Migrations

Un facteur de progrès social sous menace – L’immigration sahélienne en France 2/2

Juriste

Dans ce second volet d’un article sur l’immigration sahélienne en France, l’ancien ministre du travail malien Ousmane Oumarou Sidibé montre combien le paradigme sécuritaire et restrictif au coeur de la politique migratoire française masque les opportunités – à la fois économiques, culturelles et sociales – qu’offre l’immigration régulière entre l’Afrique et l’Europe.

Les reportages des médias européens sur la migration africaine en Europe sont polarisés autour de la figure du « clandestin » et s’intéressent peu à sa contribution économique, sociale et culturelle dans les pays d’accueil et pour les communautés d’origine.

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De manière générale, elle est présentée davantage comme un problème à résoudre, plutôt qu’une opportunité à optimiser, tout en cherchant à en minimiser les désavantages, qui sont réels.

Ce regard des médias influence la perception du phénomène migratoire par les citoyens européens, et nourrit une vision unilatérale, en l’absence d’un contre-récit, qui aurait pu être construit par les médias africains, et la recherche. Mais les médias africains sont très faiblement dotés et il n’existe quasiment pas de recherche africaine autonome sur les migrations.

Dans les universités africaines, la migration n’existe pas comme discipline, les quelques chercheurs qui s’y intéressent s’engagent plutôt dans des équipes internationales, dont les hypothèses de recherche sont influencées par des présupposés venus d’ailleurs, ce qui n’aide guère les décideurs à développer une politique migratoire basée sur les réalités et les besoins africains. Sur le continent, seules quelques institutions développent des formations et des recherches spécialisées sur la question migratoire. Il s’agit des Centres d’études sur les migrations de l’Université américaine du Caire, de l’Université du Ghana, et de l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud.

En réalité, c’est toute la conception du travail dans les sociétés sahéliennes qui est orientée vers les solidarités familiales et communautaires. Qu’est ce qui donne du sens au travail ? En d’autres termes pourquoi travaille-t-on ? Pour soi-même, sa famille, sa communauté, l’entreprise ou la société ?

Même s’il y a des valeurs partagées par l’ensemble des communautés humaines, la réponse à ces questions dépend aussi des ressorts socioculturels de chaque société. En Afrique comme ailleurs, le travail permet d’abord à chaque personne d’assurer sa subsistance et celle de sa famille, au sens restreint. Il est aussi l’activité par laquelle une personne peut s’identifier. Il est l’occasion d’expériences humaines, qui donnent du sens à la vie. Mais, en Afrique sahélienne, cela va bien au-delà. On ne travaille pas seulement pour soi-même, pour son intérêt exclusif, mais aussi pour le bien de la communauté. L’orientation sociale du travail illustrée par l’importance des interrelations à l’occasion du travail est particulièrement privilégiée.

Le travail est l’occasion de développer son sentiment d’appartenance à la communauté et de lui démontrer son utilité. Il permet ainsi d’atténuer le risque de fracture sociale ; travailler, c’est être utile à sa communauté, en l’assistant dans les différents évènements de la vie.

Traditionnellement, le travail avait une fonction intégrative, dans la mesure où les différents groupes de travailleurs (forgerons, paysans, potières, éleveurs, etc..) sont liés par des relations d’interdépendance, de complémentarité et d’échanges, qui assurent l’autosuffisance et la sécurité collective.

Au Mali, les associations villageoises appelées « tons » ont pour objet de perpétuer les traditions culturelles, de renforcer les liens communautaires et surtout de partager le travail dans le champ communautaire comme dans celui appartenant à chacun des membres, sur la base de l’entraide. Elles utilisent les recettes tirées des champs communautaires pour l’achat d’articles de consommation (viande pour une fête), ou les affecte à des initiatives de développement communautaire, comme la construction de maternités ou le forage de puits, ou encore au paiement des amendes infligées par les gardes forestiers pour punir les auteurs de feux de brousse.

Par le travail, l’individu construit donc un espace relationnel avec sa famille et sa communauté. Les membres d’une même famille (entendue au sens large) sont ensachés dans un réseau de solidarités, dans lequel les produits de l’activité des uns et des autres sont repartis de manière à développer des complémentarités, dans un cadre social solidaire, qui assure une certaine sécurité à tous.

Chacun associe son travail à celui des autres membres, pour atteindre un objectif commun. Le partage de rôles entre les membres de la communauté restés au village, qui s’occupent de la production céréalière, et ceux établis dans les villes, qui pourvoient aux autres besoins monétarisés (achat d’outils agricoles, habillement, impôts, moyens de déplacements, dépenses de mariage, etc.) peut être considéré comme un des traits marquants des sociétés sahéliennes.

Travailler dans le service public est un moyen d’aider sa communauté dans les démarches administratives, de faire l’intermédiation avec les services de l’État (police, gendarmerie, justice, impôts, etc.), et de recevoir en contrepartie reconnaissance et estime.

Tout ceci pour dire que dans les pays du Sahel, les migrations de travail, singulièrement celles qui se déploient loin, hors du continent, à l’image de celles organisées vers la France, sont des projets fondamentalement familiaux, voire communautaires. Les migrations sahéliennes en France se caractérisent en effet par un fort contrôle des migrants par la communauté. Le désengagement des États par rapport aux dépenses sociales (santé, éducation, etc.) dans le cadre des programmes d’ajustement structurel (PAS) depuis le début des années quatre-vingt et le renchérissement continu des prix des produits de première nécessité ont accru considérablement les charges famille pour les ménages les plus modestes, en particulier dans les villages et dans les zones péri-urbaines, renforçant ainsi le sentiment de précarité et d’insécurité des individus pris isolément.

Les effets des sécheresses récurrentes, qui ont amenuisé la capacité des populations rurales à jouer leur rôle traditionnel dans le cadre des solidarités familiales et communautaires, constituent une des évolutions les plus significatives des sociétés sahéliennes au cours des dernières décennies. Ils ont en effet considérablement renforcé la pression sur les membres des communautés, qui travaillent dans les villes, en particulier ceux immigrés hors de la région sahélienne. On attend d’eux une contribution encore plus importante à l’entretien des membres de la communauté restés dans les villages, notamment par le paiement d’ordonnances médicales, de frais scolaires, et de fourniture de céréales.

