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Élections en Grèce : retour à la normale ou basculement ?

Politiste

Selon la plupart des commentateurs, Nouvelle Démocratie, le parti de droite au pouvoir, a remporté une large victoire électorale dimanche dernier, lui permettant de venir clore la période de radicalisation que traverse la Grèce depuis la crise de 2010. Ce n’est pourtant qu’à l’issue d’un second scrutin, à la proportionnelle toujours mais renforcée, le 25 juin, et après la formation d’une majorité qu’on saura véritablement ce qu’il en est.

Le parti de droite Nouvelle Démocratie a connu lors des élections grecques du 21 mai 2023 une écrasante victoire qui signale la fin d’une période de radicalisation politique depuis maintenant 15 ans dans le pays et le retour à la normale. Voici l’idée qui circule depuis les résultats dont l’arithmétique électorale semble incontestable. Le verdict surprise des Grecs peut pourtant être interprété tout aussi bien comme le début d’un grand basculement, plutôt que comme la fin d’une époque.

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Progressivement depuis la crise de la dette, la Grèce a accéléré sa transformation dans la chaîne de valeur européenne. La division sociale du travail entre centre et périphérie de l’Europe a conduit à une polarisation du rôle économique du pays. Dans cette organisation sociale européenne, la Grèce se trouve largement dominée du point de vue économique et industriel. Tout particulièrement depuis la crise de 2010, cette dépendance s’inscrit dans un registre bien connu où le pays importe des produits industriels, technologiques et militaires tandis qu’il exporte ses matières premières énergétiques, de la main d’œuvre pas chère et concède ses infrastructures névralgiques à des opérateurs publics ou privés étrangers.

Une classe bourgeoise compradore décomplexée

Seule une classe bourgeoise « compradore » inféodée du point de vue politique et idéologique peut faire en sorte que ce pacte soit respecté. Les dynasties politiques ont toujours joué un rôle crucial dans l’histoire politique grecque. Dans le parti Nouvelle Démocratie, il y a actuellement nombre d’héritiers politiques des dynasties historiques (entre autres Mitsotakis, Bakoyianni, Kefalogianni, Varvitsiotis) qui cohabitent avec des cadres de premier ordre, transfuges politiques de l’extrême droite. Cette « cohabitation » politique basée sur le récit selon lequel la Grèce suit le chemin de « modernisation et digitalisation » a été jugée très efficace si l’on tient compte du résultat électoral du 21 mai 2023 selon lequel Nouvelle Démocratie a obtenu 40,79 % des suffrages (146 députés sur 300).

D’un côté, cette bourgeoisie locale, en large partie héréditaire est directement liée avec les capitaux étrangers/internationaux, joue un rôle dominant dans la facilitation de ses opérations commerciales, marchandes et financières. De l’autre côté, l’ex-garde rapprochée de l’extrême droite grecque s’est refaite une « santé » politique en se retrouvant ainsi à occuper des postes dans des ministères clés (Intérieur, Santé, Croissance et investissement). La redistribution des cartes politiques depuis 2012 a permis au parti conservateur de Nouvelle Démocratie d’accueillir dans ses rangs les différents courants de la droite grecque, c’est-à-dire l’extrême droite révisionniste nationaliste, le courant conservateur et traditionaliste et le courant néoliberal technocratique.

Suite à la désindustrialisation du pays depuis les années 90, il semble difficile à présent de différencier les industriels et la bourgeoisie nationale, d’un côté, et les exportateurs et la bourgeoisie compradore, de l’autre. Cette dernière fait maintenant partie intégrante de la bourgeoisie nationale, avec des intérêts liés à ceux de l’État. Suite à la crise Covid-19, le gouvernement de K. Mitsotakis et sa classe compradore ont misé sur les fonds du Plan de relance post-ovid-19 de sorte à ce que le capital restant industriel et financier local puisse s’en servir.

En face, SYRIZA avait vite oublié ses réflexes anticapitalistes. Une fois réélu en septembre 2015, sa mue vers un réformisme social-démocrate était acté. Ce n’est que très récemment, pendant la période pré-électorale en mai 2023, que le terme est revenu timidement en usage par le truchement de S. Tzoumakas, un cadre ex-PASOK du parti. Le verdict a été lourd sachant que SYRIZA n’a obtenu que 20,07 % des suffrages. Une des raisons principales est que SYRIZA n’a pas contribué à la préservation institutionnelle et politique de corps intermédiaires.

