Cinéma

Apprendre à voir  – sur La Rivière de Dominique Marchais

Critique

En 2014, La Ligne de partage des eaux avait envisagé les questions d’aménagement du territoire depuis l’échelle d’un bassin versant, en l’occurrence celui de la Loire. Tourné cette fois entre les Pyrénées et l’Atlantique, La Rivière participe d’une même volonté de transformer la perception des paysages, afin de mieux appréhender les enjeux environnementaux contemporains.

Sur la berge, une silhouette puis deux se détachent du gris hivernal. Elles s’attellent, avec d’autres, à collecter les détritus échoués le long de la rivière. Tâche fastidieuse, qui implique à l’occasion d’utiliser une pince à épiler tant le plastique s’est emmêlé à la végétation. À la fin, quelques dizaines de kilos auront été ramassés. Ce qui saisit, dans cette ouverture, est toutefois moins la quantité que la nature et la consistance des polluants : à peine des objets, plutôt des lambeaux. Et encore, il n’y a bien sûr là que ce qui peut être distingué, attrapé, extrait. Connu, le phénomène n’en reste pas moins vertigineux : les déchets font désormais milieu, éléments parmi les éléments, mêlés à l’eau, la terre, l’air, le feu.

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La séquence vaut avertissement. L’Arcadie est loin derrière nous, et le ruisseau le plus chantant charrie certainement son lot de polymères synthétiques. Cette conscience d’une irrémédiable dégradation est devenue la condition même d’une expérience esthétique de la nature. Il n’est plus possible de s’extasier sans, presque aussitôt, se désespérer. La catastrophe n’a ici rien de sublime ; elle ne se substitue pas aux montagnes et aux tempêtes des romantiques. Elle n’absorbe pas son spectateur, mais exige au contraire un surcroît de patience, d’attention, d’égard. C’est cela aussi qui est d’emblée en jeu : un certain rapport entre le visible et l’invisible. Le paysage ne nous fait pas face, comme un décor ; il s’éprouve et se constitue au gré des relations – ambivalentes, tragiques – que l’on noue avec ses multiples composantes.

En ce sens, le ramassage des déchets ne relève pas uniquement de l’acte citoyen, auquel le film se devait de rendre hommage ; c’est également une manière de percevoir. Se déplacer avec lenteur, scruter la moindre parcelle, quitter le chemin, se prendre dans les branchages, s’agenouiller sur les galets, se confronter à la désagrégation : voilà qui engage une relation à la rivière et à la forêt autre que celle du promeneur. Comme l’écrit Estelle Zhong Mengual, « la perception est la performance d’une relation : voir, c’est toujours prolonger et enrichir la relation pratique que j’entretiens avec ce que je suis en train de voir. »[1] Chaque séquence de La Rivière pourrait ainsi s’appréhender comme un petit traité de phénoménologie, dont le relais est tantôt un pêcheur, un paysan, un naturaliste ou une hydrogéologue.

Dominique Marchais commence toujours par décrire une certaine forme de présence au monde, que ce soit à travers des gestes, des postures, un cheminement. Le spectateur ne manque pas de s’interroger : que fait ce petit groupe remontant le courant avec des seaux, une longue tige et de grandes épuisettes ? À quoi sert ce drap blanc tendu à la verticale ? Et ce fil dont une main habile éprouve la tension ? Au plaisir de la surprise s’ajoute celui de la compréhension progressive. Mais il y a plus qu’un effet de mise de scène. La situation dessine un horizon perceptif et ancre la parole. Celle-ci n’est jamais détachée d’un rapport concret au lieu, nourri d’affects, de souvenirs, de projections.

Le montage organise dès lors la mise en réseau et en résonance des points de vue. Il ne s’agit pas de les confronter – il n’y aura, par exemple, personne pour vanter les mérites de l’hydroélectricité ou de l’agriculture intensive. Il ne s’agit pas non plus d’emprunter la voie de l’élucidation ou de la révélation, en passant d’une question à une réponse, d’une impression à une vérité. Chacun est, à sa façon, porteur d’un savoir, d’une expertise. Ces formes de connaissance en partie se recouvrent, en partie se distinguent. Un tel perspectivisme ne débouche pas sur un relativisme mou, mais permet de penser avec pragmatisme les conditions d’une éthique et d’une politique de la rivière.

Le film ne se positionne pas moralement mais fait de la pêche un problème politique, en ceci que ses enjeux sont rapportés de façon expérimentale à l’intérêt commun et au bien public.

