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An 21 de l’ère Erdogan : la continuité turque ?

Économiste et politiste

Les résultats des élections présidentielle et législatives en Turquie viennent de confirmer qu’une petite majorité continue, depuis 20 ans, de faire confiance à Erdogan. C’est le plus long règne personnel de l’histoire de cette République. Quelles leçons politiques tirer de ces élections ? Comment interpréter les premiers mouvements d’Erdogan pour ce « siècle de la Turquie » qu’il a annoncé ?

Les élections législatives et présidentielle qui ont eu lieu en Turquie en mai 2023 avaient un caractère référendaire et plébiscitaire. Référendaire parce que les débats électoraux portaient, entre autres, sur la poursuite ou non d’un système politique autocratique ad hoc, « le système de gouvernement de la présidence de la République », accepté par référendum en 2017.

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Mais ces élections avaient aussi un caractère plébiscitaire puisque les électeurs étaient mobilisés surtout pour soutenir le maintien de Tayyip Erdogan au pouvoir ou pour y mettre fin. Voter pour son principal rival signifiait non seulement vouloir la fin du long règne d’Erdogan mais aussi le retour à l’État de droit, l’assouplissement immédiat du système hyper-présidentiel et, à terme, le retour vers un régime parlementaire.

Les résultats ont confirmé qu’une petite majorité en Turquie continue, depuis 20 ans, de faire confiance à Erdogan, en tant que Premier ministre puis président de la République. C’est le plus long règne personnel dans l’histoire de cette République qui va fêter ses cents ans en octobre 2023. À la fin de son troisième mandat présidentiel, Erdogan et son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), auront dirigé la Turquie presqu’aussi longtemps que le CHP (Parti républicain du peuple) fondé par Mustafa Kemal en 1923, un mois avant la proclamation de la République. À la différence près que le CHP a pu régner en Turquie jusqu’en 1950 sous le régime du parti unique – qui a pris fin seulement en 1946 –, alors que l’AKP est resté au pouvoir après des élections pluralistes régulièrement renouvelées et marquées par un taux de participation particulièrement élevé. Par ailleurs, Erdogan a été le premier Président élu au suffrage universel de l’histoire de la République, en 2014.

L’enjeu des élections de mai 2023 tenait au choix entre la consolidation d’un système politique, économique et culturel marqué par la personne de Tayyip Erdogan, c’est-à-dire de l’erdoganisme, et une bifurcation vers un système démocratique dans lequel le vieux parti kémaliste ayant enfin réussi sa mue idéologique deviendrait la force d’attraction du changement.

Les résultats électoraux ont montré que la majorité des électeurs choisissent la consolidation de l’erdoganisme, mais ils ont aussi révélé une stabilité étonnante dans le partage des voix entre les partisans d’Erdogan et ses opposants depuis dix ans. En effet, Erdogan a gagné les trois élections présidentielles de 2014, de 2018 et de 2023 toujours avec le même score – qui oscille entre 51,5 et 52,5 % des bulletins valides. Face à lui, le ou les candidats d’opposition ont obtenu autour de 48 % des voix. On retrouve de manière significative ce clivage socio-politique dans les résultats du référendum de 2017 instaurant le régime hyperprésidentiel. Le « oui » l’a emporté, avec 51,4 % des voix, peut-être grâce à une modification des règles de validité des bulletins au cours du scrutin.

S’il réussit chaque fois à former une majorité – ce qui est in fine fondamental – Erdogan n’arrive pas à gagner un tant soit peu la confiance des électeurs du camp d’en face et à élargir sa base électorale depuis dix ans. Cette remarque est aussi valable pour le camp adverse pour lequel cette étanchéité entre les deux camps pose un problème bien plus grand. Les forces politiques opposées au règne d’Erdogan n’arrivent pas non plus à percer ce plafond de verre malgré leurs différents essais, que ce soit en présentant un seul candidat en 2023 ou chaque parti de l’opposition présentant son propre candidat au premier tour comme en 2018.