On ne peut donc pas comprendre les comportements des travailleurs sahéliens immigrés en Europe, leur rapport au travail, le communautarisme qui leur est parfois reproché, sans prendre en compte leur culture d’origine et les motivations profondes de leur émigration.

Les relations d’entraide à l’intérieur du processus migratoire subissent certes des transformations, notamment des réarrangements des pratiques de solidarité, sous les effets de la crise et du resserrement des politiques migratoires dans les pays d’accueil, mais elles imprègnent encore les communautés immigrées, qui se considèrent comme débitrices d’obligations alimentaires vis-à-vis des membres de la famille élargie restés au pays. Cet état d’esprit est renforcé par les effets des « politiques d’ajustements structurels » et de la mauvaise gouvernance, qui diminuent les marges de manœuvre budgétaires des gouvernements, incapables d’offrir les services essentiels aux populations.

La réflexion sur l’apport de l’immigration aux communautés d’origine est donc inséparable de celle plus globale sur les solidarités traditionnelles. Si certaines recherches font état de leur dépérissement, à la suite des processus d’individualisation, qui sont à l’œuvre dans les sociétés africaines, sous l’effet de la monétisation, de l’urbanisation et des conséquences du néo-libéralisme, amenant certains auteurs à prédire leurs quasi-disparitions comme cela s’est vu en Europe[1], d’autres parient plutôt sur leur capacité de résilience et d’adaptation[2].

Plusieurs études montrent que les solidarités jouent encore un rôle d’amortisseur social, indispensable à la survie de nombreuses familles africaines, en particulier à l’occasion des évènements qui entrainent un surcroit de dépenses ou des pertes de revenus[3]. La mobilisation des solidarités traditionnelles aide les communautés africaines, en particulier sahéliennes vivant en France à assurer leur équilibre, dans un contexte de précarité et parfois de violation de leurs droits.

Même si on constate un mouvement de fond vers une certaine forme d’individualisme généré par la crise, les nouvelles précarités et le néo-libéralisme, le travailleur immigré originaire de la vallée du fleuve Sénégal inscrit encore son travail dans un projet collectif, qui sert les intérêts de sa famille (au sens large) et de sa communauté. Pour les paysans pauvres de la vallée du fleuve Sénégal, régulièrement privés de récoltes, du fait d’une sécheresse endémique, les mécanismes d’assistance mis en place par les associations de migrants constituent la seule véritable protection sociale. Pour l’accès à l’alimentation, à l’eau et à la santé, ce sont ces solidarités communautaires qui sont mobilisées.

Si les communautés développent des stratégies de contrôle des migrants, c’est parce que la migration est pensée comme un moyen de survie collective, une réponse communautaire à la crise structurelle qui frappe la région. C’est pourquoi la sauvegarde des solidarités traditionnelles est vue comme un objectif stratégique, en tant que moyen d’assurer la survie et de maintenir la cohésion de la communauté, à travers une gestion collective de la sécurité des individus.

La valorisation des solidarités traditionnelles dans les pays d’immigration vise non seulement à soutenir les immigrés eux-mêmes dans la quête d’une meilleure couverture sociale, mais également à faciliter la mobilisation de ressources pour assurer la survie et le développement de l’ensemble de la communauté dans les pays d’origine. À cet égard, on peut parler d’une double implication des immigrés, non seulement dans la vie associative en France, mais également dans celle des terroirs d’origine, où ils sont des acteurs importants de la vie socio-économique[4].

Les solidarités communautaires au secours des mécanismes de la sécurité sociale

Il est bien évident que les travailleurs africains vivant en France ont un meilleur accès à la sécurité sociale que dans leurs pays d’origine. Ils sont protégés par des instruments juridiques internationaux tels que la Convention internationale des Nations Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (adoptée en 1990), la Convention de l’OIT sur les travailleurs migrants (1949) et la Convention de l’OIT sur les travailleurs migrants (dispositions complémentaires) de 1975.

De plus, des accords de sécurité sociale bilatéraux et multilatéraux garantissent le maintien des droits à la sécurité sociale acquis en France et prévoient également l’exportation des prestations du pays d’emploi vers le pays d’origine. Ces accords incluent des dispositions sur la non-discrimination en matière de sécurité sociale entre les nationaux et les migrants, de même que des règles de coopération entre les institutions de sécurité sociale des pays signataires.

Cependant, pour diverses raisons, les travailleurs sahéliens ne bénéficient pas toujours de tous les droits attachés à la Sécurité sociale. Face à certains risques sociaux, notamment la vieillesse, la maladie et le décès, les mécanismes classiques de la Sécurité sociale française sont parfois inadaptés, voire insuffisants. Les solidarités traditionnelles apparaissent alors comme un complément indispensable, voire un palliatif à la Sécurité sociale classique. Il s’agit essentiellement des tontines, des caisses de solidarité des migrants, ainsi que d’autres mécanismes communautaires.

Les mécanismes de solidarité mobilisés par les immigrés

Lorsque les mécanismes classiques de la Sécurité sociale française sont défaillants ou s’avèrent inadaptés aux besoins de certains membres, les immigrés mobilisent plusieurs mécanismes de solidarité pour leur venir en aide. Il en est ainsi des tontines et des cotisations volontaires, qui sont les outils les plus fréquemment utilisés.

Les tontines auxquelles adhèrent la quasi-totalité des immigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal sont des associations regroupant des personnes liées par une condition commune, l’appartenance à un même clan, un même quartier, une même entreprise, ou une même origine géographique. Il s’agit de tontines rotatives, dans lesquelles les membres s’engagent à verser une somme prédéterminée à une fréquence donnée. Pour chaque tour de versement, un des participants est désigné pour bénéficier des fonds des autres participants, jusqu’à ce que tous les membres soient servis, avant la reprise d’un nouveau cycle.

