International

Le 7 octobre et les intellectuels du Moyen-Orient

Philosophe

Le respect de la démocratie, des droits humains ou de la dignité des millions de Palestiniens n’est pas simplement une injonction morale : c’est rappeler à Israël la condition de sa sécurité véritable. Sinon, quiconque croit que la pire catastrophe vient d’avoir lieu se trompe. Nous en sommes seulement à la veille.

Pour Elad et Zahiye

 

Parmi les spectateurs silencieux du drame qui se déroule sous nos yeux depuis les monstruosités commises le 7 octobre, il existe un groupe dont le silence devrait nous interpeller : celui des intellectuels du Moyen Orient qu’on pourrait qualifier de progressistes, faute de mieux

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On ne les entend guère ni au Moyen Orient ni ici en Occident. Puisque je m’identifie à ce groupe, depuis maintenant deux mois je ne cesse de m’interroger sur ce silence qui est aussi le mien : qu’est-ce qu’il nous arrive pour nous laisser à ce point sans voix cette fois, nous réduire au silence ou nous rendre inaudibles même lorsque nous nous efforçons d’élever la voix ? Dans tous ces cas de figures, je ne vois qu’une seule raison : la solitude abyssale où nous nous retrouvons désormais, nous ce groupe de plus en plus minoritaire, une espèce décidément en voie d’extinction.

Malgré la différence de nos orientations ou de nos choix politiques, notre principal point commun fut de nous donner la vocation de vivre, voir, penser et parler entre l’Occident et le Moyen-Orient, de s’inspirer de la modernité de l’un pour moderniser l’autre, d’entraîner les deux dans un dialogue critique et de les faire ainsi avancer ensemble. Jamais cette position médiane ne s’était avérée à ce point difficile à tenir. Depuis le 7 octobre, elle est devenue un tiraillement insoutenable entre deux camps, deux raisons, deux vérités, deux “lives” de chaînes d’info, deux faits, deux mondes. Au beau milieu de l’ère de l’information, les réalités d’un monde n’évoquent, dans l’autre, que quelques sentiments dubitatifs au mieux, souvent la négligence ou le dédain ; elles deviennent les images montées à l’usage des dupes ou de pures fake news. Comment en est-on arrivé là, à minimiser, nier, voire célébrer, d’un côté, l’odieux massacre des civils israéliens et, de l’autre, celui des masses palestiniennes ? Selon la seule loi communément en vigueur, chacun est dorénavant censé parler aux siens, les réconforter dans ce qu’ils veulent voir et dans leurs vérités, comme si l’on se préparait à une grande confrontation. En temps de crise, nous explique-t-on, il faut choisir son camp, son monde : la civilisation ou la barbarie, la colonisation ou la résistance décoloniale, la vérité ou la propagande et le mensonge, le bien ou le mal … bref la lumière ou les ténèbres, comme l’a dit l’illustre représentant auto-proclamé des Lumières, Benjamin Netanyahu.

Or puisque nous, ce groupe minoritaire d’activistes, journalistes, étudiants, écrivains, philosophes, chercheurs, etc., ne pouvons pas choisir entre les deux camps, deux partis, deux mondes, nous nous découvrons étrangers ici comme là en croyant voir des choses à laquelle personne ne croit, en y mettant des mots que (plus) personne ne comprend. Aliénés des deux bords, traitres de tous. Il n’est pas question que je m’étale ici sur les états d’âme de celui qui se retrouve ainsi intellectuellement apatride. En revanche, réfléchir aux raisons objectives d’une telle solitude me paraît éclairer la situation sombre, particulièrement opaque, qui règne à la fois en Occident et au Moyen-Orient autour de ce foyer embrasé de leur confrontation qu’est le conflit israélo-palestinien. Car, non pas tant à un choix subjectif, mais cette solitude est plutôt due à la particularité d’une position entre les deux et au point de vue qu’elle dégage sur l’un comme sur l’autre. Je fais donc de la particularité de ma position une méthode d’observation. Comme un observateur étranger précisément, je me rapporte dans la suite aux phénomènes, à leurs significations patentes et à leurs conséquences immédiates, sans faire des procès d’intention. Les intentions, supposons qu’elles sont toutes bonnes, surtout dans cette belle France, berceau de la “civilisation occidentale” !

