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Restaurants : inéluctable horizon de l’ubérisation ?

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Produisant essentiellement pour les plateformes de livraison, les dark kitchens se multiplient et transforment discrètement la filière de la restauration. Ces « restaurants sans salle » développent une stratégie originale qui consiste à regrouper dans chaque cuisine la production de multiples spécialités : burgers, baos, poulet frit, salades végétariennes, sont produits dans le même lieu puis commercialisés sous différentes marques.

Si vous êtes un client régulier des applications de livraison comme Deliveroo ou Uber Eats, vous avez probablement déjà mangé un plat cuisiné dans une dark kitchen. Ces « restaurants sans salle », qui proposent leur carte exclusivement sur les applications, seraient entre 500 et 1 000 en France (pour 25 000 restaurants référencés sur l’application Deliveroo et 40 à 45 000 sur celle d’Uber Eats). Le développement des dark kitchens contribue ainsi à une transformation discrète de la filière de la restauration, avec un enjeu : permettre l’émergence d’une filière profitable autour de l’activité de livraison, dont les plateformes peinent durablement à dégager un profit.

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Des plateformes déficitaires

Les plateformes de livraison sont en effet des entreprises aux modèles économiques peu performants : depuis leur émergence, il y a une dizaine d’années, elles n’ont jamais été capables d’atteindre la rentabilité sur les marchés occidentaux. L’an dernier encore, Deliveroo déclarait environ 300 millions de dollars de pertes opérationnelles, soit l’équivalent de 12 % de son chiffre d’affaires.

En recrutant leurs travailleurs sous un faux statut d’indépendant, les plateformes semblaient pourtant avoir découvert un procédé idéal pour abaisser artificiellement le coût du travail. Livrer un plat de restaurant chaud, à domicile et à la demande reste un service relativement coûteux, parce qu’il prend du temps, une vingtaine de minutes par livraison et, surtout, requiert la disponibilité de nombreux coursiers qui doivent être prêts à réagir immédiatement. Précaires et sous-payés, les rémunérations de ces travailleurs n’en représentent pas moins autour de 70 % du chiffre d’affaires des plateformes. Compte-tenu des autres coûts requis par le fonctionnement de l’application, c’est encore trop pour dégager un profit.

Il est clair que peu de consommateurs seraient prêts à payer le véritable prix d’un tel service. Cette activité prend tout simplement trop de temps pour que la compression sauvage du coût du travail suffise à en tirer un profit sur un marché de masse. C’est pourquoi les plateformes ont toujours envisagé leur activité comme un service destiné à deux catégories de clients : aux consommateurs, mais aussi aux restaurants, prêts à payer pour réaliser quelques commandes supplémentaires. En répartissant les coûts entre ces deux types de clientèle, l’idée était de s’appuyer sur la contribution économique du restaurant pour pouvoir développer le service de livraison à grande échelle. Dans ce contexte, les difficultés financières des plateformes s’expliquent autant par la nécessité de maintenir des prix limités sur le versant des consommateurs que par leurs difficultés à en faire effectivement supporter les coûts aux restaurants.

Frictions entre plateformes et restaurants

Dans les faits, le modèle des plateformes s’adapte plutôt bien à la petite restauration traditionnelle. Dans ces établissements consacrés au service à table, la livraison est pratiquée comme une activité d’appoint, pour compléter un service ou réaliser quelques commandes supplémentaires. Pour les restaurateurs, c’est donc un moyen peu contraignant de drainer de la trésorerie – quitte à ne pas réaliser de véritable bénéfice sur les commandes vendues par l’intermédiaire des plateformes. Comme l’explique un restaurateur : « effectivement, un cuistot qui est en cuisine et qui fait un plat peut en faire deux, et tant qu’il est pas au max de sa capacité… OK, on va pas faire de marge, mais ça aide à payer les factures. Typiquement, je fais ça pour m’assurer que les factures soient payées et que les salaires soient payés dans les temps, mais je ne fais pas d’argent avec ça. »

Les petits restaurants tolèrent des commissions qui sont généralement fixées à 30 % de la valeur du plat, un niveau élevé puisqu’elles les privent ainsi de l’essentiel de leurs marges. Cependant, dès qu’ils atteignent les limites de leurs capacités, les restaurateurs se déconnectent de l’application et se consacrent pleinement à la clientèle en salle. Les volumes qu’ils produisent pour le compte des plateformes restent par conséquent irréguliers et limités.