D’un point de vue strictement économique, pour le premier bénéficiaire, la tontine s’apparente à un crédit à taux zéro, alors que pour le dernier, il s’agit d’une épargne sans intérêt, mais l’esprit de solidarité réside précisément dans le fait que le premier bénéficiaire profite d’un prêt gratuit immédiat, tandis que le dernier obtient quasiment un remboursement, après avoir cotisé pour tous les autres. En Afrique, cet esprit de tontine a toujours existé, parce qu’on a pour coutume de travailler ensemble les champs à tour de rôle, ou de réparer ensemble le toit des maisons, l’une après l’autre.

Contrairement à une idée répandue, l’intérêt des Africains pour la tontine n’est donc pas uniquement lié à un faible accès au système bancaire. L’engouement pour ce système réside d’abord dans la diversité, la souplesse et le caractère peu onéreux des services qu’elle offre (épargne, crédit, assurance). Dans le contexte de la migration, elle permet aussi, et peut-être surtout, de tisser des liens sociaux, pour se soutenir mutuellement face aux fragilités diverses et face à l’isolement, qui est très mal vécu par les immigrés sahéliens, issus d’une culture dans laquelle l’individu n’est jamais seul face à ses problèmes.

Les tontines sont donc d’abord une occasion pour se retrouver, faire vivre une identité culturelle menacée et partager les joies et les peines. Lors des événements importants de la vie (baptême, mariage, décès, etc.), les membres de la tontine manifestent entre eux une solidarité financière, mais d’abord une présence humaine. Cette solidarité parait essentielle pour la prise en charge de la maladie et des funérailles, particulièrement pour les personnes temporairement exclues de la solidarité nationale française, du fait du chômage. Ces solidarités sont si appréciées des immigrés, que certains d’entre eux adhèrent à plusieurs tontines, en fonction des critères d’adhésion (ressortissants d’un même village, d’une même entreprise, etc..).

Les contributions volontaires constituent l’autre mécanisme d’intervention des associations d’immigrés. À l’origine, il s’agissait de dons versés par les membres de la communauté, chacun en fonction de ses ressources, à l’occasion de décès, pour faire face aux dépenses de première urgence afin de soutenir les familles endeuillées indépendamment de leur niveau de patrimoine. C’est une pratique inspirée de l’Islam, qui est dominant dans le Sahel. Elles sont maintenant de plus en plus utilisées pour faire face à toutes sortes de sinistres (accident, rapatriement de dépouilles au pays, etc.), en faveur de personnes en précarité, mais encore plus pour financer des infrastructures sociales (écoles, centres de santé, mini-adduction d’eau, etc.). C’est ce explique le développement des associations d’immigrés, qui jouent un rôle extrêmement important dans le développement des communautés restées dans les pays d’origine.

Une enquête réalisée par l’Institut Panos en 1991 sur la dynamique associative des immigrés sahéliens en France montrait que 70 % des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal étaient regroupés dans plus de 400 associations essentiellement tournées vers le développement des villages et des régions d’origine[5]. Constituées à l’origine en caisses de solidarité villageoise, essentiellement dédiées au soutien des immigrés en difficultés, les nouvelles organisations sont mieux structurées et sont davantage orientées vers le développement des régions d’origine.

Elles vont généralement au-delà du ressort d’un seul village, pour pouvoir établir des partenariats avec des pouvoirs publics en France (État et collectivités territoriales) et dans les pays d’origine, ainsi qu’avec les ONG et les bailleurs de fonds internationaux[6]. L’extension géographique des associations se justifie également par le fait que le financement d’infrastructures sociales, comme les centres de santé ou les écoles, nécessite la collaboration des gouvernements (Mali, Mauritanie, Sénégal) pour la mise à disposition de personnels.

Les domaines de déploiement des solidarités traditionnelles

Les solidarités traditionnelles sont mobilisées par les travailleurs immigrés pour faire face aux évènements qui entrainent de pertes de revenus ou des surcroits de dépenses non ou insuffisamment pris en charge par la Sécurité sociale. L’aide aux immigrés en précarité, notamment du fait du chômage, et le soutien à l’organisation des funérailles, non prise en charge par la Sécurité sociale française, constituent les deux domaines dans lesquels se déploient le plus les solidarités des immigrés.

Dans le droit de la Sécurité sociale, l’individu est protégé en fonction de son appartenance à des collectifs construits par l’État, les partenaires sociaux ou encore l’engagement unilatéral de l’employeur. Pour plusieurs raisons, les travailleurs immigrés ne remplissent pas toujours les conditions requises pour entrer dans ces catégories. Il est frappant de constater la sur-représentation des immigrés non-européens dans la perception du RMI, allocation qui incarne le mieux l’exclusion du marché du travail parmi les plus de 25 ans, soit 8 %, contre 2 % pour ceux originaires d’Europe[7].

La situation est dramatique pour les travailleurs en situation irrégulière, qui occupent divers emplois dans certains secteurs (bâtiment, restauration, gardiennage, aide à la personne, etc.). Certains d’entre eux sont déclarés avec de faux-papiers ou des papiers incomplets, dans le cadre d’un contrat à durée déterminée ou d’un contrat à durée indéterminée, ou encore en intérim. Bien qu’en « situation irrégulière », ces travailleurs sont soumis à des prélèvements obligatoires, mais ne bénéficient pas de prestations sociales (maladie, chômage, etc.), situation que certains qualifient de véritable « racket fiscal ». Car même, lorsqu’ils sont régularisés, ils ne bénéficient pas des droits attachés aux cotisations antérieurement versées.

