Efficacité, effet rebond, sobriété
Le numérique est un cas parmi d’autres de secteur d’activité devant prendre le tournant de la « transition écologique ». L’automobile est également concernée, l’aviation, l’alimentation, le bâtiment, l’habillement ; mais aussi l’éducation ou encore l’urbanisme. Puisque l’être humain dépend pour sa survie de la qualité de son habitat, tous ces secteurs sont concernés par les enjeux des changements climatiques et plus largement de la diversité biologique.
Quel que soit le domaine, les débats font invariablement jouer trois concepts clés : efficacité, sobriété et effet rebond. En toute rigueur, un quatrième devrait venir compléter cette trilogie : (ressource) renouvelable. Ce point fait moins problème que les trois autres, conceptuellement. En effet, il stipule simplement que pour se voir décerner le label « écologique », les ressources utilisées par tous les secteurs devraient être renouvelables, qu’elles soient renouvelées par la nature (biomasse) ou par l’organisation humaine (économie dite « circulaire », où l’on réutilise ce qui a déjà été pris dans le sol). Même si le sujet pose de nombreuses questions (combien extraire, où, jusqu’où, quelle place laisser pour la biodiversité sauvage, etc.), il n’y a pas de difficulté particulière de compréhension, contrairement aux trois autres.
« L’efficacité » désigne usuellement la propension d’un acte à atteindre un but. Dans le langage jargonnant de la transition écologique, le concept est employé différemment. Il vise à mesurer le propension d’un bien ou d’un service à faire un usage économe des ressources[2]. Par exemple, à première vue, utiliser la visio pour se réunir est plus « efficace » écologiquement que de prendre l’avion, puisque les émissions de GES (gaz à effet de serre) sont moindres. Et l’on peut ainsi multiplier les exemples : se déplacer en vélo est « plus efficace » que d’utiliser la voiture ; un processeur qui consomme 20 % d’énergie en moins pour un calcul donné est « plus efficace » ; utiliser 50 % d’eau en moins pour une culture donnée, etc.
À l’efficacité peut même s’adjoindre l’efficience. Cette dernière désigne l’économie de moyens avec laquelle l’efficacité écologique est obtenue. Ainsi, un processeur efficace et efficient serait à la fois plus économe en énergie et, par exemple, moins cher à l’achat. Efficience et efficacité peuvent être en partie synonymes. Le point qui est à retenir est que ce sont des mesures relatives. C’est par rapport à un bien ou un service comparable que « l’efficacité » et « l’efficience » sont mesurées, ici. Elles ne sont pas rapportées à un objectif global de réduction de GES. Ceci, parce que ce n’est pas un bien ou un service isolé qui permet d’atteindre l’objectif global, mais la somme de tous les biens ou services qui sont en usage.
Le Pacte vert européen (Green New Deal) parie ainsi sur de l’efficacité, à tous les niveaux. C’est le cœur de la stratégie. Voitures électriques, transports en commun, industrie et agriculture « 4.0 » (comprendre : rendues efficaces et efficientes grâce au numérique), etc. Un système économique relativement inefficace serait donc progressivement remplacé par un autre, plus efficace. Le raisonnement a l’air imparable. L’industrie applaudit des deux mains. L’industrie du numérique explique par exemple depuis plus de 15 ans que les outils digitaux pourraient permettre de réduire les émissions mondiales de GES de 20 ou 30 %, pourvu de généraliser les usages « efficaces ».
Le Green New Deal ne prend pas en compte l’éventuelle survenue d’effets rebonds. L’Europe n’a pas l’excuse de l’ignorance, puisque le problème est connu depuis plus d’un siècle et demi.
Ce scénario idéal est troublé par un curieux intrus : « l’effet rebond ». Il est théorisé par William Jevons en 1865[3], sans que le mot lui-même soit dans le texte. Il est mobilisé de manière croissante dans les années 1980 et 1990[4]. « L’effet rebond » désigne la propension d’un gain réalisé en matière d’efficacité à être atténué, déplacé ou annulé par divers phénomènes qui viennent en perturber le résultat attendu[5]. Ainsi les gains attendus grâce au télétravail, en matière de réduction des gaz à effet de serre (substitution à la voiture, qui reste donc au garage), se trouvent-ils assez largement compensés par l’éloignement croissant des télétravailleurs. Ceux-ci sollicitent la voiture moins souvent, en effet ; mais quand ils l’utilisent, c’est désormais pour parcourir des distances plus longues.
