Théâtre

« Le poids ne peut jamais être persuadé » –  sur L’Homme de plein vent de Pierre Meunier

Philosophe et écrivain

Vingt-sept ans après sa création au Festival d’Avignon, Pierre Meunier et Hervé Pierre reprennent L’Homme de plein vent au Théâtre de la Bastille. Ce spectacle qu’on croirait dater d’hier met un duo d’humeurs contraires aux prises avec un décor-machinerie animé par un manipulateur qui tire à vue les ficelles. Un théâtre où l’on fait autant que l’on dit, où les poids et les matières font se courber les corps, où l’on rêve de voler dans un monde où tout pèse. Il faut ici entendre le mot soulèvement dans son sens le plus littéral, celui d’une insurrection contre la pesanteur et d’une épopée du contre-poids.

« Ce qu’il y a de plus haut est le plus compréhensible,
le plus proche, le plus indispensable. »
Novalis, Pollens.
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Deux hommes sont suspendus dans les airs par des harnais que relie un jeu complexe de cordes tendues et de poulies ; ils se font face ; l’un se plaint, souhaiterait descendre, l’autre se réjouit, voudrait s’élever encore ; deux corps pesants qui s’opposent par leur manière de peser ; le premier, attaché aux choses terrestres, prosaïque, volontiers sarcastique, mangeur de cailles, est vérificateur des poids et mesures ; le second, poète prompt au lyrisme, aspirant au ciel, aphoristique et perché comme le baron de Calvino, invente des mécaniques de portage et d’élévation ; le premier se nomme Kutsch, le second Léopold von Fliegenstein.

Léopold entend vaincre la pesanteur. Son nom ne signifie-t-il pas « pierre volante » ? Il a convaincu Kutsch de l’accompagner dans son combat. Celui-ci est encore hésitant. Il possède un kilogramme qu’il caresse avec tendresse quand Léopold est occupé ailleurs. Il craint les hauteurs. Mais la passion de Léopold est contagieuse. Kutsch veut y croire. Il ne reniera pas son serment de vérificateur, ne remisera pas son poinçon, mais l’assistera dans son combat. Léopold aura persuadé Kutsch comme Don Quichotte a persuadé Sancho Panza. Moins par sa raison que par son enthousiasme ingénu. Sancho Panza veut y croire car la perspective de Don Quichotte rend la vie plus excitante. Ne fera-t-il pas tout, finalement, pour s’assurer que le monde ne vienne pas contredire les illusions de son maître ? Le vrai romancier, c’est peut-être lui. Kutsch n’est pas Sancho mais il saura jouer le metteur en scène quand cela s’avèrera nécessaire afin que Léopold, en route vers les astres, vive pleinement l’illusion, c’est-à-dire le théâtre. Et Kutsch de devenir un Mélies sans caméra diffusant de la fumée, projetant des comètes et élevant des constellations autour de son compagnon volant.

L’Homme de plein vent est un spectacle plein de machines mais sans aucun moteur. Tout y est exclusivement mécanique. Les leviers, les poulies, les treuils et les engrenages sont actionnés à la main et à la force des bras. Comme le dit Kutsch en soupirant : « tirer, porter, soulever ». Pour vaincre la pesanteur, il faut d’abord s’y soumettre. On porte des poids et des contrepoids, on tire des cordes enroulées sur des palans, on actionne des engrenages, on soulève des corps harnachés ou crochetés par les pieds, etc. Théâtre d’actions au moins autant que de paroles, où il ne s’agit pas de représenter, ou pas seulement, mais de faire sentir la pesanteur des poids, l’action des forces, la puissance démultipliante des mécaniques. Porter effectivement des poids qui pèsent, soulever effectivement des corps en tirant sur des cordes, éviter de justesse une masse de plusieurs dizaines de kilogrammes oscillant au bout d’un câble suspendu à un crochet de métal. Suer, souffler, ahaner.

Les mots de Léopold sont d’autant plus aériens que les corps auxquels ils s’adressent sont conscients de leur masse. Nos corps de spectateurs, celui de Kutsch transportant une lourde pièce de métal d’un bout à l’autre du plateau, celui de Léopold escaladant un empilement de sommiers à ressorts et s’y maintenant, debout ou couché, dans un équilibre précaire. Juché sur la pile grinçante, il vacille. Mais l’instabilité de sa situation ne tarit pas son flux, elle augmente au contraire son débit. Plus la pesanteur menace, plus il parle. Comme si les mots étaient capables à eux seuls de diminuer son poids, d’être une contre-force à la force pondérale. Comme si les mots, à la condition d’être bien agencés, de faire entre eux corps d’air expiré, pouvaient alléger les corps qui les forment et énoncent.

