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Afrique du Sud c. Israël

Juriste

Affirmant sa compétence pour prendre des mesures provisoires, la Cour internationale de justice a reconnu vendredi 26 janvier l’urgence de la situation humanitaire à Gaza et constaté un risque réel de violation de la Convention sur le génocide, ce qui l’a conduit à demander à Israël de respecter le droit international relatif à l’usage de la force et de prévenir tout acte pouvant constituer un génocide – ce qui engage désormais l’ensemble de la communauté internationale.

Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a déposé une plainte alléguant qu’Israël avait enfreint ses obligations en vertu de la Convention sur le génocide concernant les Palestiniens de la bande de Gaza.

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L’Afrique du Sud a également sollicité des mesures provisoires, ce qui signifie que les parties peuvent demander des mesures urgentes pour prévenir un préjudice imminent pendant la durée du procès.

Deux semaines plus tard, chaque pays s’est vu attribuer trois heures pour présenter ses arguments devant les juges. Lors des audiences des 11 et 12 janvier 2024, la salle de presse était remplie de journalistes israéliens de la presse écrite et de la télévision, soulignant ainsi l’importance accordée par Israël à la procédure. Le 26 janvier, la Cour a partiellement accepté les requêtes de mesures provisoires de l’Afrique du Sud. La décision sur le fond pourrait quant à elle prendre plusieurs années.

C’est la première fois que l’État d’Israël est traduit devant une cour internationale. Pour rappel, la Cour internationale de justice est le principal organe judiciaire de l’ONU, une cour plutôt conservatrice située à La Haye. Établie en 1945 par la Charte des Nations Unies, elle a compétence uniquement sur les États, et non sur les individus. Et cette compétence doit être volontairement acceptée par les États eux-mêmes. Alors qu’Israël aurait pu décider de ne pas participer à la procédure, comme l’a fait la Russie en 2022 à l’occasion des poursuites engagées par l’Ukraine, il a choisi de participer et mobilisé à ce titre d’éminents avocats.

La CIJ opère selon deux capacités principales. Premièrement, elle règle les différends entre États (État c. État) signataires de la Charte des Nations Unies ou d’un certain nombre d’autres conventions accordant à la Cour une compétence, et notamment la Convention sur le génocide. C’est pourquoi la CIJ a compétence pour entendre cette affaire, et cela signifie également qu’elle ne peut légalement examiner que cette question. Elle ne peut donc pas statuer sur la responsabilité de l’État concernant d’autres actes illégaux (comme les crimes de guerre, par exemple).

En deuxième lieu, la CIJ peut émettre des avis consultatifs à même de clarifier des questions juridiques à la demande d’organes de l’ONU. Il ne s’agit pas de décisions juridiquement contraignantes, mais ces avis jouissent néanmoins d’une certaine autorité juridique. Actuellement, un avis consultatif est également en attente devant la CIJ. Soumis début 2023 par l’Assemblée générale de l’ONU, il demande à la Cour de se pencher sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël en territoire palestinien occupé (portant sur la violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, l’occupation prolongée et la législation discriminatoire). Dans le cadre de ces procédures, 57 États ont décidé d’intervenir et de soumettre leurs observations sur la question, qui doivent être entendues le 19 février 2024.

Il y a vingt ans, en 2004, la CIJ avait déjà émis un avis consultatif concernant Israël/Palestine quant à la légalité du mur construit par Israël dans les territoires palestiniens occupés. À l’époque, Israël avait choisi de ne pas participer aux procédures. Cette décision de ne pas participer avait été critiquée par le juge Aharon Barak, qui était alors président de la Cour suprême israélienne. Il estimait qu’Israël perdait ainsi une occasion d’expliquer ses actions à la lumière du droit international. En effet, à la suite de l’avis consultatif de la CIJ, Barak avait légitimé le tracé du mur dans une décision ultérieure, fondée sur des considérations de sécurité. Cela pourrait expliquer pourquoi Israël participe aujourd’hui aux procédures.

Israël nomme le juge Barak

La CIJ est composée de 15 juges du monde entier, dont seuls 4 sont aujourd’hui des femmes, qui siègent pour un mandat de 9 ans. Et selon le Statut de la CIJ, Israël et l’Afrique du Sud ont le droit de nommer un juge ad hoc. Deux éminents juristes jouissant d’une réputation mondiale ont ainsi été choisis : le juge Dikgang Ernest Moseneke et le juge Aharon Barak.