Cette situation est bien sûr problématique pour les plateformes, tant du point de vue de la fonctionnalité de l’application qu’en raison de leur mode de financement. Les plateformes lèvent en effet des fonds sur des marchés spéculatifs, où les investisseurs se montrent particulièrement intéressés par le potentiel de croissance des firmes. Dans ce contexte, réaliser des volumes importants est aussi une condition de survie financière…

Les plateformes se tournent donc également vers les fast-foods qui, non seulement produisent des plats adaptés à la vente à emporter, mais maîtrisent également les méthodes qui permettent de les confectionner en masse et à la demande. Pourtant, le modèle économique des plateformes est visiblement moins adapté à ce type de restauration.

Les gérants de fast-food conçoivent en effet la livraison comme un canal de vente à part entière. Dans certains établissements, on n’hésite pas à embaucher du personnel supplémentaire pour répondre à la demande en ligne. Toutefois, au contraire des restaurants traditionnels, les gérants de ces restaurants entendent bien reproduire sur ces commandes des marges équivalentes au reste de leur activité. C’est même une question de survie car, au contraire d’un restaurant traditionnel, les consommateurs ne se pressent pas au fast-food pour la qualité du cadre ou du service, et le restaurant risque de subir un report de certains de ses clients physiques sur la vente en ligne.

Pour reproduire leurs marges, les fast-foods répercutent déjà de façon quasi-systématique le coût des commissions dans le prix des plats. Mais la capacité des consommateurs à absorber ces coûts supplémentaires n’étant pas infinie, et la concurrence entre restaurants restant vive, les gérants négocient aussi étroitement le niveau des commissions avec les plateformes. Dans la restauration rapide, les commissions peuvent ainsi chuter sous le seuil de 25 %. À ce niveau, une partie des commandes ne dégage tout simplement plus suffisamment de revenus pour couvrir les frais de livraison.

Ce contexte, dans lequel les plateformes peinent à concilier des revenus suffisants et des volumes importants, permet d’apprécier le rôle qu’entendent jouer les dark kitchens dans le système de la livraison. En réalisant des volumes de production importants, et en supportant des commissions plus élevées que la restauration rapide, elles apparaissent comme le maillon essentiel d’une chaîne de valeur qui serait profitable aussi bien pour le restaurant que pour la plateforme.

Le modèle des dark kitchens

Ouvrir un établissement et produire exclusivement pour les plateformes suppose un investissement bien moindre que l’ouverture d’un véritable restaurant : un petit local, du matériel de cuisine, l’accès à l’application suffisent. Sur le papier, c’est simple. Dans la réalité, ça se complique : au contraire d’un restaurant classique, les commissions frappent l’intégralité de la production d’une dark kitchen. Autrement dit, c’est jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires qui peut s’évaporer en commissions pour les plateformes.

Toute l’économie du restaurant doit donc se réinventer autour de cette contrainte. L’enjeu, pour une dark kitchen, va être de parvenir à rationaliser la production pour abaisser ses coûts, tout en préservant une qualité suffisante pour tenir des prix relativement élevés. Entre des coûts plus faibles qu’un restaurant traditionnel, et des prix plus élevés qu’en restauration rapide, la dark kitchen espère pouvoir faire tenir les commissions de plateformes et, bien sûr, son propre profit.

Pour les cuisines, une première source d’optimisation des coûts consiste bien sûr à exploiter les avantages d’une spécialisation en livraison. Les plateformes remplacent la devanture de l’établissement, les coursiers se substituent au personnel de service et le client consomme dans son salon : par conséquent, il n’est plus nécessaire de disposer d’un local bien placé, d’une salle de réception spacieuse, ni même d’embaucher du personnel de service. Ces économies sur la masse salariale et sur les charges foncières restent néanmoins insuffisantes, et loin de s’y limiter, les mutations introduites par les dark kitchens prennent un tour plus structurel.

Les dark kitchens développent en particulier une stratégie originale pour étendre leur échelle de production, qui consiste à regrouper dans chaque cuisine la production de multiples spécialités. Burgers, baos, poulet frit, salades végétariennes, poutines, nems et autres bobuns sont produits dans la même cuisine puis commercialisés sous différentes marques sur les applications, comme si chaque spécialité était produite par un restaurant indépendant. Tout se passe alors comme si différents restaurants, drainant chacun sa propre clientèle, partageaient la même chaîne de production : les mêmes locaux, le même personnel, les mêmes matières premières, avec à la clé, des économies importantes. Cette organisation relativement souple permet aussi de suivre les tendances culinaires du moment : que la demande pour les sushis marque le pas, on leur substituera sans grandes difficultés une ligne de poke bowl. En s’appuyant sur cette stratégie, une dark kitchen mature peut réaliser une centaine de commandes par jour et dépasser le million d’euros de chiffre d’affaires par an.