« D’une étreinte sublime au-dessus de l’orage naîtra une espèce nouvelle affranchie du tourment de peser. L’air sera plein du babil de ces petits volommes. Ils tèteront les nuages et grandiront dans la chaude lumière d’Hélios » dit Léopold à qui veut l’entendre, se persuadant lui-même qu’un tel monde est possible, l’utopie du non-poids, avant d’entreprendre de convaincre Kutsch de l’aider à émanciper les corps du joug de la gravité, de rejoindre le royaume de l’upondie. Léopold parle car il sait que le poids est têtu.

Le 5 octobre 1910, le jeune Carlo Michaelstaedter envoyait à l’Université de Florence le manuscrit de sa thèse de maîtrise de philosophie. La persuasion et la rhétorique, c’est son titre, commence par une méditation sur le poids : « Un poids pend à un crochet et parce qu’il pend il souffre de ne pouvoir descendre. » Le poids veut descendre, il est animé par la « faim du plus bas ». Alors nous le détachons du crochet. Mais cela ne le libère pas de sa faim car aucun des points qu’il atteint ne peut le satisfaire. Toujours plus bas il veut descendre. Comme l’écrit Carlo Michaelstaedter en conclusion de ce développement liminaire : « Le poids ne peut jamais être persuadé[1]. »

Kutsch le sait même s’il lui arrive de penser le contraire, emporté par les mots de Léopold. Mais Léopold est un être de la persuasion. Il croit en la puissance des mots agencés, à la contre-force active de la poésie ; croyance anachronique s’il en est ; dont on pourrait trouver les traces chez Novalis, cet autre Fliegenstein ; dans Henri d’Ofterdingen, son grand roman inachevé, Henri rêve, Mathilde l’embrasse, tellement qu’ils ne peuvent plus se séparer. Novalis écrit : « Elle lui dit dans sa bouche le mot secret d’une parole magique, telle que son être entier en retentit. Il était sur le point de se le répéter lorsque son grand-père appela ; et il fut réveillé. Ce mot, pour le savoir encore, il aurait volontiers donné sa vie[2]. »

La pesanteur peut devenir un théâtre, un théâtre de la domestication de la force et de la persuasion des corps.

Il y a deux manières de comprendre cette « persuasion ». On peut être persuadé absolument : le poids cessera alors de peser. La pesanteur sera vaincue. Mais la légèreté le sera alors également. Comment être léger dans un monde où rien ne pèse ? Comme l’écrit Michaelstaedter un peu plus loin : « si [la vie] se possédait ici et maintenant entièrement et ne manquait de rien, si rien ne l’attendait dans le futur, elle ne se continuerait pas : elle cesserait d’être vie. » La persuasion ne peut pas être absolue. Mais elle peut être relative. Être une voie. Le poids ne peut s’affranchir de la pesanteur mais il peut lui résister, ne pas se satisfaire du plus bas, s’élever chaque jour un peu plus haut même s’il lui faut pour cela tomber ou redescendre. Quelques pages avant le début de deuxième partie de sa thèse, consacrée à la critique de la rhétorique, Michaelstaedter écrit, et ces mots pourraient être ceux de Léopold : « La voie de la persuasion n’est pas un trajet d’“omnibus”, elle ne comporte aucun signe, aucune indication qui puissent être communiqués, étudiés, répétés. […] la voie de la persuasion ne comporte que cette indication : ne t’adapte pas à ce qui t’est donné comme suffisant. »

Si toute persuasion est relative, le fait d’une vie en tant qu’une vie ne peut jamais être pour soi-même, alors la mécanique est nécessaire. Il faut au poids des contre-poids, des leviers pour soulever les masses, des cordes et des poulies pour décupler la force, des manivelles et des engrenages pour s’assurer que le corps levé ne retombe point. Que font ces machines qu’on dit simples et que Héron d’Alexandrie décrivit peu après J-C dans le deuxième livre de ses Mécaniques ? Certaines transfèrent la force, d’autres en changent la vitesse ou l’amplitude, d’autres encore en modifient la distance ou la direction. Elles ne l’annulent, elles en jouent, elles en déportent ou en affaiblissent l’effet. Le poids ne cesse pas d’être soumis à la pesanteur, mais les machines permettent de l’apprivoiser. Autrement dit, elle peut devenir un théâtre, un théâtre de la domestication de la force et de la persuasion des corps.

Léopold suspend Kutsch par les pieds en s’aidant d’un palan. La tête en bas, Kutsch devient disert. Il raconte comment, à peine accouché, il roula dans la pente – force – et comment sa mère le remonta la peau de son cou entre les dents – contre-force. Ce qui fait, peut-être, un troisième argument contre la pesanteur : l’amour. Pas l’amour des poètes et des mots, l’amour de l’attraction physique, des culs et des griffes, des corps qui pèsent l’un contre l’autre, qui mordent et qui frottent. Léopold l’a connu. Autrement que Kutsch. Il en parle au passé, comme d’une voie interrompue, désormais impossible. La femme est partie. Leur théâtre est comme l’art pour Duchamp, une grande machine célibataire.