D’autres sans-papiers travaillent sans aucun document l’attestant, et sont eux aussi en dehors de toute protection sociale[8]. Ces catégories d’immigrés sont exclues de la protection sociale, dès lors qu’ils tombent dans le chômage. Pour eux, ce sont les mécanismes traditionnels de redistribution, à l’échelle de la communauté, afin d’assurer une certaine sécurité et un équilibre social, qui sont mobilisés. Pour ces « clandestins », comme pour d’autres travailleurs précaires, le foyer des immigrés apparait non seulement comme un espace de continuité avec les traditions villageoises, mais surtout un lieu qui permet d’avoir accès à certains biens et services à moindre coût. Les immigrés y trouvent des services, qui leur permettent d’amoindrir les difficultés quotidiennes de la vie, notamment des salles de réunion et de prière, des boubous à moindre coût, des plats traditionnels à des prix abordables, de même que le griot et l’imam qui organisent les mariages, baptêmes et autres cérémonies traditionnelles[9].

Les foyers d’immigrés offrent divers autres services : mise à disposition à moindre coût d’emplacements accessibles pour diverses activités, crédits proches de la tontine, aides aux chômeurs, rapatriement, etc. Il s’agit d’une gestion communautaire, qui mobilise des volontaires afin de couvrir le prix des solidarités. Les loyers versés par ces petits artisans participent au financement de l’entraide, en faveur des immigrés touchés par la précarité. Ces services constituent une forme de soutien aux plus démunis, mais également un moyen de régulation sociale, pour maintenir la cohésion du groupe ; ils maintiennent les liens communautaires, sans paraitre comme de l’assistanat[10].

Dans le principe de la sécurité sociale héritée de Beveridge, tous les facteurs d’insécurité doivent être couverts. Or, la Sécurité sociale française ne couvre pas certains facteurs de risque, qui affectent les migrants en provenance de la vallée du fleuve Sénégal. C’est le cas des funérailles, qui même en France, représentent des dépenses non négligeables, les tarifs dépendant de la qualité des prestations demandées : nature des soins de conservation du corps, qualité du cercueil, nombre de véhicules du convoi funéraire, classe d’enterrement, etc.

Des aides financières sont certes possibles pour les personnes enterrées en France (la caisse de Sécurité sociale pour une personne salariée en activité, la mutuelle du défunt, le cas échéant, pour une éventuelle participation financière aux frais, la compagnie d’assurance du défunt, s’il avait souscrit une assurance-vie ou une assurance frais d’obsèques, la banque, si le défunt avait contracté une assurance décès, la caisse de retraite), mais non seulement les dépenses sont d’une autre ampleur pour les immigrés sahéliens, mais de plus ils remplissent rarement les conditions pour bénéficier de ces aides. En Afrique, ces dépenses sont considérables et davantage onéreuses en Afrique centrale qu’au Sahel. Mais le rapatriement du corps au pays d’origine, jusqu’au village constitue une source considérable de dépenses pour les immigrés en provenance de la vallée du fleuve Sénégal en France.

En Afrique même, ce sont les entreprises, et non les caisses de sécurité sociale, qui viennent en aide aux familles du salarié en cas de décès ou en cas de perte du ou de la conjoint(e) d’un travailleur. Mais, même dans ce cas, les dépenses pèsent lourdement sur la famille du défunt, et les mécanismes traditionnels de solidarité sont nécessairement mobilisés.

L’immigration sahélienne : une bouée de sauvetage pour des populations en péril ou un catalyseur du développement local ?

Dans la littérature spécialisée, Il y a un débat sur l’impact des migrations sur le développement des zones d’émigration. On met parfois en avant les effets négatifs de la migration pour les pays de départ, notamment la perte de travailleurs jeunes, souvent parmi les plus dynamiques de la société. Il est clair que ces départs massifs ont des conséquences sur la production agricole.

La dépendance des familles dans les zones d’émigration par rapport aux transferts financiers des migrants est également mentionnée, même si elle doit être relativisée par la complexité des liens et interactions à l’intérieur de ces communautés.

Certains auteurs concluent à un faible impact des transferts monétaires des migrants sur les activités productives. Les retombées au niveau local de la migration internationale se limiteraient à l’amélioration des conditions de vie des ménages de migrants, avec un faible effet sur l’activité économique. Ainsi, dans la vallée du fleuve Sénégal, entre 30 et 80 % des besoins familiaux seraient pris en charge par les envois de fonds[11].

Mais ceci implique-t-il nécessairement un faible impact sur le développement local et régional des transferts des migrants ? D’autres études tendent à montrer au contraire que le rôle des transferts de fonds dans le financement du développement est sous-estimé. Ils mettent en avant les possibilités de développement qui découlent de l’utilisation des fonds envoyés par les migrants[12].

La théorie selon laquelle la migration constitue une entrave au développement des pays d’origine ne correspond pas à la réalité observée sur le terrain au Sahel, qui montre au contraire que c’est un facteur de développement, même s’il s’agit d’un phénomène complexe, avec des variables multiples. L’exemple des migrants en provenance de la vallée du fleuve Sénégal montre que les migrants contribuent au développement économique et social des pays d’origine, par leurs investissements, mais aussi à travers l’acquisition de nouvelles compétences et de nouvelles idées. Les transferts de fonds aux familles servent à rémunérer les travailleurs saisonniers auxquels les familles ont recours pour suppléer les nombreux départs de bras valides pour maintenir une certaine production agricole.

Plusieurs travaux, qui se basent sur l’expérience de certaines communautés d’immigrants, ont mis en évidence le rôle joué par les associations d’immigrants dans la valorisation des transferts migratoires[13]. Elles suppléent aux carences des pouvoirs publics notamment dans les secteurs de la santé (dispensaires), de l’eau (forages, puits et mini-adduction d’eau) et de l’éducation (écoles). Dans les communautés d’origine des migrants, les transferts de fonds structurent toute la vie économique et sociale.

En finançant des infrastructures destinées à l’ensemble de la communauté, les associations de migrants assurent indirectement une redistribution de la rente migratoire au bénéfice du plus grand nombre, parce qu’ils lient leur propre développement et leur sécurité à celles de la communauté, prenant de plus en plus conscience du fait que la gestion collective des transferts migratoires a un impact plus important sur le développement local que les actions entreprises individuelles au niveau des ménages, ce qui crée les meilleures conditions de leur propre réinsertion au retour dans le terroir d’origine.