C’est le parti de la gauche radicale Mera25 qui a fait des « oligarques » grecs son cheval de bataille sans réussir cependant à passer la barre des 3 %. Le terme « business Maximou S.A. » [la villa Maximou est la résidence et le bureau du Premier ministre grec] a été employé pour la première fois par F. Gennimata, ex-leader du PASOK-KINAL, décédée récemment. Puis, il a été repris par le parti de la gauche radicale MeRA25, devenant sa marque de communication politique sous le règne de Nouvelle Démocratie. Ce parti a mis l’accent de façon constante sur le rôle des « oligarques » grecs qui possèdent les groupes de médias les plus influents, sur la restauration d’un État clientéliste ou encore, plus récemment depuis la guerre en Ukraine, sur les cartels d’énergie grecs qui ont augmenté leur rente grâce à la course inflationniste qui ronge le pays. Sans oublier les armateurs grecs, les vrais protégés de l’establishment conservateur, qui ont continué malgré l’embargo sur le pétrole russe de le transporter. D’ailleurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est la Grèce avec la Hongrie qui ont bloqué récemment les discussions au niveau européen sur l’aide à l’Ukraine pour avoir pointé du doigt le rôle nocif des armateurs grecs dans la guerre.

Face à ces oppositions politiques fragmentées et affaiblies après les élections du 21 mai 2023, Nouvelle Démocratie, en symbiose avec les grands intérêts économiques, vise aux prochaines élections législatives du 25 juin 2023, qui se dérouleront cette fois-ci avec un scrutin à la proportionnelle renforcée, de consolider un pouvoir sans contrôle, en imposant des politiques extrêmes sans barrières parlementaires et politiques.

Un bilan en trompe l’œil

Une fois élu en 2019 K. Mitsotakis, fier de son pro-européanisme, n’avait pas caché son goût pour un reaganisme renouvelé centré sur le soutien aux entreprises. L’État entrepreneurial est au cœur de cette philosophie économique, combinant un État social et des services publics rétrécis, accélérant des privatisations, privilégiant la culture de la technocratie politique, promouvant l’innovation numérique comme nouveau système de valeurs. Le nationalisme économique est absent de cet état d’esprit. La mondialisation, les marchés dérégulés continuent d’être un champ d’opportunités multiples pour générer de la croissance. Cette posture clairement anti-protectionniste s’est accordée assez bien avec un conservatisme culturel et éducatif. L’abolition du cours de sociologie des programmes scolaires, le déclassement des filières artistiques, la multiplication des forces policières et leur intrusion dans les universités publiques ou la promotion de l’excellence scolaire comme signe distinctif d’un déterminisme social en témoignent.

Pendant la mandature et surtout au cours de la pandémie, le gouvernement de Nouvelle Démocratie n’a eu pas la possibilité, à l’instar des pays du centre européen, d’octroyer des aides d’État aux grandes entreprises dans le cadre de la flexibilité octroyée par l’UE. À la place, la droite a multiplié les avantages fiscaux en faveur du capital : en défiscalisant les investissements (réduction de l’impôt sur les dividendes, réduction du taux d’imposition de la tranche supérieure, réduction de la taxe professionnelle, privilèges fiscaux pour ceux qui veulent s’installer dans le pays, suspension de la TVA sur la construction jusqu’à la fin de 2022, gel de l’impôt sur les plus-values immobilières, réduction de la taxe sur la propriété foncière de 30 %).

Par ailleurs, dès 2019, la mise sous la tutelle par K. Mitsotakis du Service national de renseignement, mais aussi la suppression de l’autonomie de l’Inspection du travail, du ministère de la Réforme administrative et du corps des inspecteurs de l’environnement s’inscrivent dans une stratégie plus large vers la concentration de l’exercice du pouvoir autour d’un État néoliberal et fortement hiérarchisé.

Sur le papier, la performance grecque depuis l’élection de K. Mitsotakis a l’apparence du succès. Il a pris le pouvoir quand la Grèce sortait à peine de plans d’austérité massifs et qu’elle était au fond de la dépression. Il est vrai que la croissance moyenne grecque sur l’ensemble du dernier mandat est sensiblement supérieure à celle de la moyenne de la zone euro (1,6 % par an, contre 1 %). Un élément ayant joué un rôle crucial dans l’élection est le revenu médian qui a cru au même rythme que l’inflation en 2022 (9 %), sachant que le gouvernement a concentré les soutiens en année préélectorale. Aidé par la sortie récente du programme de surveillance renforcée, le gouvernement a pu brosser sur cette base un tableau triomphal de son action. Alors que le PIB est toujours en recul de 23 % en volume par rapport à ses niveaux de 2007 et que le revenu nominal médian des grecs demeure en retrait de 20 % par rapport à 2010, et alors même que les prix ont progressé de 12 % sur la même période.