Il est un troisième homme dans cette affaire et sur le plateau : Schwermann. Il est du théâtre l’ingénieur, celui qui met en branle la grande machinerie des cintres et des coulisses, l’acteur des cordages, l’agent des contre-poids, le manipulateur des masses. Il est celui qui déplace la grande toile écrue qui sert de rideau, de décor de fond de scène, de voile battante et de ciel nocturne. Il est celui qui fait descendre trapèze et crochet. Si Kutsch est Sancho, Schwermann est le vent qui fait tourner les ailes du moulin, la puissance indifférente et imprévisible des choses, cela, incarné par un celui, auquel on résiste mais contre lequel il n’est de victoire que locale et éphémère.

Des humains, on a fait le tour. Mais il n’y a pas qu’eux. On peut même dire qu’ils sont ici minoritaires. J’ai parlé des machines et des corps, mais pas encore du reste : les cages, les tonneaux de métal, les tuyaux ajointés, sans parler du grand coffre fermé par deux crochets et qu’il faudra bien se résigner à ouvrir. Leur fonction est mystérieuse, du moins au début, jusqu’à ce que l’on comprenne ce qu’ils recèlent et à quoi ils servent. Le moment est bref. Un bruit retentit. Léopold saisit un tuyau ajointé et en place l’ouverture sous un conduit, juste à temps pour recueillir une boule de métal dont il guide la course jusqu’à un tonneau d’acier. Elles sont plusieurs à habiter là. On les entend parfois cogner. D’autres sont en cage. De temps en temps, on les sort et on les laisse rouler sur le plateau. Quand elles se mettent à danser au fond de leur tonneau, Kutsch et Léopold embouchent les tuyaux et leur chantent des airs. On comprend à les entendre se démener qu’elles aussi aspirent à s’élever, que le poids certes souffre de ne pouvoir descendre, mais plus encore de ne pouvoir monter. À moins qu’il ne sache déjà le faire et que ce soit l’humain qui l’en empêche, comme ce ruban sauvage que l’on retient prisonnier au fond d’un grand coffre.

Pendant que Carlo Michaelstaedter rédigeait sa thèse de maîtrise, l’écrivain et dessinateur prussien Paul Scheerbart tentait d’inventer un « perpetuum mobile » – une machine à mouvement perpétuel. Pendant deux ans et demi, du 27 décembre 1907 au 12 juillet 1910, il y consacra tout son temps et presque tout son argent. Le journal de ses recherches a été traduit en français il y a quelques années. Y figurent vingt-six schémas de mécaniques à roues, leviers, poids et engrenages censées, une première impulsion donnée, ne jamais cesser de fonctionner, les leviers de se mouvoir et les roues de tourner. Le principe de son invention, dont les schémas ne sont que les multiples (et de plus en plus complexes) variations, est la gravité. Comme il l’écrivait dans la préface de son journal : « […] quand une charge tombe, il faut bien exercer une force pour la remonter, et donc elle ne peut se mouvoir perpétuellement puisqu’elle tombe. Mais il est pourtant possible qu’une charge mette en mouvement un système de roues, sans que cette charge n’atteigne le sol. Pourquoi cela serait-il donc impossible[3] ? ».

Un peu moins d’un siècle avant L’Homme de plein vent, Paul Scheerbart proposait une quatrième manière de résister à la pesanteur, en retournant la force contre elle-même, en faisant de l’énergie de la chute celle d’un mouvement toujours renouvelé. Son journal se concluait par ces mots : « Le 12 juillet 1910, je réussis, après introduction d’un facteur nouveau, à résoudre impeccablement le problème. Malheureusement, je dois me taire là-dessus […] ».

L’Homme de plein vent joue au Théâtre de la Bastille du 9 au 26 mai 2023.


[1] La persuasion et la rhétorique, Marilène Raiola (trad.), éd. de l’Éclat, 1989, pages 41-42.

[2] Œuvres complètes, Armel Guerne (trad.), Gallimard, 1975, page 163.

[3] Perpetuum mobile. L’histoire d’une invention, Odette Blavier (trad.), Zones sensibles, 2014, page 6.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] La persuasion et la rhétorique, Marilène Raiola (trad.), éd. de l’Éclat, 1989, pages 41-42.

[2] Œuvres complètes, Armel Guerne (trad.), Gallimard, 1975, page 163.

[3] Perpetuum mobile. L’histoire d’une invention, Odette Blavier (trad.), Zones sensibles, 2014, page 6.