La manière dont Marchais aborde la pêche est à cet égard exemplaire. Dans un premier temps, il s’attarde sur le choix du leurre, la vigilance qu’un tel exercice nécessite, ainsi que l’inscription plus large dans un environnement (« Pic épeiche ! », note soudain l’homme qu’il accompagne). Un saumon est remonté puis relâché, sans plus de commentaire. Par la suite, Patrick Nuques, l’un des directeurs du Parc national des Pyrénées, explique avoir pour sa part renoncé à attraper des saumons en raison de leur rareté et de l’augmentation de la température de l’eau, qui les épuise davantage encore lorsqu’ils tentent d’échapper à l’hameçon.

Une autre intervenante, Manon Delbeck, employée par une association de pêche, témoigne du travail accompli dans la restauration des continuités hydriques, nécessaire à la vitalité du milieu et des espèces. Enfin, Philippe Garcia retrace son combat juridique pour obtenir la suspension temporaire de l’usage des filets dans l’Adour. Le film ne se positionne pas moralement mais fait de la pêche un problème politique, en ceci que ses enjeux sont rapportés de façon expérimentale à l’intérêt commun et au bien public.

Enquête sur des enquêtes, La Rivière se fait l’écho de différents modes d’appréhension et de description de ce milieu complexe qui n’est, en réalité, pas une rivière mais un bassin versant. L’instrument de mesure peut être le corps même de l’intervenant – ainsi, lorsque Patrick Nuques s’aperçoit que, pour la première fois de sa vie, il peut traverser le gave en bottes, tant le niveau est bas. Ayant grandi dans la région, ce dernier parle d’expérience, évaluant les transformations de l’environnement sur l’échelle de deux générations, de la suppression des haies retenant les pluies à l’érosion des rives, du développement des mousses provoqué par les intrants chimiques à la disparition de certaines espèces. La parole donne à imaginer le passé de ces lieux, en fournissant un point de comparaison. Cette possibilité d’un montage entre les temps est cruciale pour se repérer, et s’arracher à la fausse évidence d’un monde appauvri.

Au contraire d’autres films récents consacrés à des cours d’eau, comme Rio Rojo de Guillermo Quintero, tourné en Colombie, ou Tara de Francesca Bertin et Volker Sattel, tourné en Italie, La Rivière ne s’intéresse nullement aux imaginaires populaires et aux mythes. Ce n’est pas au nom d’une puissance invisible – âme, esprit ou vertus – que l’intégrité des gaves devrait être respectée, mais en raison de propriétés observables et quantifiables. Le film relate une opération de dénombrement des poissons qui, attrapés au filet, sont également mesurés et pesés avant d’être relâchés.

Les animaux, comme d’ailleurs les déchets, se comptent. Les chiffres ne sont toutefois pas présentés comme une finalité, et le film ne manque pas de démonter l’idéologie de la ressource et du stock, notamment à propos des méga-bassines. Le nombre fournit une preuve partielle de vitalité – c’est-à-dire de fluidité et de complexité dans les interactions écologiques. C’est à cet endroit que La Rivière laisse une place à l’inconnu : sa principale proposition est de desserrer l’étreinte humaine sur la nature pour laisser faire le vivant.

Une séquence suggère, peut-être malgré elle, les limites d’une recherche totale de visibilité. Un saumon fraîchement capturé se retrouve sur une table de dissection. En gros plan, le cinéaste montre un couteau en trancher la tête. Les biochimistes sont à la recherche de l’otolithe, une petite pierre d’oreille qu’ils extraient de la chair avec une pince à épiler. Un spectromètre de masse permet de recomposer à partir de cette concrétion minérale les déplacements du poisson, de Pau au Groenland et retour. La scène est évidemment fascinante, et vaut là encore comme métaphore du film lui-même, qui à l’instar de l’otolithe, agrège des couches de perception et ainsi fabrique une mémoire des lieux. Marchais n’hésite d’ailleurs pas à confondre écran de cinéma et d’ordinateur. Mais le saumon vivant n’était-il pas plus important que le savoir, au fond modeste, qui en a été extrait ?

À rebours de ce parti pris de l’entaille, la dernière scène déploie une approche plus propice à la rêverie. Au creux de la nuit, un drap éclairé accueille les insectes de passage. Un naturaliste accompagné d’une poignée de curieux les nomme et les recense. Ils sont moins nombreux qu’avant, mais toujours là. Et certains que l’on n’attendait plus sont revenus. Parfois, ils se posent au creux de la main. Alors, le silence est rompu, le désert cesse de s’étendre. Pour se rendre présent à ces présences qui avec nous font monde, il aura suffi d’un écran laissant défiler à sa surface les formes de vie. Appelons cela le cinéma.

La Rivière, réalisé par Dominique Marchais, en salle à partir du 22 novembre 2023.


[1] Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, p. 15, Actes Sud, 2021. Le titre de cet article est évidemment une référence à ce passionnant essai.

Notes

[1] Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, p. 15, Actes Sud, 2021. Le titre de cet article est évidemment une référence à ce passionnant essai.