Politique

La France Insoumise, toujours réfractaire à la démocratie

Politiste

Alors que La France Insoumise prône une Sixième République et entend faire de la démocratisation des institutions un marqueur politique essentiel, la sanction récemment prise à l’encontre de sa députée Raquel Garrido témoigne une nouvelle fois du caractère peu démocratique, et même réfractaire au pluralisme, d’un mouvement construit autour d’un seul chef, Jean-Luc Mélenchon.

Accusée d’avoir plombé la NUPES (officiellement en sursis), contestée pour ses positions sur le Hamas, La France Insoumise est en proie à de vives tensions. L’insoumission à la ligne du mouvement et à son fonctionnement grandit.

publicité

Raquel Garrido a été sanctionnée par le bureau du groupe parlementaire de la France Insoumise pour avoir nuit à « son bon fonctionnement collectif ». Cette décision brutale a suscité la controverse et la réprobation de députés (Clémentine Autain, François Ruffin, Alexis Corbière, Danielle Simonnet…) qui expriment des critiques de plus en plus marquées à l’égard du fonctionnement du mouvement.

Alors que LFI prône une Sixième République et a fait de la démocratisation des institutions un marqueur politique essentiel, elle donne une nouvelle fois l’image d’un mouvement peu démocratique, réfractaire au pluralisme et dont l’autoritarisme est sélectif (les propos ou attitudes récentes de Sophia Chikirou ou Danielle Obono sur le Hamas, considérée comme un mouvement de « résistance » n’ont pas fait l’objet de la même intransigeance). 

Une vieille question

Le phénomène n’est pas nouveau. Il renvoie à un problème structurel et récurrent. Depuis sa création en 2017, l’histoire du mouvement est jalonnée par des mises en cause de son fonctionnement interne et des départs ou la mise à l’index de certains de ses dirigeants. Figure historique de LFI, en désaccord avec la stratégie sur l’Europe, Charlotte Girard quitte l’organisation en juin 2019 prenant acte qu’« il n’y a pas moyen de ne pas y être d’accord ». Elle pointe alors une caractéristique majeure de LFI : il n’y a pas de lieu de régulation des conflits et de production d’une ligne politique après délibération contradictoire. À LFI : pas de congrès, pas de débats d’orientation et, jusque 2022, pas de direction de l’organisation identifiée. Les candidats aux élections sont désignés par un processus très vertical et centralisé dominé par un comité électoral (il a permis lors des dernières élections législatives le parachutage d’une vingtaine de cadres du parti dans des circonscriptions favorables).

Comme l’a analysé récemment avec ironie Alexis Corbière, pour « laver son linge sale en famille, il faut une buanderie ». Il y a un an a émergé « une coordination des espaces », composé de 21 membres (quasiment tous parlementaires[1]) dont la mission officielle est d’ « assurer la mise en œuvre des campagnes du mouvement ». Mais cette instance ne procède qu’aucune légitimité autre que la cooptation par Jean-Luc Mélenchon et son premier cercle (cette coordination est composée très majoritairement de proches du leader et de jeunes députés qui lui sont largement redevables, des figures historiques et médiatiques du mouvement comme Clémentine Autain, François Ruffin, Alexis Corbière, Danielle Simonnet ou Eric Coquerel ont été écartés alors qu’ils souhaitaient y siéger…). Le Conseil politique, espace d’échanges sur les orientations stratégiques et les campagnes du mouvement, n’a pas de poids. 

Le gazeux et le solide

C’est que LFI prétend être un mouvement débarrassé du formalisme bureaucratique (honni) des partis traditionnels (le Parti socialiste constitue le contre-modèle explicite et son récent congrès de Marseille et les fraudes qui l’ont accompagné ne le rend guère attractif…)[2]. Les formes classiques de démocratie partisane sont rejetées au nom du « nombrilisme » organisationnel qu’elles encourageraient : il faut être « tourné vers l’extérieur » et vers « l’action » et non focalisé sur des débats internes jugés stériles. Les divergences internes sont relativisées car il y a consensus sur le programme qui fait l’objet d’un véritable fétichisme. Le programme n’épuise pourtant pas l’ensemble des décisions et des choix stratégiques qu’un parti est amené à produire dans le cours de la vie politique. L’organisation valorise les décisions prises au consensus, notamment au niveau local (or le vote clive).

Mais ces arguments sont aussi des prétextes à une concentration très forte du pouvoir (le cercle dirigeant est bien solide). De fait, de nombreuses « décisions », comme celle, par exemple, de ne pas prendre part à la manifestation contre l’antisémitisme le 12 novembre, sont prises par le leader à travers ses tweets, sans délibération collective. L’ordre organisationnel n’est pas vraiment « gazeux », comme le prétend Jean-Luc Mélenchon, ou « mouvementiste » puisqu’il s’apparente à ce que les politistes nomment « parti personnel »[3] organisé autour du chef et une société de cour.