 

Pendant mes années vécues en Iran, comme tout Iranien s’opposant à l’État islamique en place, je me suis interdit d’exprimer publiquement mon soutien au peuple palestinien ou d’émettre la moindre critique à l’égard du gouvernement israélien et de sa politique. Un tel soutien et une telle critique auraient automatiquement été intégrés dans le discours de la propagande de l’État iranien, ils se seraient forcément traduits en termes, d’une part, de l’hostilité à l’égard d’Israël comme État-nation et, de l’autre, de l’approbation des aillés de l’État iranien, c’est-à-dire le Hezbollah et le Hamas.

Ce n’était pas seulement que l’État iranien et sa politique nationale ou internationale n’avaient à nos yeux aucune légitimité. C’était tout d’abord qu’à l’école des modernes, nous avions appris qu’au-delà de la race, de la religion, de l’enracinement territorial des ancêtres proches ou lointains etc., l’existence d’un peuple, réuni à un endroit sur la terre, et son droit à l’autodétermination n’étaient pas discutables, ils ne pouvaient pas être les lubies des dirigeants d’autres pays ou les variables dans leurs jeux stratégiques. Ni l’existence du peuple palestinien ni celle d’Israël. La politique d’émancipation nous avait enseigné que, face aux véritables enjeux du conflit israélo-palestinien, le dilemme même que l’État iranien mettait devant nous (« soit moi et mes alliés, soit l’État d’Israël, colonisateur et bras de l’impérialisme mondial ») était inacceptable, indigne à son image.

Depuis le 7 octobre, rien ne me rappelle davantage notre solitude que lorsque, dans les images de chaque manifestation pro-palestinienne en Europe, je vois brandi à un coin du cadre le drapeau de l’État iranien. Ce petit détail me rappelle qu’ici au cœur du monde moderne, c’est en fin de compte le même dilemme qui règne, quoique dans un sens inversé. Derechef, le dilemme dicte que contester le massacre des Palestiniens à Gaza ou défendre leurs droits élémentaires bafoués en Cisjordanie a comme condition sine qua non d’approuver le Hamas et ses méthodes criminelles, d’acclamer l’État islamique d’Iran à cause de son rôle direct ou indirect, cet État pétri de bout en bout de la criminalité, de l’oppression et de l’injustice tout d’abord vis-à-vis de ses propres citoyens.

Pendant longtemps, en effet, les adeptes du décolonialisme n’osaient dire – ou les plus consciencieux parmi eux, croire – que leur État rêvé, aborigène, anti-impérialiste, défenseur de la cause décoloniale, correspondait impeccablement à la posture de l’État islamique de l’Iran. L’association de cet État au Hamas, au nom de l’“axe de résistance”, voilà qui donne aux décolonialistes l’occasion d’avouer cette idylle. Pour nous autres, Iraniens ou Moyen-Orientaux, cette association est la preuve la plus édifiante que le Hamas est capable d’utiliser ses propres citoyens comme boucliers humains, de mener ses actions militaires sous le couvert d’écoles ou d’hôpitaux ou de cibler ces derniers « par mégarde », autant de pratiques routinières chez son modèle iranien.

Mais quel choix ce dilemme nous laisse-t-il en face ?