La nomination du juge Barak doit être replacée dans son contexte local : entre le dépôt de l’affaire par l’Afrique du Sud et la fixation des audiences deux semaines plus tard, la Cour suprême israélienne a rendu une décision annulant la première étape d’une réforme judiciaire controversée qui risquait de déstabiliser la structure démocratique d’Israël. Cette décision a fait l’objet de vives critiques de la part du gouvernement. Cette décision très attendue intervenait après une année de troubles politiques au sein de la société israélienne, au cours de laquelle un camp « pro-démocratie » s’est mobilisé avec la participation active du juge Barak, qui a affirmé ce qui suit : « Si être exécuté pouvait mettre un terme à cette réforme drastique, je suis prêt à affronter le peloton d’exécution ».

Dans les années 1990, le juge Barak a introduit dans la jurisprudence un cadre constitutionnel pour la protection des droits fondamentaux, et ce dans un pays où il n’existe pas de constitution. La réforme gouvernementale proposée visait spécifiquement cette compétence, conduisant à présenter Barak comme « l’ennemi du peuple ». La récente décision a été contestée par de nombreux membres du gouvernement, dont le Premier ministre et le ministre de la Justice. Cependant, le débat a été reporté en raison de la guerre en cours à Gaza. Dans ce contexte tendu et en dépit d’une année d’hostilité ouverte, le Premier ministre a décidé de nommer Barak comme juge ad hoc israélien à la CIJ. Bien que le juge Barak jouisse d’une grande réputation dans les milieux universitaires et professionnels, les défenseurs des droits de l’homme l’ont accusé de légitimer l’occupation d’Israël et les violations du droit international humanitaire. Siéger à ce procès est une réalisation professionnelle notable pour ce juge, qui avait souffert d’attaques personnelles de la part du même gouvernement qui le nomme aujourd’hui. Cela lui a offert l’occasion de rétablir son autorité juridique sans avoir à se montrer apologétique envers le Premier ministre d’Israël. Il a d’ailleurs corroboré 2 des 6 mesures provisoires imposées par la Cour. Voici ce qu’il a déclaré à cet égard : « C’est avec un grand respect que je rejoins cette Cour en tant que juge ad hoc. J’ai été nommé par Israël, mais je ne suis pas un agent d’Israël. Ma boussole est la recherche de la moralité, de la vérité et de la justice. »

Pourquoi l’Afrique du Sud (et non la Palestine) ?

En tant que tribunal, et non comme forum politique, il est important de situer cette affaire dans le cadre de la pratique juridique du tribunal. Jusqu’à aujourd’hui, la Convention sur le génocide, adoptée en 1948, a été examinée par la CIJ dans quatre autres affaires : Bosnie c. Serbie (2007), Croatie c. Serbie (2015), Gambie c. Myanmar (en attente, déposée en 2019), Ukraine c. Russie (en attente, déposée en 2022).

Dans l’affaire contre le Myanmar intentée par la Gambie, la Cour a récemment décidé que tout État partie à la Convention sur le génocide pouvait porter plainte sans être directement affecté par de telles violations présumées. Elle a statué que tous les États parties à la Convention sur le génocide avaient un intérêt commun à veiller à ce que les actes de génocide soient empêchés et qu’un État partie puisse invoquer la responsabilité d’un autre État partie afin de mettre fin à cette défaillance. Le droit des États tiers à invoquer des violations avait déjà été reconnu pour la Convention contre la torture, et il existe actuellement une affaire en attente déposée par le Canada et les Pays-Bas contre la Syrie.

De manière intéressante, nous observons une tendance croissante à l’affirmation d’un rôle actif des États africains (« le Sud global ») dans cette quête de justice « au nom de l’humanité ». Outre la Gambie et l’Afrique du Sud, un exemple notable est la poursuite de l’ancien président tchadien Hissène Habré au Sénégal par le biais d’un tribunal hybride créé par l’Union africaine. L’affaire a débuté par une plainte pour torture relevant de la compétence universelle au Sénégal, et la CIJ a joué un rôle décisif dans la garantie des poursuites.

Cependant, cela n’explique pas pourquoi la Palestine elle-même n’a pas soumis ou rejoint l’affaire, alors que des avocats et des ONG palestiniens de premier plan font partie de l’équipe juridique sud-africaine. Israël a d’ailleurs estimé que l’Autorité palestinienne était « derrière » cette affaire. Une raison pourrait être que la Palestine (l’Autorité palestinienne) est déjà impliquée avec ses équipes juridiques dans les procédures d’avis consultatif de la CIJ et qu’elle souhaite se concentrer sur cela ; ou encore que l’affaire aurait un effet politique plus fort si elle était invoquée par un État tiers.