D’où vient l’autorité ? Pas des militants puisqu’ils ne votent pas (hormis à travers des consultations sur certains enjeux). Ces derniers existent-ils d’ailleurs puisqu’il ne faut qu’un clic et un mél pour être membre. Il est difficile de donner un pouvoir à une base aussi évanescente : l’inclusivité de l’organisation (le mouvement revendique 370 000 insoumis en février 2023) a pour prix l’absence de démocratie. Manuel Cervera-Marzal[4] a forgé à raison le concept d’« anarchocésarisme » pour caractériser LFI. Anarchisme car la base dispose d’une forte autonomie d’initiative et que les statuts sont flous. Césarisme car le pouvoir est concentré dans les mains du leader qui tire profit de l’absence de règles claires. Présidentialisme et trotskysme combinent leurs effets et se traduisent par une désorganisation formalisée et orchestrée du parti (le « gazeux »), censée empêcher l’émergence de toute contestation.

Le sociologue Albert Hirschman[5] a défini trois options qui s’offrent à un militant quand il est en désaccord avec son organisation : exit (le départ), voice (la prise de parole), loyalty (la loyauté). L’absence de démocratie interne et d’espace d’expression formalisé ne laisse aux insoumis mécontents que le silence ou le désengagement. La voice ne peut se déployer qu’en externe (dans les médias). Ces dernières années, de nombreux insoumis ont ainsi quitté l’organisation, marquée par un très fort turn-over, avec fracas pour les personnalités nationales, à bas bruit pour les militants. LFI est un mouvement éponge ou élastique qui grossit au moment des élections présidentielles et se rétracte ensuite, les élections intermédiaires, locales surtout, lui étant très défavorables. Il valorise et facilite un engagement ponctuel, intermittent et essentiellement électoral, censé correspondre à une société individualiste. La campagne présidentielle de 2022, exercice électoral dans lequel excelle LFI, a permis de reconstituer une nouvelle base militante et à rajeunir. Pourquoi dès lors s’embarrasser de démocratie ? Mélenchon veut « voyager léger », être agile et éviter la constitution des contre-pouvoirs qui le détourne de l’objectif essentiel, la conquête du pouvoir à travers la victoire présidentielle.

Une nouvelle donne

La question interne se pose néanmoins désormais avec une acuité nouvelle. Le mouvement a grossi, le nombre de ses députés a été multiplié par quatre. Le leadership de Jean-Luc Mélenchon, qui n’est plus député et n’a officiellement plus qu’un seul titre (co-président de l’Institut La Boétie), est plus fragile. Il a lui-même ouvert l’hypothèse de sa succession (« Faites Mieux ! »), non sans ambiguïtés (il ne semble pas avoir renoncé à être candidat à l’élection présidentielle, pour une quatrième fois). Or, l’emprise personnelle du chef unifiait le mouvement. Les forces centrifuges sont aujourd’hui plus fortes. La nouveauté est que les récalcitrants insoumis ont des positions de pouvoir (ils sont députés), de la notoriété, du capital et des savoir-faire médiatiques qui leur donnent accès à des tribunes et des plateaux de télévision (les médias se délectent des luttes internes des partis). François Ruffin qui a produit un appel à dons financiers et Clémentine Autain se positionnent clairement comme présidentiables. Les frondeurs publicisent d’autant plus leurs divergences (par des déclarations mais aussi des fuites et du off dans la presse) qu’ils ne peuvent les exprimer en interne.

En sanctionnant Raquel Garrido, les dirigeants insoumis cherchent à faire un exemple et sans doute à pousser vers la sortie les contestataires (renforcer le parti en le purgeant est une vieille habitude trotskyste…). Ces derniers ont pourtant intérêt à ne pas lâcher la proie (l’organisation, les militants, le label, l’argent du mouvement.) pour l’ombre (rejoindre les socialistes, les écologistes ou les communistes ? L’option est compliquée tout comme celle de recréer un parti sans moyens).

Le mouvement a désormais deux centres de pouvoir en tension : la coordination des espaces et le groupe parlementaire (où les votes se multiplient). Ce dernier est divisé en trois groupes : les proches de Jean-Luc Mélenchon, souvent jeunes, (Mathilde Panot, Manuel Bompard, Antoine Léaument, Bastien Lachaud, Clémence Guetté, Louis Boyard, Sarah Legrain, Paul Vannier, Nathalie Oziol, William Martinet, Sophia Chikirou, Gabriel Amard…), les contestataires (hormis les figures déjà citées, mentionnons des députés proches de François Ruffin comme Damien Maudet ou Christophe Bex ou des députés proches de Clémentine Autain comme Marianne Maximi ou Hendrik Davi) et un groupe de députés non alignés. Ce « marais » insoumis est composé de néo députés, plus ancrés localement que leurs collègues, peu socialisés aux luttes partisanes et qui n’ont pas beaucoup de liens d’allégeance au chef. Ces députés sont attentistes et prennent peu la parole dans le groupe mais ils sont de plus en plus critiques à l’égard de la ligne du mouvement et peuvent faire basculer le rapport de forces interne. Attachés à la NUPES, ils sont par ailleurs soucieux de leur réélection et mesure que Jean-Luc Mélenchon est devenu repoussoir (n’est-il pas devenu plus « dangereux » dans l’opinion que Marine Le Pen ?).