Dans la partie malienne de la vallée du fleuve Sénégal, on leur attribue l’essentiel des infrastructures sociales dans les villages. De plus en plus, elles s’orientent vers des projets ayant un impact économique durable, notamment à travers des activités génératrices de revenus et la création de conditions socio-économiques nécessaires à la fixation des populations dans leur région d’origine. Pour ce faire, les associations villageoises se fédèrent par région et développent des partenariats avec les autres acteurs du développement. Dans les communautés d’origine des migrants, les transferts de fonds structurent toute la vie économique et sociale. Bien qu’arides, les zones d’émigration du Sahel occidental tranchent nettement avec les zones plus arrosées du sud par l’importance et la qualité des infrastructures dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’habitat.

Mais il y a des choses à corriger pour optimiser l’apport économique des migrants. Au niveau des pays du Sahel, les lourdeurs administratives et l’absence de dispositifs spécifiques de soutien aux actions des immigrés constituent des blocages à la valorisation des transferts migratoires. Les projets d’insertion initiés par le passé n’ont pas donné des résultats probants, à cause de choix peu pertinents dans des créneaux peu porteurs, de l’insuffisance de formation des travailleurs et de la faiblesse du dispositif de soutien. La mise en place de programmes pertinents de réinsertion des immigrés impliquant une formation pratique ciblée dans des secteurs porteurs et la mise en place de fonds de réinsertion adaptés sont des voies à explorer, pour soutenir une vraie politique concertée d’émigration tournante capable de gérer efficacement les flux.

Par ailleurs, la mobilisation sociale si difficile à obtenir à travers les campagnes gouvernementales de sensibilisation, est largement facilitée par les ressortissants des villages en France, grâce à leur habilité à intégrer les villageois dans leurs actions afin qu’ils deviennent les acteurs de leur propre développement. La proximité culturelle avec les communautés villageoises leur confère un avantage sur les autres acteurs du développement.

De plus, les réalisations des immigrés ont un effet stimulant sur l’initiative locale en induisant d’autres projets dans les villages et régions d’origine. La réussite de leurs projets dans les villages d’origine stimule l’initiative dans des villages voisins, créant ainsi une certaine émulation inter-villageoise, qui se diffuse progressivement bien au-delà de la zone directement concernée.

Dans l’organisation et la gestion des familles, le long séjour des immigrés en France a libéré des espaces de liberté et de responsabilités au bénéfice des femmes devenues ainsi cheffes de ménage. Par un effet non prévu, la migration a donc eu des résultats positifs sur le statut de la femme, là où les actions des ONG féminines n’ont eu que des résultats très mitigés.

L’un des grands mérites des associations d’émigrés est d’avoir créé au sein des communautés une révolution culturelle, pour la prise en charge par elles-mêmes des problèmes de développement de leur village et de leur région, en s’affranchissant de la lourde dépendance à l’égard de l’État. Les initiatives des immigrés ont en effet créé une dynamique, une émulation entre les villages et les communautés, qui catalysent le développement local.

L’utilité économique de la migration est reconnue au niveau international, les objectifs de développement durable y faisant explicitement référence. La cible 10.7 vise à « faciliter une migration ordonnée, sûre et responsable, notamment par la mise en œuvre de politiques migratoires planifiées et bien gérées ».

Sur le plan africain, le Cadre politique révisé pour la migration en Afrique et son Plan d’action (2018-2027) stipule qu’« il est évident que les migrations bien gérées peuvent générer des avantages significatifs pour les pays d’origine et de destination. Par exemple, la migration de la main-d’œuvre a joué un rôle important dans la satisfaction des besoins de main d’œuvre dans l’agriculture, la construction et d’autres secteurs, contribuant ainsi au développement économique de nombreux pays africains de destination. En outre, les retombées bénéfiques des migrations, telles que les transferts de fonds, le transfert de connaissances et de compétences, et les migrants de retour, ont parfois contribué de manière importante aux économies des pays d’origine ».

Preuve qu’elle prend au sérieux l’importance des transferts de migrants dans le développement du continent, l’Union africaine a créé l’Institut africain pour les transferts de fonds (AIR), en tant que bureau technique spécialisé. Comme dans le Sahel, dans les autres pays à forte tradition migratoire, les transferts de fonds des migrants sont devenus une véritable stratégie de subsistance des ménages et d’investissement dans l’éducation, la santé et parfois l’entrepreneuriat. Certains pays ont mis en place à l’intention des migrants des programmes d’incitations à l’investissement direct intérieur et des allègements fiscaux comparables à ceux dont bénéficient les investissements directs étrangers.

Quelles perspectives pour l’immigration sahélienne en France ?

Depuis plusieurs décennies, sous la pression de l’extrême droite, en moyenne tous les deux ans, une loi sur l’immigration est adoptée par des gouvernements de droite et de gauche, avec comme objectifs le contrôle des flux et l’intégration des migrants légaux, dans une logique assimilationniste. Le projet de loi adopté en première lecture, le 14 novembre 2023, par le Sénat, s’inscrit dans cette même logique, avec une série d’amendements, qui posent les bases d’une politique migratoire restrictive et sécuritaire clairement assumée.
De nombreuses organisations de la société civile, comme Amnesty international, Médecins du monde, Médecins sans frontières ou le Secours catholique, ont dénoncé le caractère répressif de cette réforme et appelé à mettre fin au discours liant immigration et délinquance.

Les mêmes critiques sont formulées par des chercheurs reconnus sur la question migratoire. François Héran dénonce la manipulation des statistiques de l’immigration et « l’absurdité d’une politique visant à expulser, et ainsi à empêcher l’intégration », qui est pourtant un des objectifs avancés pour justifier la réforme.[14] Arnaud Philippe et Jérôme Valette, deux chercheurs du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) dénoncent aussi l’illusion créée par les médias, tendant à établir un lien entre immigration et délinquance[15].