Si vous acceptez que l’attaque du 7 octobre a été infâme, qu’elle a mis en scène une volonté exterminationniste, que les Israéliens ont droit de vivre en sécurité et que leur État a le devoir de l’assurer, bienvenus au club des amis d’Israël ; mais alors il vous faut tout prendre, en bloc, sans trier : vous porter solidaire du gouvernement israélien et de son chef, quitte à lui faire quelques gentilles remarques sur ses « erreurs stratégiques» dans le passé ; convenir de la vertu morale de l’action de l’armée d’Israël ou de Mossad ; admettre qu’après tout ces deux millions d’hommes, femmes, enfants et vieillards assiégés sur un bout de terre, trainés dans la boue et dans leur sang ne sont que des effets collatéraux ; partager même cette comparaison, sotte et cynique, que leur pilonnage leur fera en fin de compte du bien, tout comme le bombardement des villes allemandes par l’Alliance anti-nazie. Le glissement se fait ainsi de proche en proche pour inclure jusqu’aux dernières composantes de l’alliance du Bien : de l’armée américaine, ce champion des effets collatéraux heureux au Moyen-Orient, ou de l’administration Biden et surtout Trump, « grand ami d’Israël », jusqu’à leurs think-tanks et jusqu’à Fox News ou, plus proches de nous, ses piètres imitateurs gaulois sur CNews.

En fait, ce qui structure cet ensemble comme un seul choix, c’est la reconnaissance discrètement requise d’une différence qualitative : il faudrait reconnaître qu’au fond une fillette terrifiée, tuée ou kidnappée dans des conditions sauvages mérite davantage notre attention humaniste ou la couverture des médias libres qu’une fillette, voire des dizaines du même âge dont les cadavres nous font signe depuis les décombres laissés par les attaques chirurgicales de l’armée « la plus morale du monde ». Reconnaître que, d’un côté, l’extrémisme religieux peut être un choix démocratique mais que, de l’autre, il est l’expression de la barbarie ; qu’il y a, d’un côté, un peuple qui décide mais, de l’autre, seulement des foules manipulables et manipulées ; d’un côté, l’opinion publique et, de l’autre, la « rue arabe », formule qui exprime si bien l’ineffaçable nostalgie de la belle époque de la colonisation !

Ce dilemme, si vous venez du Moyen-Orient, ne vous laisse pas tellement de marge de manœuvre. Comme dans une partie de leur production scientifique (et ceci n’est pas une plaisanterie), les études décoloniales s’emploient à prouver que des intellectuels du Moyen-Orient cherchant à sortir de ce dilemme, ou faisant simplement le choix de la quête d’une voie de dialogue entre les traditions islamique et moderne, sont forcément des agents des think-tanks de l’impérialisme occidental ou leurs alliés objectifs[1]. Du côté de l’alliance du Bien, l’exigence se formule dans une parfaite symétrie : un « bon » intellectuel moyen-oriental, celui qui embrasse sincèrement les valeurs de l’éminente civilisation, celui qui n’est pas simplement un crypto-antisémite musulman, est un consultant des think-tanks lobbyistes américains dans des projets du genre de “Democracy for the Middle East” ou se fait le perroquet oriental de leurs bulletins. Entre le soupçon décolonial et l’injonction de l’alliance du Bien, le think-tank reste l’unique case dans laquelle l’intellectuel moyen-oriental est censé penser et parler.

Revenons au conflit israélo-palestinien, car le dilemme en question se soutient d’une méprise fondamentale sur la nature du conflit même. La méprise est de croire que le Moyen-Orient consiste en un agglomérat de foules soumises à des pseudo-États où les autocrates, dictateurs ou mollahs les mènent, les jugulent et les manipulent à leur guise. Méprise d’une grande partie d’experts, journalistes ou intellectuels en Occident ; méprise aussi qui n’a cessé de présider à la politique des gouvernements israéliens successifs dans la conception de la question palestinienne, de ses implications régionales et dans la gestion de leur conflit. En conséquence, la réponse israélienne à cette question et à ce conflit a été recherchée systématiquement en termes d’un rapport de forces avec ces autocrates ou dictateurs. Comme si la sécurité d’Israël, la normalisation de son existence stato-nationale au sein du Moyen-Orient étaient des objectifs à atteindre en signant des accords avec les uns ou en menant la guerre contre les autres. Les accords d’Abraham furent la dernière tentative de ce type. Le 7 octobre devrait mettre fin à cette grande illusion. Rien n’est moins sûr vu les analyses ou les réactions.