L’effet rebond a été utilisé dans l’espace public pour avertir les politiques publiques contre les rapports issus des industries, et montrer qu’ils accumulaient les promesses irréalistes, utilisant l’écologie pour mieux assurer les ventes de leurs produits. Tel était d’ailleurs le propos initial de Jevons, qui s’interrogeait sur l’épuisement probable des ressources en charbon de terre, dont la consommation avait fortement augmenté au cours du XIXe siècle, en Angleterre. Cet auteur voulait mettre en garde ceux qui, dès cette époque, pensaient que l’efficacité croissante des machines à vapeur permettrait de résoudre le problème de l’épuisement des ressources, en consommant de moins en moins de charbon. Jevons montrait chiffres à l’appui que l’efficacité facilitait la croissance de la consommation, au contraire, en réduisant le coût d’exploitation des machines à vapeur, ce qui permettait d’en utiliser toujours plus, et donc de réduire les coûts d’extraction du charbon, etc. Et c’est bien ce qui s’est passé par la suite.
Le travail de mise en garde reste malheureusement d’actualité, puisque le Green New Deal ne prend pas en compte l’éventuelle survenue d’effets rebonds. L’Europe n’a pas l’excuse de l’ignorance, puisque le problème est connu depuis plus d’un siècle et demi. Elle n’a pas non plus l’excuse de l’oubli, puisque le concept est désormais très présent dans les discussions savantes. Cette présence ne règle pas tout, car les travaux mentionnent bien souvent une difficulté à mesurer ou anticiper l’effet rebond. Et en effet comment savoir ce que les usagers feront de la visio ou du télétravail ? Difficilement modélisable, cet effet serait donc imprévisible.
Cet argument est de nouveau très faible. La survenue de l’effet rebond dérive en effet d’une faute de raisonnement contre laquelle un étudiant de première année de sociologie est mis en garde. Il résulte en effet de ce qu’un gain global est attendu d’une somme d’actions locales. Par exemple, si chaque usager est doté d’un processeur moins énergivore, la quantité totale d’énergie consommée par la somme des usages sera moindre. Pourtant, s’il y a bien une chose que la sociologie nous a apprise, c’est que la société n’est pas simplement une somme d’individus, ni une somme d’actions individuelles qui seraient isolées les unes des autres, et sans effet les unes sur les autres. Par exemple, si l’on distribue des armes à tous les individus, ou de l’alcool, il va en résulter des effets collectifs (accidents, etc.) qui vont conduire à un changement dans les règles sociales.
L’inverse est également vrai : changer les usages individuels, tels que la consommation d’alcool, implique généralement de changer les règles sociales. C’est ce que montre l’étude classique conduite sur ce sujet par Joseph Gusfield[6]. L’usage de l’alcool n’est pas individuel mais social. Ce que les individus vont faire dépend donc en large partie de règles sociales qui ne sont pas locales, mais globales, au sens de la société tout entière. Additionner des changements locaux pour en attendre des résultats globaux, sans tenir compte des régulations sociales, n’a donc tout simplement aucun sens. L’erreur dans le résultat est garanti d’avance.
On peut aller plus loin encore. En effet, si les comportements individuels relèvent de règles, alors « l’effet rebond » est anticipable, en large part. Il suffit de connaître les règles du jeu social. Le résultat n’est peut-être pas aussi déterministe qu’en sciences des matériaux, mais il n’est pas totalement imprévisible. Les modèles économiques font par exemple l’hypothèse que tout gain économique sera utilisé à des fins d’augmentation de la production et de la consommation ; et cela, avec un certain succès, depuis plus d’un siècle. L’effet rebond est donc non seulement modélisable, mais déjà modélisé par cette science. Le renvoyer à des préférences individuelles insondables est donc une escroquerie intellectuelle. À l’économie nous pourrions ajouter les autres sciences humaines et sociales, bien entendu, ainsi que la connaissance que les acteurs eux-mêmes ont de la société. Ces connaissances sont à la base de toute politique publique efficace, c’est-à-dire qui atteint les buts qu’elle se fixe.
Prenons un exemple, pour y voir plus clair. M. Toutlemonde dispose d’un frigo « plus efficace », c’est-à-dire, en l’espèce, qui consomme moins d’énergie. Des argumentations imprudentes du type Green New Deal prétendent que si tous les individus disposent du même frigo efficace, alors la consommation d’énergie globale va baisser. Toutes choses égales par ailleurs, pourtant, c’est faux. M. Toutlemonde va certes voir sa consommation baisser, pour un usage inchangé. Mais quel usage va-t-il faire du gain financier ainsi obtenu ? S’il en profite pour aller faire un peu plus de motocross le weekend, le gain sera nul voire négatif. M. Toutlemonde pourrait aussi acheter un frigo plus grand, qui ne lui coûterait donc pas plus cher à l’usage. Et ainsi de suite. Et les modèles économiques postulent en effet que c’est bien ce qui va se produire[7] : tout gain économique à tout niveau que ce soit est réinvesti soit dans plus de produit soit dans un autre produit.