Leur conclusion est on ne peut plus claire. « Les études réalisées dans différents pays concluent sans ambiguïté que les immigrés ne sont pas à l’origine d’une augmentation des taux d’infraction dans les pays d’accueil. Et si les étrangers en situation irrégulière ont une probabilité plus forte de commettre des vols, un meilleur accès au marché du travail peut résorber cet écart. La surreprésentation des immigrés dans les statistiques officielles, mais aussi le traitement médiatique de la délinquance, permettent de comprendre l’écart entre perceptions et réalité. Lorsque les médias adoptent un traitement plus neutre de l’origine nationale ou étrangère des auteurs présumés d’infractions, les inquiétudes à l’égard de l’immigration se réduisent. C’est en tout cas ce que montre l’expérience allemande en la matière [16]»

En se référant à des enquêtes menées en Europe, ces chercheurs mettent en évidence l’effet bénéfique d’un meilleur accès au marché du travail sur la baisse de la criminalité chez les immigrés, qui ont bénéficié de régularisations administratives[17]. En vérité, dans un monde globalisé, la migration est un phénomène indispensable à l’économie et elle concerne les citoyens de tous les pays, y compris les Européens. Pour Pierre Buhler, le solde démographique négatif de la France, résultant de l’effondrement des taux de fécondité et d’une émigration massive, entraine « un besoin de main-d’œuvre que seule l’immigration est en mesure de satisfaire »[18].

Ce décalage entre les résultats de recherche et les constats des hommes et femmes de terrain, par rapport aux réformes menées, montre la faible influence des scientifiques et de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques. Les réformes des politiques d’immigration étant extrêmement « politisées », du fait de la pression de l’extrême droite et des médias, il n’existe guère de place pour des analyses scientifiquement informées. Les décisions politiques sont basées non pas sur la réalité des problèmes, tels qu’ils se posent objectivement, mais plutôt sur le ressenti du citoyen-électeur, forgé par les médias et les responsables politiques.

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que ce soient plutôt les « think tanks » et autres cabinets d’études qui soient sollicités pour mettre en forme des décisions politiques conformes aux attentes de l’opinion publique, même si on sait à l’avance qu’elles ne constituent en rien des solutions objectives durables aux problèmes posés. Il s’agit là d’un défi essentiel dans une société démocratique, car sans un débat public informé, basé sur des faits établis et des informations fiables, comment le citoyen peut-il exercer son droit de vote en toute connaissance de cause ?

Dans les années 1980, ce sont surtout les consultants qui avaient vendu aux gouvernements le concept flou de co-développement, comme alternative aux migrations sahéliennes. Il n’est certes pas illogique de faire l’hypothèse que le développement des régions d’origine pourrait limiter, voire enrayer les flux migratoires. Mais, la problématique du développement des pays du Sahel est complexe et dépasse la question de l’aide au développement.

Mettre la politique de coopération au service de celle de l’immigration, avec comme objectif d’arrêter l’immigration, ne paraît pas réaliste, en l’état actuel du commerce mondial. Renforcer l’aide publique au développement en faveur de ces pays et soutenir les associations d’immigrés dans le financement de projets de développement notamment par le canal de la coopération décentralisée pourrait aider à structurer et orienter l’émigration, non à l’enrayer.

Si les tendances actuelles se maintenaient, on ne pourrait pas à moyen terme parvenir à un niveau de développement qui garantirait aux ressortissants des régions sahéliennes des niveaux de revenus qui les dissuaderaient d’émigrer en Europe. Au regard des perspectives de développement à moyen terme des pays du Sahel, notamment l’évolution des prix des produits de base (coton, arachide, or) et la persistance des crises climatiques, il apparaît clairement que pendant longtemps encore l’émigration sera une nécessité. La question de l’utilité économique et sociale de l’émigration en France ne se pose donc pas pour ces populations, aussi bien que pour les États concernés.

Pour la France aussi l’immigration sahélienne est une nécessité. Les immigrés sahéliens effectuent des travaux indispensables au fonctionnement de l’économie et de la société française, et que les travailleurs français et parfois même d’autres immigrés dédaignent (éboueurs, ouvriers dans le bâtiment, etc.). Par ailleurs, les immigrés de retour au Sahel constituent des ambassadeurs de la culture française.

Les enfants issus de l’immigration pourraient être porteurs de réelles potentialités pour le rayonnement économique et culturel de la France, parce qu’ils sont un pont avec les pays du Sahel. En France, la question de l’intégration est encore vue comme devant induire un renoncement aux cultures d’origine, alors que la reconnaissance des apports culturels étrangers pourrait être le levier d’une meilleure insertion dans la vie socio-économique.

Pour les immigrés sahéliens, la question de l’intégration ne devrait pas se poser en termes de choix entre une « sur-affiliation » au groupe, telle que recherchée par les communautés d’origine et une « désaffiliation » encouragée par la politique d’assimilation à la française.[19] Il ne s’agit pas pour l’immigré de s’affranchir de ses obligations de solidarité à l’égard de la communauté, en dissolvant le lien social dans l’individualisme de type occidental. Un juste équilibre est possible entre ce qu’on peut qualifier de « sur-affiliation » communautaire et l’autonomie des individus dans une société démocratique.

Par rapport à la problématique des banlieues, si elle était valorisée, l’éducation traditionnelle dans les familles soninkées – qui représentent l’essentiel de l’immigration venant du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie –, pourrait aider à résoudre la question de la délinquance, chez les enfants d’immigrés. En Afrique, cette communauté est connue pour son enracinement culturel, à travers une éducation tournée vers les valeurs de travail, d’accumulation et de probité. Les Soninkés, qui sont peu attirés par les emplois publics, sont actifs dans les affaires, particulièrement en Afrique de l’Ouest et centrale, où ils occupent des positions importantes dans les secteurs du commerce et de l’immobilier.