La volte-face immédiate des dictateurs arabes, des princes du Golfe persique jusqu’au roi de Maroc, montre explicitement leur peur de ce qui n’est ni plus ni moins que l’opinion publique et de la force politique qu’elle recèle, même si son modus operandi n’est pas le même que dans les démocraties occidentales. Elle montre aussi, et mieux que jamais, la centralité du conflit israélo-palestinien pour l’opinion publique au Moyen-Orient et, plus généralement, dans le monde musulman. Seul sous cet angle, on comprendra adéquatement non seulement les manœuvres finement calculées d’un Erdogan, mais également l’intérêt existentiel que la cause palestinienne représente pour l’État iranien depuis plus de quarante ans. Sur ce point du moins, son comportement suit une logique invariable : moins il se sent légitime en tant qu’un État et en tant qu’à la fois islamique et « protecteur des damnés de la terre », plus s’attache-t-il à ce point névralgique de l’opinion publique du Moyen-Orient. Il en a d’autant plus besoin qu’il n’est ni sunnite ni arabe. Le 7 octobre prouve que, mieux que ses adversaires régionaux ou arabes et bien mieux qu’Israël, il sait comment fonctionne le point névralgique dans l’esprit de la grande majorité des individus au Moyen-Orient et dans leur mémoire collective.

Parmi les rares commentaires qui sont parvenus à se soustraire au dilemme de l’axe décolonial et de l’alliance du Bien, l’un a été particulièrement lucide sur ce diagnostic. Au nom d’une nouvelle Realpolitik, Cyril Lemieux suggère à l’État d’Israël de s’aviser enfin que, dans son conflit, son adversaire véritable est non pas les gouvernements voisins ni non plus le seul peuple palestinien, mais l’opinion publique au Moyen-Orient. Le problème d’Israël, selon le sociologue, est que cette opinion publique émane des mentalités qui ne sont pas suffisamment modernes. Inscrites dans les rapports sociaux traditionnels, elles ont une appréciation différente de la société et de la politique qui rend impossible leur cohabitation ou voisinage avec Israël, cet État-nation résolument moderne de par son histoire et son organisation interne. La réelle solution d’Israël consisterait donc à aider ses voisins à devenir, comme sociétés et comme individus, modernes. Plus les esprits se modernisent au Moyen-Orient, moins Israël et son contentieux politique constitueraient un point névralgique pour l’opinion publique des peuples qui l’entourent, plus il aurait une existence normale et pérenne dans son milieu ambiant. A condition, toutefois, qu’Israël se montre exemplaire dans le respect des valeurs et des principes de la modernité.

L’approche de Lemieux touche le cœur du problème, car c’est bien là que le bât blesse. Pour lui répondre, je préfère citer un des milliers de tweets que j’ai lus ces jours-ci en arabe ou en persan. Il vient d’un jeune traducteur iranien qui fait justement partie des intellectuels du Moyen-Orient dont je parle:

« Quelle drôle d’histoire : passer sa vie à traduire et à encenser leurs vaniteux livres littéraires ou philosophiques. Et voir maintenant qu’eux-mêmes n’ont visiblement aucun sens de la justice et de la démocratie. Les fanatiques et barbares, c’étaient en fait eux, avec l’arrogance en plus ! »

On peut comprendre l’allusion à l’alliance du Bien. Mais quel rapport exactement avec Israël lui-même, peut-on se demander ? Ou avec le conflit israélo-palestinien qui est en fin de compte, comme on le dit, un conflit à moitié nationaliste (les Arabes contre Israël), à moitié religieuse : conflit de deux peuples autour d’une terre et qui est sacrée pour les deux ? J’ai choisi ce tweet, précisément parce que son auteur, Iranien et insoumis à l’idéologie antimoderne de l’État islamique, ne peut être soupçonné ni du nationalisme arabe, ni de l’islamisme. Il montre, en revanche, comment “l’individualisme moderne” et l’assimilation des valeurs qui y sont associées ne rapprochent pas les individus modernes issus du Moyen-Orient d’Israël, mais les en éloignent. A moins que l’on croie à l’une des deux hypothèses suivantes: soit ces jeunes intellectuels sont tous imbibés de l’idéologie (décoloniale) des campus universitaires américains ; soit « l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère » au Moyen-Orient ! Laissons de côté cette paranoïa et ce fantasme, dignes des mêmes think-tanks de l’alliance du Bien, pour nous concentrer sur une question qui doit attirer davantage notre attention.

