Arts

Corps et modèle – sur l’exposition « Suzanne Valadon. Un monde à soi »

Historienne de l’art

Le musée d’Arts de Nantes présente actuellement « Suzanne Valadon. Un monde à soi », préalablement montrée – dans une scénographie très différente – au Centre Pompidou-Metz, avant de connaître l’an prochain une itinérance au Museu Nacional d’Art de Catalunya à Barcelone. L’artiste française (1865-1938) n’avait pas bénéficié d’une rétrospective de son travail depuis 1967, et l’exposition actuelle rattrape avec beaucoup de finesse cette longue absence.

On a beaucoup écrit sur Suzanne Valadon, on a abondamment utilisé d’adjectifs à son propos : Valadon la maudite, Valadon la mère du lui-même maudit Utrillo, Valadon la scandaleuse, Valadon l’ombrageuse du 12 de la rue Cortot – actuel emplacement du Musée de Montmartre.

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Les anecdotes sur la vie de Valadon – et de l’encombrant Utrillo, qui a longtemps éclipsé la peintre – ont une part apocryphe évidente. L’artiste elle-même a été friande de récits plus ou moins plausibles sur son existence. L’exposition nantaise a choisi de se mettre à distance de ces récits relevant d’une forme de folklore pour s’en tenir à un pragmatisme plus fort : le désir premier des commissaires semble avoir été de retracer avec précision ce que pouvait être la vie matérielle d’une peintre née au milieu du XIXe siècle dans une famille pauvre et sans père, frère ou mari artiste lorsqu’elle a commencé sa carrière.

Celle de Suzanne Valadon, s’il faut éviter de la mythifier, a ceci de proprement extraordinaire qu’il s’agit d’une très rare créatrice ayant connu la peinture d’abord d’un point de vue parfaitement interne, ayant été l’objet, si ce n’est peut-être parfois le sujet, de nombreuses œuvres de ses employeurs devenus ultérieurement ses pairs. Autodidacte, a priori non formée par les artistes que pourtant elle côtoyait, elle n’avait pas non plus de fortune personnelle lui permettant de s’adonner à la peinture principalement comme loisir, ensuite comme métier. Modèle par nécessité financière, elle n’a pas été par la suite la peintre exclue que l’on pourrait imaginer. Rapidement soutenue par des marchands, achetée et appréciée, elle a gagné l’admiration de ses contemporains, notamment Albert Bartholomé, lequel la présentera à Edgar Degas, ce qui lui permettra d’abandonner totalement son travail de modèle.

En cela, la première salle de l’exposition est absolument passionnante : des autoportraits de Suzanne Valadon – un genre apprécié par l’artiste – côtoient des œuvres des créateurs pour lesquels elle a posé avant de devenir elle-même la peintre que l’on connaît. Modèle à partir de ses quinze ans, après une éphémère vie d’acrobate de cirque qui s’était achevée par une mauvaise chute, elle a travaillé pour des artistes de tous les courants. Appréciée pour ses qualités de pose autant que pour sa beauté, elle a été une modèle en vue dans le Paris des années 1880 : on la découvre impressionniste (et bien sage) chez Auguste Renoir, académique chez l’Autrichien Gustav Wertheimer ou le Tchécoslovaque Vojtěch Hynais, symboliste chez Pierre Puvis de Chavannes, son premier employeur.

On la reconnaît à peine de tableau en tableau : elle a les cheveux lisses chez Puvis de Chavannes, ondulés chez Wertheimer, soigneusement enchignonnés chez Renoir. Ils oscillent entre le blond cendré, le blond vénitien, le roux franc. Son nez est fin ou particulièrement busqué, ses traits vaporeux ou au contraire singulièrement durs, dans les toiles de Toulouse-Lautrec par exemple. La multiplication des exemples de toutes les Suzanne Valadon en modèle est mise en lien avec la manière dont l’artiste a souhaité par la suite donner une image qui lui correspondrait pleinement. À l’idéalisme des représentations de ses contemporains, qu’elle que soit la forme que celui-ci prend, elle répond par des autoportraits qui frappent par leur sévérité, comme si elle avait eu besoin d’affirmer avec fermeté ses propres prétentions à la figuration, tout en se réappropriant son visage sans indulgence.