Surtout, la Grèce a un très piètre bilan productif. La balance des paiements se creuse à nouveau. En 4 ans, le pays n’a en rien renforcé sa base productive et ses moteurs de croissance propre, autrement dit sa base fiscale. L’investissement direct, n’a fait que renoué avec ses niveaux d’avant crise, considérés déjà faibles, sans traduire un regain d’attractivité ou une dynamisation de l’offre, n’étant que le reflet d’un transfert de propriété vers l’étranger de structures existantes. Ces transferts sont en lien avec les privatisations et les saisis des biens immobiliers privés conduisant à l’appauvrissement d’une partie des classes moyennes et populaires.

Un résultat électoral à plusieurs lectures

Malgré l’usage de la proportionnelle intégrale lors de ces élections, le gouvernement a bénéficié à plein de cette illusion d’optique, éclipsant les inquiétudes suscitées par l’image ternie du pays concernant l’état des médias, l’état de droit, les accusations d’infraction à la législation européenne au plan migratoire et les allégations d’actes répréhensibles répétés de la part de députés conservateurs au plan financier. Les graves faits divers ou les scandales qui ont éclaté (drame ferroviaire, écoutes téléphoniques, refoulements de réfugiés, scandales de corruption, feux des forêts etc.) n’ont pesé que marginalement sur le vote. K. Mitsotakis a réussi à s’accrocher, utilisant pour fusible son chef de cabinet et son chef du renseignement grec qui ont été contraints de démissionner. Il a gagné 155 972 voix de plus par rapport à l’élection de 2019. Contrairement aux attentes, Nouvelle Démocratie arrive en premier dans les préférences des jeunes électeurs avec un pourcentage de 31,5 %.

La loi électorale a encouragé une participation accrue, laquelle a progressé d’un peu plus de 3 % par rapport au dernier scrutin. En même temps elle a conduit à un éparpillement des voix de gauche, à l’image de sa confusion et de son désarroi idéologique. L’essaimage de l’électorat de SYRIZA souligne notamment que sa stratégie autour du récit « coalition progressive » a été un échec. Une grande partie de l’électorat de gauche, désavouant la stratégie de modération et de stretching idéologique, s’est finalement replié vers le PASOK, le parti communiste grec (KKE) ou de plus petits partis à profil idéologique réactionnaire, voire nationaliste ou raciste qui flirtent avec le seuil de 3 %. Le parti d’A. Tsipras aura durant le dernier mandat servi de béquille législative au gouvernement, délaissant son rôle d’opposant majeur. Entre autres, SYRIZA a voté pour l’achat des six Rafales et de trois frégates françaises, tout comme il a désavoué la renationalisation du service public après le dramatique crash ferroviaire à Tempi. Tsipras porte toujours le fardeau de la capitulation après le référendum de 2015 au plus fort de la crise de la dette, qui a conduit au troisième plan d’austérité considéré le plus dur.

Un majoritarisme à la grecque ?

Cette victoire pour la droite grecque a dépassé ses espérances, ce qui est la preuve que cette victoire ne lui appartient qu’en partie. Si Nouvelle Démocratie a maximisé dans cette élection un rebond de l’économie qui était mécanique, ces effets risquent de s’épuiser. Le pays demeure de la sorte en situation de grande vulnérabilité financière. Il enregistre une dette publique (171,3 % du PIB) qui surplombe encore de plus de 60 points de PIB ses niveaux jugés alarmants de 2008. En plus, la Grèce enregistre un des taux les plus élevés de personnes menacées de pauvreté. À noter que le revenu réel a diminué de 7,4 % en 2022 en raison d’une inflation élevée, selon les données de l’OCDE.

La Commission a tiré le signal d’alarme en rappelant qu’à moyen terme il y aura un retour à la discipline budgétaire. À partir de 2024, la Grèce devra revenir à une politique budgétaire visant un surplus primaire de l’ordre de 2-2,5 %. Dans ses recommandations la Commission propose que les mesures horizontales coûteuses de soutien à l’énergie soient supprimées (une incitation à économiser l’énergie), et laissées uniquement aux personnes financièrement malades.

Dans ce nouveau contexte qui se dessinera juste après le nouveau tour d’élection du 25 juin 2023, cette fois-ci avec un scrutin de proportionnelle renforcée, et qui permettra de se former une majorité parlementaire, les enjeux à venir semblent cruciaux. La pression sur la dette publique sera forte et redeviendra à nouveau l’arme nucléaire pour pousser plus loin la privatisation du secteur hospitalier, ou d’autres services et biens publics, la promotion coûte que coûte des partenariats public-privé dans la gestion de l’eau ou de l’éducation.

En plus, il faut garder en tête que le tournant néo-industriel que connaît l’Europe va encore plus creuser le fossé entre centre et périphérie sur le continent. Le retour de la politique industrielle exige des États d’avoir de la capacité publique pour « conduire » l’économie. La Grèce étant très vulnérable et pris dans l’engrenage de l’ajustement fiscal accomplira son rôle périphérique qui lui est donné selon la division du travail dans le capitalisme européen. À ce niveau aucun accord ne pourra garantir de prendre en compte les particularités des pays faibles pour soutenir certains secteurs.