De l’autre côté, depuis la tentative de coup d’État de 2016, Tayyip Erdogan et son parti ne peuvent plus gagner les élections législatives et les élections présidentielles sans former des alliances explicites avec d’autres forces politiques. La dernière fois que L’AKP a pu obtenir une majorité au Parlement sans passer d’alliance remonte aux élections de novembre 2015. Erdogan n’a été élu Président qu’une seule fois sans avoir besoin de chercher le soutien d’autres forces politiques que celle de son parti, en 2014. En revanche, depuis 2016, il est obligé de former une alliance formelle, l’Alliance populaire, avec le parti d’extrême droite nationaliste MHP pour remporter les scrutins, que ce soit pour gagner le référendum de 2017 ou les élections présidentielle et législatives. En 2023, il a dû élargir cette alliance à deux autres petits partis d’extrême droite, l’un intégriste radical sunnite turc et l’autre intégriste radical nationaliste kurde.

Cette alliance gagnante autour d’Erdogan est devenu en réalité bien plus qu’une simple alliance électorale. Elle représente le projet de société porté par l’erdoganisme, marqué par un conservatisme sociétal radical dont le cheval de bataille est devenu la stigmatisation des revendications d’égalité des femmes et de reconnaissance des LGBTQ d’une part, et, d’autre part, un nationalisme vindicatif érigé face aux revendications portées par les Kurdes et, au-delà, face à ceux qui adhèrent au projet de modernisation occidentaliste. L’ensemble forme le large spectre des « ennemis de l’intérieur ».

Dans le « siècle de la Turquie » annoncé par Erdogan pour le second centenaire de la République, un des objectifs majeurs sera l’intensification de la guerre culturelle afin de réaliser la « domination culturelle », objectif qu’il a exprimé plusieurs fois en regrettant qu’il n’ait pas pu être atteint malgré vingt années passées au pouvoir. « La formation d’une jeunesse pieuse » constitue l’épine dorsale de ce projet. Après la mise en place dans les programmes scolaires de plusieurs cours optionnels de religion et l’augmentation sensible du volume horaire du cours obligatoire de religion – introduit par les militaires en 1980 –, depuis quelques mois, la nomination des imams et des prédicateurs comme conseillers moraux dans les établissements scolaires parachève ce projet. La Direction des affaires religieuses, dotée de larges moyens financiers et à la tête de 120 000 imams fonctionnaires constitue le bateau amiral de ce projet de magistère culturel. Par ailleurs, de plus en plus de mairies contrôlées par l’AKP ou son allié interdisent des manifestations culturelles sous prétexte d’incompatibilité avec les valeurs morales de la population, de la sécurité de l’État ou de l’adversité affichée vis-à-vis du gouvernement.

Le nouveau cabinet formé par Erdogan a été perçu dans les chancelleries occidentales comme le signe d’un changement de cap possible pour son dernier mandat. En effet, ce cabinet se présente comme celui des techniciens dans le domaine économique et un retour vers des politiques économiques plus conformes à l’orthodoxie libérale est attendu en raison de la force de la crise économique. Le retour à la tête du Trésor et des finances de Mehmet Simsek, gestionnaire d’un fonds d’investissement londonien, et la nomination comme gouverneure de la banque centrale d’une turco-américaine appartenant au cercle restreint de dirigeants de banques d’affaires aux États-Unis sont des signes envoyés pour rassurer les milieux financiers internationaux.

Sur le plan intérieur, la réélection d’Erdogan n’augure pas d’un retour – même très timide – aux règles de l’État de droit.

L’économie turque est au bord d’une crise financière, en grande partie à cause d’une politique de taux d’intérêt très négatifs imposée par Erdogan. Le besoin d’apport en capitaux extérieurs pour surmonter une crise des paiements extérieurs s’impose en urgence, de même qu’une augmentation substantielle des taux d’intérêt pour freiner la dépréciation de la livre turque et contrôler une inflation qui fluctue officiellement autour de 50 % mais en réalité probablement bien plus haut. Mais l’objectif qu’Erdogan a assigné à son parti, au lendemain même de sa réélection, à savoir regagner les mairies des grandes villes en mars 2024, et notamment celle d’Istanbul, va probablement faire ralentir ou reporter sine die la politique de stabilisation attendue par les milieux financiers internationaux. Beaucoup moins populaire dans les grandes métropoles où les effets de l’inflation se font sentir bien plus que dans les petites villes et les campagnes – qui ont voté massivement pour lui –, Tayyip Erdogan peut difficilement laisser les mains libres aux nouveaux responsables de la politique monétaire et budgétaire avant la fin de l’échéance des municipales.