Cette salle, des diverses Suzanne Valadon, figurées par de nombreux artistes, a le grand mérite de bien rappeler la part fantasmatique de la peinture.

On connaît trop peu d’écrits de Valadon, mais elle a eu l’occasion d’évoquer son passé de modèle une fois la célébrité venue : en 1921, elle révèle par exemple avoir posé pour quasiment toutes les figures des différentes versions du Bois sacré cher aux arts et aux muses de Puvis de Chavannes, dans les années 1880 : « J’ai posé non seulement les femmes, mais les jeunes gars. Je suis cet éphèbe qu’on voit ici, cueillant une branche d’arbre, et il a mes bras et mes jambes. » Cette salle, des diverses Suzanne Valadon, figurées par de nombreux artistes, a le grand mérite de bien rappeler la part fantasmatique de la peinture, nullement réservée aux seuls académiques ou aux symbolistes : chaque peintre a cherché à sa manière à rendre Valadon proche de son désir. Plus gracieuse, plus souple, plus harmonieuse, ou plus revêche, plus dure ou plus fantaisiste. Ce commentaire vaut évidemment également pour la peinture de Valadon, qui prend à la suite de cette première salle – à lire comme un manifeste – la place qu’elle mérite.

Le parcours choisi par les commissaires de l’exposition nantaise, Claire Lebossé, Sophie Lévy et Salomé Van Eynde, est classique, mais évite les écueils de la légende dorée, pour s’en tenir à certains faits, et mettre de côté la place prise par Utrillo dans la réception critique de sa mère, sans pour autant la singulariser au point d’oublier le contexte de création des œuvres. On note par ailleurs un effort notable de médiation au sein de l’exposition afin d’expliciter la situation des artistes femmes au XIXe siècle, notamment à travers les complexités liées à la formation artistique ou la naissance des associations d’artistes femmes.

En outre, un développement particulièrement intéressant est consacré à la condition de modèle, profession conjointement dénigrée et bien mieux rémunérée que la plupart des petits métiers précaires destinés aux femmes. Les différentes salles permettent d’aborder le dessin et la gravure dans l’œuvre de Valadon, la nature morte, les portraits. Un imposant espace, le plus saisissant, est consacré à la place du nu dans sa carrière. On le constatera assez vite : ce ne sont pas les sujets abordés par l’artiste qui aujourd’hui nous stupéfient. Combien de sorties de bain, de nus sur des canapés, de jeunes femmes se rajustant les cheveux ? Il faut aller chercher ailleurs, dans la manière de traiter ces poncifs de la peinture dont Valadon était contemporaine.

Il faut voir comment Valadon s’empare du nu, elle qui a posé nue pour des artistes l’ayant volontiers transformée en sirène (Wertheimer), danseuse élégante (Renoir), pochtronne (Toulouse-Lautrec), muses indistinctes (Puvis de Chavannes), incarnation de la vérité (Hynais). Il n’est justement plus question de transposition des corps en des symboles flous de la féminité, mais de les aborder avec une crudité rare : ses cernes noirs ou bleutés encadrant chaque pli de l’anatomie de ses modèles lui permettent de bien insister, ici sur un ventre ondulé, là sur un double menton, là encore sur un cou chiffonné. Elle ne craint pas les couleurs inattendues : les chairs s’ornent de vert et de bleu, les seins lourds et souvent peints comme des tourbillons arborent des teintes rose vif. Elle apprécie les larges narines, les extrémités de corps rougeoyants, n’a aucune pudeur de gazelle pour les toisons pubiennes (fournies) ou les hanches marquées. On ne sait guère comment elle travaillait, si ce n’est qu’elle semble avoir fait poser toute la maisonnée : son fils Maurice Utrillo, son amant André Utter, sa mère Madeleine, dont le visage ridé est représenté sans fard, mais aussi sa domestique Catherine ou sa petite-nièce Gilberte.