L’intransigeance de la direction insoumise peut paraître suicidaire. Elle renforce la position des contestataires (et les victimise) mais aussi l’image d’autoritarisme et de verticalité qui est déjà un stigmate de Jean-Luc Mélenchon. Mais ce dernier a théorisé la stratégie de la « colonne de fer » (il faut tenir). Les épreuves qu’il a traversées et surmontées depuis 2017 (le scandale des perquisitions, les contre-performances aux élections européennes et locales…) lui ont donné une forme d’hubris nietzschéenne (« ce qui ne me tue pas me rend plus fort »). Alors que tout le monde le donnait dépassé, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas réalisé un score historique au premier tour de la présidentielle ? Cette « crise » comme les autres serait un mauvais moment à passer et n’intéresserait que les médias et les militants les plus politisés (ce n’est pas faux).

La nécessité des partis

Confrontés aux récriminations de la base depuis la dernière élection présidentielle qui déplore le manque de structuration et de moyens donnés à l’échelle locale, les dirigeants de LFI ont lâché du lest et accordé quelques concessions : des boucles départementales sur Telegram (embryon numérique de « fédération ») ont été mises en place, l’achat de sièges départementaux (prioritairement dans les territoires sans députés) a été planifié, l’offre de formation a été étoffée. Mais les dirigeants insoumis répugnent toujours à se structurer en un mouvement organisé. Dans son dernier ouvrage, Faites mieux ! Vers la Révolution citoyenne (Robert Laffont), censé renouveler la pensée du mouvement (faute de débat idéologique vraiment organisé…), Jean-Luc Mélenchon n’accorde pas d’attention particulière à la question organisationnelle.

Des intellectuels proches du mouvement (comme l’économiste Stefano Palombari ou le sociologue Razmig Keucheyan) réclament pourtant désormais un débat sur cette question. Le chercheur et député Hendrik Davi vient de publier un dernier livre ambitieux, Le Capital c’est nous (éditions Hors d’atteinte). Il se dit convaincu que pour pérenniser des acquis des luttes sur le long terme, sont nécessaires des partis politiques structurés démocratiquement, avec une direction collégiale qui représente un intellectuel collectif organique. Les débats internes ne permettent pas seulement le pluralisme, ils forment les militants et permettent d’agréger des bases militantes plus larges et de les fidéliser. Les Insoumis continuent de se priver d’un outil essentiel dans la bataille culturelle contre l’extrême droite. La gauche a besoin, non seulement de machines électorales présidentielles, mais de partis puissants et ancrés pour politiser les milieux populaires et mettre en mouvement la société.


[1] Sauf deux membres : Francis Parny, Severine Vezies.

[2] Lefebvre. R,  « Vers une dé-démocratisation partisane ? Une approche comparée de la France insoumise et de la République en Marche », Politique et Sociétés, 41(2), 2022, pp. 179–205.

[3] Kefford, Glenn et Duncan McDonnell, « Inside the Personal Party : LeaderOwners, Light Organizations and Limited Lifespans. » The British Journal of Politics and International Relations 20 (2), 2018, pp. 379-394.

[4] Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021.

[5] Albert Hirschmann, Exit, Voice, Loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1970.

Rémi Lefebvre

Politiste, Professeur à l'Université de Lille 2

Colonie Scolaire d’État

Par

Après de nombreux errements et des finalités toujours introuvables, le Service National Universel va se généraliser en entrant dans le cadre et le temps scolaire grâce à un décret du ministre de l'Education... lire plus

Notes

[1] Sauf deux membres : Francis Parny, Severine Vezies.

[2] Lefebvre. R,  « Vers une dé-démocratisation partisane ? Une approche comparée de la France insoumise et de la République en Marche », Politique et Sociétés, 41(2), 2022, pp. 179–205.

[3] Kefford, Glenn et Duncan McDonnell, « Inside the Personal Party : LeaderOwners, Light Organizations and Limited Lifespans. » The British Journal of Politics and International Relations 20 (2), 2018, pp. 379-394.

[4] Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021.

[5] Albert Hirschmann, Exit, Voice, Loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1970.