Mais dans les familles d’immigrés, l’autorité parentale est radicalement remise en cause par un discours officiel qui ôte aux parents tout moyen d’inculquer des valeurs familiales aux enfants. Contrairement à une idée reçue, les valeurs traditionnelles des familles d’origine sahélienne pourraient donner aux enfants les racines nécessaires pour les préserver de la délinquance, générée par le consumérisme, qui leur est outrageusement vendu dans les sociétés occidentales. Bien mobilisée, la culture est un outil qui peut aider à corriger le regard des Français sur les immigrés. À condition de changer de paradigme, car, en France, la question de l’intégration est vue davantage comme devant induire un renoncement aux cultures d’origine, alors qu’une double appartenance culturelle n’est pas incompatible avec la fidélité à une nation.

Cette double appartenance culturelle pourrait au contraire être le moyen d’une meilleure insertion de cette communauté dans la vie socio-économique, par la valorisation de ses atouts culturels. Il faut donner une nouvelle visibilité culturelle et sociale aux enfants d’immigrés. Les nouvelles demandes de la société française en biens et services dits exotiques, dans la restauration, la mode (coiffure, cosmétique, mode vestimentaire) et la culture (artisanat, instruments de musique, etc.) sont autant de créneaux porteurs pour les enfants issus de l’immigration. Promouvoir des événements qui mettent en valeur les cultures africaines (concerts d’artistes, défilés de mode, festivals, etc.) serait un moyen de changer le regard sur ces communautés.

Une approche exagérément assimilationniste pourrait juger cette démarche comme une forme d’assignation des enfants d’immigrés à leurs origines. Mais, en France comme ailleurs, chacun a un héritage familial, qui conditionne plus ou moins ses choix professionnels. Aujourd’hui, les enfants d’immigrés africains sont plutôt employés comme salariés dans des entreprises, opérant dans des domaines dans lesquels ils pourraient avoir une véritable valeur ajoutée. Il vaudrait peut-être mieux qu’ils soient parfois les promoteurs de ces entreprises, plutôt qu’y être assignés dans des emplois subalternes, qui ne permettent pas une véritable intégration dans la société française.

La polarisation excessive des médias sur des sujets comme la polygamie et l’excision, dont on reconnaît les méfaits en Afrique même, donne des communautés d’origine africaine une image négative, qui n’incite pas les Français à chercher à en savoir davantage. Le développement d’échanges culturels avec les pays africains et une attitude plus ouverte des élites et des médias pourrait aider à changer ce regard négatif.

Les conditions de vie et de travail difficiles des immigrés sahéliens, confrontés plus que d’autres au chômage, aux bas salaires et aux difficultés d’accès aux logements sociaux, constituent des freins à leur insertion en France. La lutte contre les discriminations envers les migrants demande un engagement politique réel, auquel tous les Etats sont appelés par la Convention de 1990 sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille.

Aux termes de l’article 25 de ladite Convention, toute distinction entre nationaux et travailleurs migrants, ou toute distinction entre travailleurs migrants réguliers et irréguliers, au niveau de la législation sociale, est interdite en matière de rémunération, ou d’autres conditions de travail et d’emploi. Si de telles discriminations n’existent pas encore dans la législation française, la traduction de l’égalité dans les faits, par l’action résolue des pouvoirs publics, demandera une forte volonté politique et une grande mobilisation citoyenne.

La concertation avec les gouvernements intéressés, comme le prévoie l’accord de partenariat ACP/CEE, pourrait aider à atténuer ces discriminations. En effet, l’article 13 du titre II de l’Accord de partenariat ACP/CE, signé à Cotonou le 23 juin 2000, stipule que la « question des migrations fait l’objet d’un dialogue approfondi dans le cadre du partenariat UE/ACP ». Il engage à « un traitement équitable des ressortissants des pays tiers résidant légalement sur le territoire des Etats européens, une politique d’intégration ayant pour ambition de leur offrir des droits et obligations comparables à ceux de leurs concitoyens, à favoriser la non-discrimination dans la vie économique, sociale et culturelle et à mettre en place des mesures de lutte contre le racisme et la xénophobie ».

Tant que persistera une différence criarde de développement entre deux continents voisins, séparés par quelques dizaines de kilomètres de mer, la tentation de migrer à la recherche de meilleures conditions de vie persistera. Elle s’amenuisera en fonction du développement économique de l’Afrique. La question migratoire devra donc trouver un début de solution à la racine, c’est-à-dire sur le terrain africain. Une première transformation sur place des matières premières pourrait créer les emplois nécessaires pour réduire la pression migratoire sur l’Europe.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dispose en son article 22 que « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays ».

Comment y parvenir si les ressortissants des régions les plus déshéritées du monde sont freinés dans leur mobilité à la recherche de moyens de subsistance pour leurs familles et leurs communautés. Dans un monde globalisé caractérisé par des interdépendances multiples et par la libre circulation des capitaux et des marchandises, doit-on continuer à fermer hermétiquement les frontières du Nord à ceux qui fuient la misère du Sud, du fait de changements climatiques auxquels ils sont pourtant étrangers ?

Depuis toujours, les aléas climatiques, ou la recherche de meilleures conditions de vie ont poussé les hommes à se déplacer, pour s’installer dans des milieux déjà occupés par d’autres peuples, qualifiés d’autochtones, qui adoptaient envers eux, selon le cas, une attitude hospitalière ou hostile. Du fait des sécheresses récurrentes, les populations sahéliennes, qui cherchent à émigrer vers d’autres régions du monde, ne doivent-elles pas être considérées comme des réfugiés climatiques, car le Sahel n’a pas toujours été cette terre désolée ?

Si tous les grands empires ouest-africains (Ghana, Mali, Songhaï, Macina) et les villes anciennes (Tombouctou, Gao, Djenné, Agadez, Oualata, Sokoto) se sont développés dans cette région, c’est bien parce que les conditions agroécologiques y étaient favorables. La raréfaction des pluies, l’assèchement des lacs, mares et cours d’eau, et la destruction du couvert végétal, ont commencé à partir de la grande sécheresse de 1973. Depuis cette date, on enregistre des sécheresses régulières et une augmentation rapide des températures, entraînant une dégradation continue des terres.