La diversité des corps féminins est des plus singulières : on y croise de jeunes filles et des femmes plus âgées, avec des morphologies modifiées par la maternité ou le travail physique. Ses portraits d’adolescentes à peine pubères sont les plus dérangeants ; dans La poupée délaissée (1921), on hésite à voir une figure maternelle dans la femme adulte qui accompagne une toute jeune fille portant un nœud rose sur sa chevelure et ayant laissé tomber sa poupée – également coiffée d’un nœud fuchsia – au sol de la chambre pour mieux se regarder dans un miroir. Au-delà du malaise, comment ne pas voir dans ce personnage de mère maquerelle un rappel de l’adolescence de l’artiste, lorsqu’elle gagnait déjà sa vie comme modèle ?

C’est aussi ce que l’on ressent face aux autoportraits de Valadon : on ne l’atteint pas.

Les nus de Valadon ne semblent cependant pas rattachés à des récits personnels, et l’artiste a eu peu d’intérêt pour les nus mythologiques ou les scènes religieuses : de ce fait, ses nus sont généralement peints dans des intérieurs, canapés, édredons et tentures vaguement orientalisantes comprises. On pourrait penser que ce réalisme engagerait volontiers ses toiles sur un penchant érotique domestique. Pourtant, l’une des grandes qualités des nus de l’artiste est qu’ils sont généralement très peu concupiscents. Les visages regardent rarement frontalement, mais ne sont pas non plus soumis aux codes classiques de la fausse pudeur ou de la surprise.

Valadon, née Marie-Clémentine, semble avoir retenu la leçon des représentations de Suzanne et les vieillards. La femme de sa célèbre Chambre bleue (1923) l’a bien compris : semi-allongée sur son lit, elle se présente clope au bec, accompagnée de livres, dans une position qui pourrait rappeler l’Olympia de Manet, mais pour mieux la contredire. Pas de clients ou de voyeurs possibles dans cette peinture, seulement une femme en vêtement d’intérieur sur sa couette, parfaitement indifférente aux regards susceptibles de l’atteindre.

C’est aussi ce que l’on ressent face aux autoportraits de Valadon : on ne l’atteint pas. Visage généralement fermé, elle observe avec une certaine austérité celui ou celle qui la contemple. Seule exception à la galerie d’autoportraits, une peinture téméraire, Été (dit aussi Adam et Ève, 1909), où elle se représente en Ève, accompagnée d’un Adam prenant les traits de son compagnon de l’époque André Utter. Tous deux nus – un repeint de feuilles de vigne, plus tardif, recouvre aujourd’hui le sexe masculin –, ils s’apprêtent à cueillir le fruit. Valadon a alors 44 ans, son amant en a vingt de moins. L’œuvre, massive, est sidérante d’audace, sans complaisance. On songe en la voyant à quelques rares mots que Valadon a laissés : « Il faut être dur avec soi. Le but de ma vie – équilibre – avoir une conscience – se regarde en face. Ce surplus – cette haine et cet excès d’amour – il faut le déverser. » Cette dureté vis-à-vis de son propre travail plastique, on la ressent avec une émotion toute particulièrement en découvrant un poignant dessin du peintre Georges Kars, portrait de Valadon sur son lit de mort, et dont la longue dédicace s’achève par ces mots : « Soyez pas trop sévère. Merci toujours, grande et chère amie, et adieu. »

Une étonnante peinture, L’acrobate (ou La roue, 1916), pourrait conclure avec délicatesse le parcours au sein de l’œuvre de Valadon : dans ce petit tableau, une femme à la jupe et aux chaussures à talons rouges, sur une piste de cirque, semble esquisser une roue. Les traits sont imprécis, le corps paraît en déséquilibre, mais ce n’est qu’une feinte : son pied droit, immense, campe la femme dans le sol avec hardiesse.

« Suzanne Valadon, Un monde à soi », une exposition au Musée d’Arts de Nantes, jusqu’au 11 février 2024.


Camille Paulhan

Historienne de l’art, Professeure à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon