnant les grands projets, comme celui de l’automobile produite au niveau national ou la découverte du gaz dans la Mer Noire. Plus, il tient de nombreux discours sur les scénarios-catastrophes en cas de changement de pouvoir. L’un de ces scénarios est que, si Kemal Kılıçdaroğlu remporte l’élection présidentielle, le dollar s’envolera immédiatement face à la livre turque, provoquant une baisse de pouvoir d’achat drastique de la population.

Dans un contexte où la campagne électorale repose ainsi de plus en plus sur les émotions pour mobiliser les électeurs, l’espoir, la peur et l’inquiétude se mélangent, en attendant le jour du vote et ses résultats.


[1] 60 697 843 électeurs résidents en Turquie, dont environ 30 millions de femmes, ont le droit de voter pour les élections de mai.

[2] Je ne le traduis pas comme Parti de la Patrie, car “vatan” et “memleket”, deux synonymes en turc, ont des appartenances politiques différentes. Par ailleurs, il existe un autre parti appelé Vatan Partisi (Parti de la patrie).

[3] Ayşen Uysal, Faire de la politique dans la rue. Manifestations de rue, manifestants et police en Turquie, Éditions du Croquant, 2019.

Ayşen Uysal

Politiste, Professeure de science politique, chercheuse associée au CRESPPA-CSU et au CERI-Sciences Po

Notes

[1] 60 697 843 électeurs résidents en Turquie, dont environ 30 millions de femmes, ont le droit de voter pour les élections de mai.

[2] Je ne le traduis pas comme Parti de la Patrie, car “vatan” et “memleket”, deux synonymes en turc, ont des appartenances politiques différentes. Par ailleurs, il existe un autre parti appelé Vatan Partisi (Parti de la patrie).

[3] Ayşen Uysal, Faire de la politique dans la rue. Manifestations de rue, manifestants et police en Turquie, Éditions du Croquant, 2019.