Ainsi, le pays risque de plonger encore plus dans l’enfer de la dépendance car un État démunit de sa capacité de planification ayant comme gouvernants les héritiers des dynasties politiques, des professionnels qui font carrière, des transfuges politiques du monde privé qui circulent entre le business et les hautes sphères de la décision publique ne sera pas en mesure de suivre la stratégie des pays avec un large espace budgétaire. Dans ce cas, la polarisation productive se renforcera.

La droite grecque a profité au maximum de l’assistance financière européenne pour consolider ses réseaux entrepreneuriaux. Mais les subventions ne peuvent pas réorienter l’économie d’un pays. Des ressources propres sont nécessaires pour promouvoir un changement structurel concernant la base productive. L’État devrait retrouver son rôle de planificateur en matière d’investissement et discipliner fortement le grand capital et les grands groupes.

Le parti de Nouvelle Démocratie est sur la bonne voie pour atteindre une majorité très confortable au second tour. Si sa stratégie politique suit la même logique que jusqu’à présent, la Grèce pourrait basculer dans une nouvelle ère encore plus inquiétante que celle que le pays vient de traverser.

Plus les pouvoirs publics seront largement orientés vers le secteur financier, plus la population générale sera méfiante à l’égard de l’élaboration des politiques publiques. Ils ne pourront que donner carte blanche au profit privé sans augmenter les impôts sur les sociétés et les revenus du capital, ni dessiner les industries de demain en les rendant publiques. Ils se soumettront aux subventions de l’UE qui impliquent un transfert de ressources du travail et du secteur public vers le capital, exacerbant les inégalités et les ressentiments.

Pour que cela puisse se faire sans mettre au risque la stabilité du pays, un type de majoritarianisme à la grecque est peut-être en train d’émerger. Il n’est pas tout simplement le duplicata du cas hongrois, polonais ou turc. En fait, il a ses propres caractéristiques, y compris par rapport aux droites alternatives (i.e. Alt-Right). Les élites qui composent cette majorité (classe bourgeoise compradore, bourgeoisie bureaucratique et commerçante compradore) sont le rassemblement de ces forces sociales qui veulent montrer leur primauté en tant que catégorie de la population (classe, culture) ayant le droit de prendre des décisions qui affectent profondément la société. Elles sont néolibérales et plutôt cosmopolites, européanistes, mais elles prônent aussi le renforcement des pouvoirs de sécurité, de contrôle politique et d’ordre.

Généralement dans des régimes basés sur le majoritarisme et la loyauté avec des problèmes de grande pauvreté, de divisions ou d’inégalités et où le revenu principal du pays provient d’une ressource, dans le cas grec c’est le mono-secteur du tourisme, le chef (et son parti) adopte le rôle du protecteur plutôt que de représentant du peuple. Il est perçu comme assurant une gouvernance efficace et bénéficie du soutien populaire. Le leadership est vu comme un rempart dans des menaces externes, réelles ou fabriquées, dans la cohésion interne et le « développement économique ». Les dirigeants essaient de garder le contrôle, d’augmenter leur richesse, de limiter la participation de masse et de contrôler les ressources critiques. Ils n’ont pas un pouvoir absolu et illimité et opèrent dans des limites indéfinies en formant des alliances avec de puissants hommes d’affaires, l’Église et les dirigeants locaux.

Si la Grèce se dirige vers un régime de ce type basé sur la loyauté politique, le risque d’avoir une exacerbation de la radicalisation à l’extrême droite doit être pris en compte. Il nous faut rester vigilant face à la multiplication des réseaux informels de relations pyramidales de clientélisme avec fourniture de ressources (comme le contrôle de l’emploi, les marchés publics, l’investissement, le potentiel de profit), la confiance dans les relations de patronage et les réseaux d’alliances qui parcourent la société et transcendent la distinction entre les sphères publique et privée, et permettent alors la corruption comme caractéristique endémique. Si ce basculement s’opère, les dépenses militaires liées aux exportations de ressources naturelles continueront à être élevées et nous serons témoins de l’abus des dépenses publiques, de la mauvaise allocation du capital, du rachat de rivaux, des investissements étrangers minimes.

Alors la question qui se posera bientôt est la suivante : le cycle de crise achevé, va-t-il laisser place à un modèle de sous-développement géré par un nombre fermé d’héritiers, des puissants mécènes entourés par des loyaux fidèles issus des classes moyennes qui cherchent à grimper et concourir à des postes de pouvoir et de récolter des gains ?


Filippa Chatzistavrou

Politiste, Professeure assistante de science politique et administration à l'Université d’Athènes.