Que faire alors ? Limiter le motocross, pour endiguer l’effet rebond ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas commencer par limiter le motocross ?… Le débat devient rapidement inextricable, à tous les niveaux, tant celui du calcul et de la modélisation que conceptuel. Cet embarras signale simplement que nous ne sommes jamais assurés d’atteindre un objectif de politique publique, dès lors que la mesure proposée ne tient pas compte des règles du jeu social. Il indique aussi une difficulté que rencontrent les approches trop exclusivement locales, qu’elles soient issues des sciences de l’ingénieur ou des sciences humaines, telles que la sociologie. Elles ont en effet en commun de ne pas savoir comment replacer leur objet au sein des régulations sociales dans leur plus grande généralité, à commencer par celles qui sont à la base du fonctionnement de l’économie.
Ce n’est qu’à partir de là que deux types de problématiques peuvent enfin être soigneusement distinguées : l’efficacité et la sobriété.
L’efficacité écologique ou énergétique désigne des mesures relatives à un usage donné, sans problématisation des régulations sociales ni des modes de vie. De ce fait, elles sont quasi-invariablement accompagnées d’un « effet rebond ». Changer un frigo pour un autre plus efficace, dans un mode de vie orienté vers le « toujours plus » de croissance et de consommation, conduit presque toujours à un effet rebond négatif, atténuant voire inversant le gain global attendu. C’est bien ce que montre le cas du numérique[8]. Allonger la durée des terminaux, utiliser la visio, augmenter l’efficacité énergétique des transistors, des batteries, etc. provoqueront tous un effet rebond négatif, toutes choses égales par ailleurs. L’effet rebond se manifeste parce que les mesures proposées ne sont pas ramenées à un objectif absolu. Elles ne visent qu’un objectif relatif, de type « moins de GES par unité de bien ou de service », et plus largement par unité d’usage.
Qu’un objectif soit « absolu » signifie simplement qu’il se fixe un but en somme agrégée, et non en efficacité relative. L’efficacité (relative) se distingue donc de la sobriété (absolue). Cette dernière englobe les mesures qui ramènent les modes de vie à leurs conséquences globales. On peut dire aussi que la sobriété cherche à garantir l’objectif collectif recherché, en tenant compte des règles sociales et des évolutions qui sont éventuellement nécessaires à leur niveau, alors que l’efficacité écologique ou énergétique s’en dispense. La sobriété consiste à atteindre des objectifs collectifs de réduction. Les mesures de « sobriété » doivent donc impérativement expliciter comment elles relient les actions locales à leurs résultats globaux, en tenant compte des régulations sociales, de manière réaliste. Et elles doivent également être capables de convaincre les personnes de changer les règles, pour atteindre ce but.
Invoquer la sobriété ne permet pas, en soi, de déterminer qui doit faire preuve de sobriété. La sobriété renvoie à un monde limité, sans que la limite ne soit donnée d’avance à la manière d’une frontière infranchissable.
C’est bien ce qu’indique l’étymologie du concept. La sobriété, chez Aristote et ses successeurs, est toujours un rapport de la partie (la personne, le groupe social) au Tout (de la société et de ses règles). Le rapport de l’un à l’autre est dialectique, au sens où plusieurs solutions sont possibles, et ne dépendent que de l’attribution des responsabilités. Par exemple, en matière de réduction des gaz à effet de serre issus de l’aviation, il est équivalent que les jets privés cessent de voler ou que les vols commerciaux baissent leur activité de 2 %, puisque les émissions des premiers est de l’ordre de 2 % des émissions totales du secteur.
Invoquer la sobriété ne permet pas, en soi, de déterminer qui doit faire preuve de sobriété. La sobriété renvoie à un monde limité, sans que la limite ne soit donnée d’avance à la manière d’une frontière infranchissable. Comme le montre le cas du changement climatique, tout est négociable, et négocié : les émissions de chacun, des riches, des pauvres, mais aussi la somme totale des émissions que « nous » sommes prêts à introduire dans l’atmosphère, avec les risques afférents. Bien évidemment, chaque partie a son idée sur la répartition des responsabilités et des efforts, ce qui explique que la limite dépende de négociations et de rapports de force, et non de décrets de la physique ni même des sciences de l’ingénieur. La sobriété a rapport au suffisant[9] : suffisant pour le riche, pour le pauvre, pour l’ensemble des riches et des pauvres pris en somme agrégée, et de manière dynamique.
Alors, la sobriété : impossible ? Certainement pas dans son principe général, puisqu’accorder les parties au Tout et déterminer des responsabilités est l’objectif classique d’une politique publique. Celle-ci cherche en effet à obtenir des effets durables sur les pratiques répétitives et largement répandues, de manière pour ainsi dire statistique. L’exemple étudié par Gusfield est bien connu. L’alcool au volant dépend de très nombreux facteurs collectifs tels que les usages en matière de fêtes et de rôles sociaux à jouer par les hommes aussi bien que par les femmes. En matière de sécurité routière également, faire baisser le nombre de morts passe par de multiples ajustements sociotechniques : limitation de vitesse, pare-chocs, ceintures de sécurité, permis de conduire, code de la route, etc.