Alain Finkielkraut pose et repose cette question qui est celle de beaucoup d’autres ici en Occident : « pourquoi une telle focalisation dans tout le monde musulman sur le conflit israélo-palestinien, alors qu’il existe des populations musulmanes bien plus maltraitées, les Ouïghours par exemple ? » Question centrale, en effet. Question qui relève du même angle mort que l’analyse de Lemieux ou notre incompréhension du cri du traducteur iranien. Cet angle renvoie à la signification historique d’Israël pour le Moyen-Orient et, par son intermédiaire, pour le monde musulman ; il renvoie à tout ce que cette signification a d’ambigu, d’ambivalent. Là encore, j’utilise comme mon fil conducteur l’histoire du rapport des intellectuels iraniens à Israël pour la même raison évoquée plus haut : elle nous permet de saisir la signification ambivalente d’Israël sans que l’ombre du nationalisme arabe ou l’islamisme troublent notre vue.

Or, dans cette histoire, nous avons à remonter à l’ancêtre spirituel du traducteur iranien qui a été, et reste, l’une des figures de proue pour les intellectuels iraniens : Jalal Al-e Ahmad (1923-1969). En 1963, il fait un voyage en Israël pour observer de près ce phénomène qui l’intrigue tant. Qu’est-ce qu’il y cherche exactement ? Comme toute une série d’intellectuels iraniens de son temps, Al-e Ahmad est à la recherche d’une voie moderne propre au Moyen-Orient : une modernité où le Moyen-Orient ne perdrait pas son âme ; une modernité mais sans ses tares, c’est-à-dire sans le totalitarisme, ni l’exploitation capitaliste, ni les rapports de domination impérialiste, ni non plus le colonialisme. En renvoyant dos à dos le communisme soviétique et le modernisme américain des États pantins de l’époque au Moyen-Orient, pétroliers et militaristes, il cherchait un socialisme alternatif comme modèle de la société et de la politique orientales. Le projet sioniste incarnait, pour lui et ses camarades iraniens, la promesse d’un tel socialisme.

Dans le récit qu’Al-e Ahmad donne de son voyage[2], il explique, avec enthousiasme, comment Israël peut être considéré comme l’implantation de l’idéal moderne dans la terre du Moyen-Orient. Une fois qu’il aurait trouvé une solution équitable à son conflit avec les arabes palestiniens, qu’il serait parvenu à réparer l’injustice commise à leur égard, Israël devenait ce point à partir duquel la rencontre critique et créative entre le Moyen-Orient et la modernité pouvait avoir enfin lieu. Le mariage de l’idéal moderne avec la tradition juive fournirait ainsi le modèle aux voisins, géographiques et culturels, musulmans.

En 1967, Al-e Ahmad revient sur cette appréciation initiale en publiant un second texte sur le phénomène Israël et sa signification pour le Moyen-Orient[3]. On est seulement deux semaines après la guerre des Six Jours et, déjà, tout a changé à ses yeux. Il ne s’agit pas pour lui de prendre le parti des belligérants arabes, mais la façon dont la séquence de la guerre s’est terminée montre quelque chose de bien plus grave : la promesse sioniste lui paraît trahie ; pis, la signification d’Israël pour le Moyen-Orient va désormais s’inverser. L’intellectuel iranien l’avait cru l’incubateur d’un idéal de la modernité délesté des vices de l’Occident moderne et des torts que celui-ci avait causés dans son histoire aux populations du Moyen-Orient : exploitation, colonialisme, orientalisme, injustice, mépris etc. Le même Israël lui apparaît maintenant comme le fer de lance ultime de l’Occident planté dans le corps du Moyen-Orient pour y introduire tout ce qu’il a de vicieux. Non plus comme un socialisme pour le Moyen-Orient, mais le projet sioniste se profile alors dans le sens opposé, c’est-à-dire comme un plan moyennant quoi l’Occident a voulu marquer, une fois pour toutes, le Moyen-Orient au fer rouge de son colonialisme même après que lui-même s’en retire.