Ainsi, c’est le triptyque volume-variété-qualité qui domine le modèle : l’économie de la cuisine repose sur sa capacité à produire en masse, diverses spécialités, tout en conservant une qualité suffisante pour maintenir les prix à un certain niveau. Toute l’organisation du travail doit suivre pour s’adapter à ces contraintes de production. De ce point de vue, les dark kitchens déploient des techniques de rationalisation très classiques : établissement de protocoles de fabrication, séquençage et simplification des tâches, utilisation de produits pré-transformés… Le travail perd en qualification et gagne en intensité.

Parallèlement, les dark kitchens restent des unités de petite taille, dans lesquelles des équipes de quatre à six salariés continuent à assurer des opérations de transformation simplifiées, mais néanmoins variées et parfois significatives – comme par exemple dans cette dark kitchen où les salariés réalisaient chaque jour, à la main, la chapelure de 10 kg d’aiguillettes de poulet, pour produire une friture de qualité maison. L’ensemble des opérations est réalisé en parallèle, et par les mêmes salariés, que la gestion des commandes, imposant de fréquents changements de postes de travail. Rationalisée, l’organisation du travail repose alors sur la polyvalence et l’autonomie des équipes en cuisine, contrastant ainsi avec le type de rationalisation habituellement pratiqué dans la restauration rapide.

L’adaptation de leur structure de coûts, de l’organisation du travail, et l’extension de l’échelle de production permettent aux dark kitchens de dégager des marges suffisantes pour payer les commissions. Une fois celles-ci versées, leurs propres marges deviennent comparables à celles d’un restaurant classique : « On fait des chiffres d’affaires qui sont assez vertigineux » expliquait un entrepreneur « mais quand on enlève 30 % de commissions, c’est tout de suite bien moins vertigineux… » C’est le prix à payer pour se ménager une place sur un marché à forte croissance.

Mais quoique dépendantes, les cuisines n’en sont pas pour autant à la merci des plateformes. Compte-tenu du niveau d’investissement bien plus faible requis par l’ouverture d’une dark kitchen, les gérants des cuisines pourraient retirer leurs investissements en réponse à une trop forte augmentation des commissions. Cette menace virtuelle rééquilibre le rapport de force avec les plateformes, et permet d’envisager une situation dans laquelle chacun des deux acteurs de ce système serait en mesure d’en tirer des profits.

Plateformisation et industrialisation

Le développement de ces modèles de restauration industrielle, qui semblent les mieux à même de supporter le poids économique des plateformes, constitue pour celles-ci un facteur de rentabilisation. Il suggère aussi une autre clé de lecture du mouvement d’ubérisation.

Non sans raisons, le débat public s’est jusqu’à présent largement cristallisé sur les pratiques d’emploi des plateformes. En généralisant l’emploi de leurs travailleurs sous un statut d’indépendant, les plateformes ont contribué à élargir des brèches dans le code du travail pour affaiblir la protection des travailleurs. Le mouvement d’ubérisation apparaît alors essentiellement lié à ces pratiques de déstabilisation du salariat : pour les soutiens des plateformes, une transformation de fond des formes de la protection sociale serait le prix à payer pour adapter l’emploi à l’ère numérique.

Le contournement de la protection sociale, dont l’enjeu n’est ni plus ni moins que d’abaisser le coût du travail, apparaît pourtant comme une dimension bien superficielle de ces modèles économiques, insuffisante jusqu’à présent pour assurer aux plateformes un accès à la rentabilité. La possibilité que les plateformes puissent tirer un profit de leur activité semble devoir dépendre de transformations plus structurelles des manières de produire dans les branches d’activité où elles s’insèrent.

Ainsi, dans la restauration, l’accès des plateformes à la rentabilité dépendra bien plus probablement de la généralisation rampante de nouveaux modèles productifs que de la caractérisation juridique du type de relation de travail qui les lie aux coursiers. De sorte que c’est peut-être moins dans le contournement, visible et choquant de la réglementation du travail, que dans l’industrialisation, discrète et souterraine, des branches d’activité concernées, que se joue la véritable portée et l’avenir de l’ubérisation


Sterenn Lebayle

Économiste, Doctorante au Centre d'économie de l'université Paris 13

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