Pour être efficaces, c’est-à-dire atteindre le but global qu’elles poursuivent de manière explicite, ces politiques doivent être comprises des personnes qui sont destinataires et vont accepter leur autorité. Si une mesure se heurte à une opposition trop importante, elle ne sera pas mise en pratique, à l’exemple de la taxe carbone et des Gilets jaunes. Un tel échec ne signifie pas que l’objectif ne peut pas être atteint, mais, le plus souvent, que la politique a été mal conçue.
Les politiques de sobriété apparaissent donc sous un autre jour. Elles sont plus difficiles à mettre en œuvre, puisqu’elles impliquent un changement dans les règles sociales, de manière plus ou moins prononcée suivant le but recherché. Et un changement dans les règles sociales aura peut-être des conséquences plus importantes et moins contrôlables, notamment sur la structure des marchés. Les mesures de sobriété impliquent également de posséder une connaissance suffisante des régulations sociales, sans laquelle il sera impossible de déterminer si les buts espérés par la généralisation des mesures locales seront atteints ou non.
En toute rigueur, les approches purement locales ou procédant par simple addition de situations locales ne devraient jamais évoquer le concept de sobriété. Car elles ne peuvent jamais garantir qu’elles en sont. Ceci, parce qu’elles ne changent pas les règles sociales. C’est aussi la raison pour laquelle les politiques qui se limitent à l’efficacité écologique ou énergétiques sont d’une efficacité… limitée. Elles sont contraintes de jouer dans le cadre des règles sociales existantes.
Pour être efficaces, les politiques de sobriété doivent donc impliquer les personnes elles-mêmes dans l’atteinte de l’objectif commun, qu’elles soient riches ou pauvres. Elles doivent avoir une perception claire des modes de vie dans lesquels elles s’inscrivent comme dans un destin qu’elles se choisissent. C’est la condition sous laquelle une politique a un sens. C’était bien l’un des arguments mis en avant par les Gilets jaunes. La taxe sur le CO2 leur paraissait n’avoir aucun objectif écologique clair. Elle n’aurait pas d’effet sur les comportements, d’après eux, et l’argent prélevé n’avait pas de destination claire. La politique était donc soupçonnée de servir d’autres buts, cachés, en particulier d’enrichissement sur le dos des travailleurs[10]. Le sens ici ne désigne que la direction dans laquelle le monde va : rien de très compliqué. Si rien de clair ne relie une politique à ses objectifs, pourquoi lui accorder la moindre confiance ?
Ce point montre également une grande faiblesse des politiques d’efficacité. En effet, en ne se souciant pas des régulations sociales, ni des modes de vie, les mesures d’efficacité contribuent à les invisibiliser. Étant mises en place sans référence compréhensible à des objectifs collectifs, elles provoquent donc l’effet rebond qu’elles regrettent ensuite. C’est la raison pour laquelle « l’écologie des petits gestes » est tant vilipendée. Alors que l’efficacité débouche sur des « petits gestes » d’optimisation, souvent invisibles et inodores, la sobriété amène à mettre les modes de vie en débat, à les politiser. C’est toute la différence. Autrement dit, il ne suffit pas de montrer sa consommation à un gamer (joueur de jeux vidéos), mais également socialiser cette consommation pour mettre les règles sociales en débat, par exemple en questionnant la montée en puissance de « l’e-sport ».
Nous avons proposé une mesure possible de sobriété[11]. Elle consisterait à demander aux « metteurs sur le marché » (équipementiers et services) de chiffrer la trajectoire qu’ils comptent produire sur les modes de vie, avant mise sur le marché. Une étude d’impact préalable à mise sur le marché, en quelque sorte. Ça se fait dans le domaine du médicament, par exemple. Il n’y a là rien de difficile sur le plan juridique, ni sur le plan technique, puisque cela revient à faire faire par les entreprises ce que des think tank sans grands moyens tels que le Shift Project ont été capables de faire[12].
Les grandes entreprises ont une influence majeure sur les modes de vie. Celle-ci doit être rendue visible. La publicité cherche, à l’opposé, à convaincre chaque personne de manière isolée, sans tenir compte des effets globaux. Chacun devrait être « souverain » dans ses choix, ce qui est impossible et n’a aucun sens. Il faudrait en effet que chacun vive totalement à l’abri des effets collectifs, dans une sphère totalement séparée des autres ; ce serait contradictoire, puisque la consommation est sociale. La publicité, par la « personnalisation » apparente, encourage en réalité l’irresponsabilité collective. Inversons la tendance !