Sur le plan de la politique sécuritaire, la continuité est de mise avec le nouveau cabinet. La nomination du chef des services secrets – l’homme de confiance d’Erdogan – aux Affaires étrangères et de son conseiller diplomatique à la tête des services secrets, comme la nomination du chef de l’état-major à la défense – comme le précédent – peuvent être interprétées comme une volonté de reprise du dialogue avec les puissances occidentales, notamment américaine.

Mais sur le plan intérieur, cela n’augure pas d’un retour – même très timide – aux règles de l’État de droit. En 2022, la population carcérale a augmenté de 15 % pour atteindre 340 000 personnes, soit près de 400 prisonniers pour 100 000 habitants, de loin le taux d’incarcération le plus élevé au sein du Conseil de l’Europe depuis le départ de la Russie. Environ 10 % de la population carcérale est incarcérée pour des motifs liés au « terrorisme », accusation qui englobe les prisonniers politiques et d’opinion, ainsi en est-il de milliers de cadres du HDP, le parti prokurde de gauche, ou du mécène Osman Kavala, de journalistes et d’avocats. Le Président réélu n’a pas donné de signes d’un assouplissement de la politique répressive lors de son discours de victoire postélectoral. Bien au contraire, Erdogan a fait acclamer à ses supporters la nécessité d’appliquer la peine de mort – pour le moment interdite par la Constitution – pour l’ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtas, incarcéré depuis bientôt sept ans.

Mais que reste-t-il des 48 % qui ont voté contre Erdogan ? Pour le moment, une très grande déception et démoralisation. Le large front anti-Erdogan a volé en éclat. La stratégie de l’alliance hétéroclite, l’Alliance nationale, formée entre le CHP et des partis dissidents de l’AKP ou du MHP, dont le candidat unique a pu compter sur le soutien du HDP dès le premier tour, apparaissait comme la stratégie gagnante face à Erdogan avant les élections. Ils sont désormais désignés comme les principaux responsables de l’échec de mai 2023 dans les débats au sein des partis d’opposition qui préparent tous leur congrès anticipé. Cette situation augure mal des élections municipales à venir pour l’opposition. Le système électoral en vigueur pour l’élection des maires, un scrutin à un seul tour, permet à celui qui arrive premier de gagner, ce qui impose de présenter dans les grandes villes un candidat unique face au candidat de l’Alliance populaire. C’est cette stratégie qui avait pu imposer en 2019 l’alternance à Istanbul ou à Ankara après le règne ininterrompu de l’AKP depuis 1994. Cela risque de ne pas se reproduire, notamment à cause de la mise à l’écart du HDP, le parti prokurde, par les composantes nationalistes de l’alliance de l’opposition.

La criminalisation systématique du HDP comme une formation « en lien avec une organisation terroriste », c’est-à-dire le PKK qui poursuit une lutte armée, est une des stratégies principales de l’État-AKP pour tétaniser l’opposition qui a besoin mathématiquement du soutien du HDP – qui mobilise autour du 10 % des voix au niveau national – mais ne veut pas subir les torrents d’accusations orchestrés par le pouvoir selon lesquelles cela signifierait être « en intelligence avec les terroristes ». La non-résolution du problème kurde constitue le premier obstacle à la perspective de démocratisation de la Turquie.

La perspective d’une crise économique d’une plus grande amplitude reste la grande interrogation, elle est un facteur important de la direction que prendra l’erdoganisme dans les mois à venir. De nouveaux tours de vis dans la répression pour étouffer les mécontentements intérieurs et un engagement plus massif pour renforcer une hégémonie nationaliste-religieuse sont fort possibles, et en tout cas bien plus probables que l’assouplissement de l’erdoganisme face aux difficultés économiques. L’erdoganisme répond en fait à une aspiration ancrée dans la société turque qui tend à souhaiter se placer sous la protection d’une forte personnalité autoritaire, censée la protéger des desseins maléfiques des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. L’erdoganisme fonctionne justement comme un pompier pyromane qui attise et amplifie ces peurs tout en se positionnant comme le protecteur de la « nation authentique » en proie aux menaces existentielles et satisfait le besoin de rêver le retour aux grandeurs perdues d’antan. En cela, Erdogan est un éminent membre du nouveau club international des autocrates populistes voire de l’extrême-droite globale.


Ahmet İnsel

Économiste et politiste, Professeur émérite de l'Université Galatasaray, co-responsable des éditions Iletisim à Istanbul

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