International

Migrants et smartphones : des communications virtuelles ambiguës

Socio-anthropologue

Au Maroc, les migrants originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest font un usage ambivalent des réseaux sociaux. L’obligation de réussite qui pèse sur eux les contraint à réduire la communication à propos de leurs difficultés économiques et des violences qu’ils subissent dans un contexte de racisme anti-noir systémique qui imprègne encore largement l’imaginaire populaire maghrébin. Pour autant, ils sont toujours connectés. Connectés, mais pas toujours reliés. Et encore moins « doublement présents ».

L’invention et la diffusion des technologies de l’information et de la communication ont suscité un large panel d’idées que l’on peut opposer entre pessimisme et optimisme technologique. La démarche critique ou pragmatique de l’analyse des usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) consiste à prendre ses distances avec le « catastrophisme » et « l’optimisme béat » de ces deux types d’approches. Dans cet article, j’étudie les obstacles à la communication entre les migrants et le réseau social d’origine et les conséquences de l’hypermédiatisation des violences sur les routes migratoires sur le contenu de ces échanges.

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Relations familiales ambiguës et participation financière

Au Maroc, les ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest possèdent tous un smartphone et ce, quelle que soit leur situation économique, mais pas forcément pour communiquer avec leurs familles avec lesquelles il arrive que les liens soient distendus et lâches, voire inexistants. Le choix de ne pas communiquer de façon étroite avec les siens peut être opéré de manière temporaire ou prolongée. Il y a d’abord les personnes migrantes qui veulent attendre de se stabiliser ou qui ne souhaitent pas révéler à leurs proches les difficultés qu’elles traversent. Les liens peuvent aussi être interrompus du fait de l’impossibilité de pouvoir expliquer le départ en le situant dans un ordre familial acceptable, ou bien à la suite d’un drame. C’est le cas de Bijou (38 ans, Ivoirienne) qui a rejoint le Maroc pour « redémarrer à zéro » suite au décès de son fils ainé, ou encore de Fabien (28 ans, Camerounais), pour fuir les représailles qu’il craignait suite au décès de sa petite amie dans un accident de voiture.

Enfin, beaucoup de relations familiales sont marquées par une obligation de réussite qui crispe les échanges et la possibilité d’envoyer de l’argent est bien souvent corrélée au maintien de liens réguliers, ce qui nécessite d’avoir des revenus stables. Cette pressio


[1] A. Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 44.

[2] C. de Gourcy, « Si proche, si loin. La “condition d’absent” à l’épreuve de l’éloignement géographique », in Nathalie Ortar, Monika Salzbrunn, Mathis Stock (dir.), Migrations, circulations, mobilités. Nouveaux enjeux épistémologiques et conceptuels à l’épreuve du terrain, Aix-enProvence, Presses universitaires de Provence, 2018, pp. 155-165.

[3] C. de Gourcy, 2018, op. cit.

[4] A. Sayad,1999, op. cit. p. 255.

[5] Le racisme anti-noir systémique imprègne encore largement l’imaginaire populaire maghrébin. Voir M. El Miri « Devenir « noir » sur les routes migratoires : racialisation des migrants subsahariens et racisme global. » Sociologie et sociétés, volume 50, numéro 2, automne 2018, p. 101–124 ; T. N’diaye, T. (2008), Le Génocide voilé, Paris, Gallimard, « Continents noirs » ; C. Sadai, « Racisme anti-Noirs au Maghreb : dévoilement(s) d’un tabou », Hérodote, 2021/1 (n° 180), p. 131-148 ; S. Trabelsi, « Comment le Maghreb en est-il venu à rejeter son africanité ? », tribune, Le Monde, 24 février 2019.

[6] Le concept de « corps-frontière » développé par N. Guénif-Souilamas se fonde sur l’expérience de domination des migrants dont le corps « incarne la frontière que le migrant transporte avec lui et fait de celui-ci une frontière en soi, une cible mouvante, qui, quelles que soient ses pérégrinations, sert à localiser la limite entre intériorité et extériorité, entre légitimité et illégitimité, entre légalité et illégalité ». Nacira Guénif-Souilamas, « Le corps-frontière, traces et trajets postcoloniaux », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 222.

[7] J. Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015

[8] Ibid., p. 217.

[9] «

Annélie Delescluse

Socio-anthropologue, Docteure en socio-anthropologie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Notes

[1] A. Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 44.

[2] C. de Gourcy, « Si proche, si loin. La “condition d’absent” à l’épreuve de l’éloignement géographique », in Nathalie Ortar, Monika Salzbrunn, Mathis Stock (dir.), Migrations, circulations, mobilités. Nouveaux enjeux épistémologiques et conceptuels à l’épreuve du terrain, Aix-enProvence, Presses universitaires de Provence, 2018, pp. 155-165.

[3] C. de Gourcy, 2018, op. cit.

[4] A. Sayad,1999, op. cit. p. 255.

[5] Le racisme anti-noir systémique imprègne encore largement l’imaginaire populaire maghrébin. Voir M. El Miri « Devenir « noir » sur les routes migratoires : racialisation des migrants subsahariens et racisme global. » Sociologie et sociétés, volume 50, numéro 2, automne 2018, p. 101–124 ; T. N’diaye, T. (2008), Le Génocide voilé, Paris, Gallimard, « Continents noirs » ; C. Sadai, « Racisme anti-Noirs au Maghreb : dévoilement(s) d’un tabou », Hérodote, 2021/1 (n° 180), p. 131-148 ; S. Trabelsi, « Comment le Maghreb en est-il venu à rejeter son africanité ? », tribune, Le Monde, 24 février 2019.

[6] Le concept de « corps-frontière » développé par N. Guénif-Souilamas se fonde sur l’expérience de domination des migrants dont le corps « incarne la frontière que le migrant transporte avec lui et fait de celui-ci une frontière en soi, une cible mouvante, qui, quelles que soient ses pérégrinations, sert à localiser la limite entre intériorité et extériorité, entre légitimité et illégitimité, entre légalité et illégalité ». Nacira Guénif-Souilamas, « Le corps-frontière, traces et trajets postcoloniaux », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 222.

[7] J. Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015

[8] Ibid., p. 217.

[9] «