L’approche d’Al-e Ahmad, basculant de la promesse au cauchemar, peut sembler manichéenne pour un Occidental. Il faut se rendre compte que, du point de vue du Moyen-Orient, c’est une ambivalence indissociable de la signification d’Israël, pour les intellectuels comme pour tout le monde, qu’ils en soient entièrement conscients ou non. Le nationalisme arabe ou l’islam politique viennent s’y greffer, ils ont réussi à la recouvrir largement aujourd’hui ; mais cette ambivalence, c’est elle qui reste le porte-greffe. Ambivalence qui tient avant tout à l’histoire de la genèse d’Israël, au fait qu’il soit conçu depuis l’Occident et réalisé comme un projet stato-national foncièrement moderne dans toute sa facticité. Et ensuite, elle s’est nourrie du rapport qui a lié Israël, depuis sa création, à l’Occident. C’est ainsi que, au-delà du contentieux de deux peuples autour d’une terre, le conflit israélo-palestinien peut s’avérer le problème même du rapport des moyen-orientaux (et non seulement des musulmans) à la modernité, à ses valeurs annoncées et au flagrant contraste de celles-ci avec la Realpolitik de ceux qui revendiquent sa paternité, à savoir les Occidentaux.

Il est plus que compréhensible que les juifs partout dans le monde veuillent voir dans Israël la promesse d’un abri. Il est compréhensible et naturel que les Israéliens eux-mêmes veuillent juste être des citoyens de leur État, pour le meilleur et pour le pire, comme dans tout autre État-nation. Mais Israël représente tout autant la modernité occidentale pour le Moyen-Orient. Être pris en étau entre la promesse des uns et le cauchemar des autres, c’est une situation contradictoire sans doute difficile à vivre pour les Israéliens. Mais, de fait, cette contradiction constitue le défi d’Israël. Ses politiques peuvent vendre à son peuple leurs différentes solutions : éradiquer le Hamas jusqu’à son dernier sympathisant ; faire partir tous les Palestiniens d’un côté au Sinaï, de l’autre en Jordanie ; renforcer sa force militaire ou multiplier ses têtes de missile nucléaires. Tant que ce défi n’est pas relevé, Israël n’aura pas la paix, ni n’aura une existence normale au sein du Moyen-Orient.

Ce défi consiste à être, autant que possible, au plus près de l’idéal de la politique moderne. Le respect de la démocratie, des droits humains ou de la dignité des millions de Palestiniens n’est pas simplement une injonction morale : c’est rappeler à Israël la condition de sa sécurité véritable[4]. On peut comparer le gouvernement israélien avec ses dictatures voisines (comparaison si facile !), se féliciter du fait que son armée a encore quelques pas à franchir avant d’atteindre le niveau de la cruauté de l’armée américaine en Irak, appliquer soigneusement la règle de deux poids, deux mesures au nom du caractère exceptionnel de l’État des juifs ou sa situation : en relativisant ainsi son défi, l’alliance du Bien croit rendre service à Israël, elle lui porte doublement préjudice. D’une part, elle confirme ces autres, les Moyen-Orientaux, dans leur méfiance à l’égard de l’universalité des valeurs de la modernité et de son humanisme, leur rappelle encore une fois les vices qui s’y cachent si bien et si souvent. Et, de l’autre, elle fait oublier à Israël sa véritable condition de survie.