L’appauvrissement des terres de cultures et le rétrécissement des pâturages alimentent les conflits entre agriculteurs et éleveurs, renforçant ainsi le mouvement migratoire. La dégradation des écosystèmes sahéliens n’est pas non plus étrangère aux épisodes de rébellions armées et au développement des mouvements djihadistes. La réhabilitation des fleuves Niger et Sénégal, et de leurs versants et lacs devrait être une priorité des gouvernements sahéliens et de leurs partenaires internationaux.

NDLR : Ousmane Oumarou Sidibé a récemment publié l’ouvrage Repenser le statut du travail. Une contribution africaine aux Éditions de l’Atelier, , avec une préface d’Alain Supiot.


[1] Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, L’Harmattan, 1991.

[2] Thérèse Locoh, « Structures familiales et changements sociaux », in Dominique Tabutin (éd.), Population et sociétés en Afrique au Sud du Sahara, L’Harmattan, 1988, pp. 441-478.

[3] Thérèse Locoh, « Familles africaines face à la crise », Afrique contemporaine, n°166, avril juin, pp. 3-14, 1993 ; Thérèse Locoh, « La solidarité familiale est-elle un amortisseur de la crise ? », Pop Sahel, n° 19, août, pp. 20-25, 1993.

[4] Sally E. Findley, « Choosing between African and French destination. The role of family community factors in migration from Senegal river valley », CERPOD (Working Paper n°5), 1990.

[5] Christophe Daum (coord.), Quand les immigrés du Sahel construisent leur pays, L’Harmattan-Institut Panos, 1993.

[6] Ibid.

[7] Xavier Chojnicki et al., op.cit.

[8] Pierre Lambert et Christophe Pettiti, Les Mesures relatives aux étrangers à l’épreuve de la convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2003.

[9] Xavier Chojnicki et al., op.cit

[10] Ibid.

[11] Christophe Daum, « Les migrants partenaires de la coopération internationale : le cas des maliens en France », Document technique n.107, Centre de Développement de l’OCDE, 1995.

[12] Marie Hélenne Libercier, Hartmut Schneider, Les Migrants : partenaires pour le développement, Centre de développement de l’OCDE, 1996.

[13] Christophe Daum, ibid.

[14] François Héran, « Le débat public sur l’immigration en France est en décalage complet par rapport aux réalités de base » », Le Monde,‎ 8 novembre 2022.

[15] Arnaud Philippe et Jérôme Valette, « Immigration et délinquance : réalités et perceptions », La lettre du CEPII, N°436, avril 2023.

[16] Ibid.

[17] Giovanni Mastrobuoni, Paolo Pinotti, « Legal Status and the Criminal Actvity on Immigrants », SSRN Electronic Journal 7(2), University of Essex, janvier 2014.

[18] Pierre Buhler, « Le recours à l’immigration de travail est inéluctable » », Le Monde,‎ 7 juin 2023.

[19] Nous empruntons ces notions de sur-affiliation et désaffiliation à Alain Marie, « Communauté, individualisme, communautarisme : hypothèses anthropologiques sur quelques paradoxes africains », in « Sociétés africaines en mutation : entre individualisme et communautarisme », Sociologie et société, Volume 39, numéro 2, automne 2007, Sous la direction de Anne Calvès et Richard Marcoux, pp. 173-198.

Ousmane Oumarou Sidibé

Juriste, Professeur de droit émérite à l’Université de BamakoAncien ministre du travail du Mali

Notes

[1] Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, L’Harmattan, 1991.

[2] Thérèse Locoh, « Structures familiales et changements sociaux », in Dominique Tabutin (éd.), Population et sociétés en Afrique au Sud du Sahara, L’Harmattan, 1988, pp. 441-478.

[3] Thérèse Locoh, « Familles africaines face à la crise », Afrique contemporaine, n°166, avril juin, pp. 3-14, 1993 ; Thérèse Locoh, « La solidarité familiale est-elle un amortisseur de la crise ? », Pop Sahel, n° 19, août, pp. 20-25, 1993.

[4] Sally E. Findley, « Choosing between African and French destination. The role of family community factors in migration from Senegal river valley », CERPOD (Working Paper n°5), 1990.

[5] Christophe Daum (coord.), Quand les immigrés du Sahel construisent leur pays, L’Harmattan-Institut Panos, 1993.

[6] Ibid.

[7] Xavier Chojnicki et al., op.cit.

[8] Pierre Lambert et Christophe Pettiti, Les Mesures relatives aux étrangers à l’épreuve de la convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2003.

[9] Xavier Chojnicki et al., op.cit

[10] Ibid.

[11] Christophe Daum, « Les migrants partenaires de la coopération internationale : le cas des maliens en France », Document technique n.107, Centre de Développement de l’OCDE, 1995.

[12] Marie Hélenne Libercier, Hartmut Schneider, Les Migrants : partenaires pour le développement, Centre de développement de l’OCDE, 1996.

[13] Christophe Daum, ibid.

[14] François Héran, « Le débat public sur l’immigration en France est en décalage complet par rapport aux réalités de base » », Le Monde,‎ 8 novembre 2022.

[15] Arnaud Philippe et Jérôme Valette, « Immigration et délinquance : réalités et perceptions », La lettre du CEPII, N°436, avril 2023.

[16] Ibid.

[17] Giovanni Mastrobuoni, Paolo Pinotti, « Legal Status and the Criminal Actvity on Immigrants », SSRN Electronic Journal 7(2), University of Essex, janvier 2014.

[18] Pierre Buhler, « Le recours à l’immigration de travail est inéluctable » », Le Monde,‎ 7 juin 2023.

[19] Nous empruntons ces notions de sur-affiliation et désaffiliation à Alain Marie, « Communauté, individualisme, communautarisme : hypothèses anthropologiques sur quelques paradoxes africains », in « Sociétés africaines en mutation : entre individualisme et communautarisme », Sociologie et société, Volume 39, numéro 2, automne 2007, Sous la direction de Anne Calvès et Richard Marcoux, pp. 173-198.