Sinon, quiconque croit que la pire catastrophe vient d’avoir lieu se trompe. Nous en sommes seulement à la veille. Le 7 octobre et sa suite ne forment qu’un incipit pour cette histoire nihiliste qui se prépare depuis des décennies au Moyen-Orient, histoire qui s’écrit à quatre mains, entre musulmans et juifs. Cette histoire n’aura aucun vainqueur, et tout le Moyen-Orient en sera la victime, Israéliens, Arabes, Iraniens, Turques, Kurdes… Le président, le premier ministre et le porte-parole de l’armée d’Israël répètent sans trêve qu’ils mènent leur guerre aussi au nom de l’Occident et pour le défendre. Mais entre l’Occident et le Moyen-Orient, Israël n’a d’autre choix que d’être une promesse. Cela peut sonner romantique, être dur à entendre pour l’alliance du Bien, être surtout dur à vivre comme épreuve pour toute une nation, c’est-à-dire les Israéliens eux-mêmes. J’y vois, pour ma part, le sens de l’exceptionnalité juive dans tout son éclat.

Intellectuels du Moyen-Orient, nous avons une tâche commune qui signale maintenant on ne peut plus clairement son urgence. L’importation de la modernité occidentale pour l’appliquer telle quelle au Moyen-Orient a été un échec de tous côtés. Son résultat a été les dictatures, les extrémismes religieux sous leur forme foncièrement moderne, et davantage d’oppression et d’injustice. Il nous revient de réviser la modernité à travers sa rencontre avec le Moyen-Orient ; de reconstruire son idéal, sans ses vices, sans ses tares, en cherchant ses nouvelles sources aussi bien dans la tradition juive que dans la tradition islamique, n’en déplaise à l’alliance du Bien. Du même coup, revisiter surtout ces deux traditions en les réformant à partir de leur nouvelle rencontre pour mettre fin à ces hostilités fratricides.


[1] Le cas particulièrement scandaleux est le “procès théorique” que les maîtres à penser décoloniaux, Saba Mahmood, Charles Hirschkind et Talal Asad ont fait à l’un des penseurs les plus marquants du monde musulman contemporain, Nasr Hamid Abû Zayd (m. 2010), qui fut jusqu’à sa mort persécuté et banni à la fois par les islamistes et par le gouvernement égyptien.

[2] On peut le lire dans sa traduction anglaise : Jalal Al-e Ahmad, The Israeli Republic: Jalal Al-e Ahmad, Islam, and the Jewish State, trad. et préface de Samuel Thrope, Restless Books, 2017.

[3] Ibid.

[4] C’est Bruno Karsenti qui, dans plusieurs interventions depuis la crise constitutionnelle d’Israël et après le 7 octobre, explique ce lien fondamental d’Israël à l’idéal politique moderne et y insiste. Voir l’une des dernières, particulièrement claire : « L’autre bataille d’Israël »

Anoush Ganjipour

Philosophe, chargé de recherche au Centre Jean Pépin (CNRS-ENS)

Notes

[1] Le cas particulièrement scandaleux est le “procès théorique” que les maîtres à penser décoloniaux, Saba Mahmood, Charles Hirschkind et Talal Asad ont fait à l’un des penseurs les plus marquants du monde musulman contemporain, Nasr Hamid Abû Zayd (m. 2010), qui fut jusqu’à sa mort persécuté et banni à la fois par les islamistes et par le gouvernement égyptien.

[2] On peut le lire dans sa traduction anglaise : Jalal Al-e Ahmad, The Israeli Republic: Jalal Al-e Ahmad, Islam, and the Jewish State, trad. et préface de Samuel Thrope, Restless Books, 2017.

[3] Ibid.

[4] C’est Bruno Karsenti qui, dans plusieurs interventions depuis la crise constitutionnelle d’Israël et après le 7 octobre, explique ce lien fondamental d’Israël à l’idéal politique moderne et y insiste. Voir l’une des dernières, particulièrement claire : « L’autre bataille d’Israël »