Les avocats internationaux de l’Afrique du Sud entretiennent une alliance de longue date avec les représentants palestiniens et les ONG palestiniennes. Cette collaboration dépasse les seuls liens professionnels et académiques, enracinée qu’elle est dans la lutte historique contre l’apartheid – à savoir un aspect significatif de l’enquête actuelle de la CPI en Cisjordanie.

Par exemple, John Dugard, l’un des principaux avocats de l’équipe juridique sud-africaine, est un ancien rapporteur spécial sur la Palestine et une figure de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. Il faisait partie de l’équipe juridique conseillant l’Autorité palestinienne pour soumettre une reconnaissance ad hoc de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) dès 2009, une démarche considérée à l’époque comme avant-gardiste sur le plan judiciaire. Au sein de la communauté juridique internationale, il n’est donc pas surprenant de voir l’Afrique du Sud déposer cette plainte, soutenue par un groupe d’avocats sud-africains et palestiniens expérimentés.

Bien qu’il ait été dit que l’Afrique du Sud entreprenait ce processus en raison des élections à venir plus tard cette année, les motivations qui poussent un État à porter une affaire devant la Cour, qu’elles soient politiques, éthiques ou économiques, n’ont jamais été un problème du point de vue juridique. Juger des affaires relevant de leur compétence est la raison d’être même des tribunaux. Que la question relève ou non de leur compétence constitue en soi une décision judiciaire. Cela n’implique pas que les tribunaux et les juges n’introduisent pas des préférences politiques lors de l’interprétation du droit et de l’établissement des faits. Cependant, de telles considérations doivent rester dans les limites définies par le droit.

Dans le passé, la CIJ a déjà abordé cette question dans un avis consultatif de 1971 sur l’occupation illégale de la Namibie par l’Afrique du Sud de l’apartheid, une situation qui a persisté jusqu’en 1990. L’Afrique du Sud soutenait à l’époque que la CIJ devait s’abstenir d’exercer sa juridiction en raison de pressions politiques. La Cour avait alors affirmé de manière péremptoire : « La nature même de la Cour, organe judiciaire principal des Nations Unies, qui, en cette qualité, ne se prononce que sur la base du droit, indépendamment de toute influence ou de toute intervention de la part de quiconque, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle confiée à elle seule par la Charte et par son Statut. Une cour, remplissant une fonction de cour de justice, ne saurait agir d’une autre manière » (Avis consultatif Namibie, CIJ Recueil, 1971, par. 27).

Le droit international et la politique sont étroitement liés. En 2015, lors d’un sommet de l’Union africaine à Johannesburg, l’Afrique du Sud avait omis de se conformer au mandat d’arrêt de la CPI contre le génocidaire soudanais Al-Bashir, qui assistait à la réunion, arguant qu’il bénéficiait d’une immunité fonctionnelle en tant que chef d’État. Alors qu’Al-Bashir avait réussi à s’enfuir à temps, les tribunaux nationaux sud-africains et la CPI avaient toutefois jugé cette position illégale. Cette jurisprudence n’a pas été sans conséquences : huit ans plus tard, à l’été 2023, Poutine, qui est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI, devait participer à un sommet en Afrique du Sud. Bien que l’Afrique du Sud se soit abstenue de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors du vote de l’Assemblée générale, le gouvernement a dû reconnaître devant la Haute Cour de Pretoria en juillet 2023 qu’il était lié par le mandat d’arrêt émis par la CPI. Après cette intervention judiciaire initiée par l’opposition, Poutine a donc dû annoncer l’annulation de sa participation.

Comme l’explique la professeure Line Gissel, l’Afrique du Sud elle-même a été dirigée par un gouvernement raciste pendant la période de l’apartheid, et elle a su surmonter cette situation. L’analogie est convaincante : Israël présente les critiques contre sa violence comme une menace pour son existence. Cependant, il est possible de séparer l’État de sa violence, comme l’a fait l’Afrique du Sud dans les années 1990. L’Afrique du Sud existe toujours, même après le démantèlement de l’apartheid.

Quels que soient les aspects politiques de l’affaire, ils restent en dehors des murs de la CIJ. Dans l’arrêt sur les mesures provisoires, les juges d’Allemagne et des États-Unis, deux États alliés d’Israël, ont voté en faveur des mesures. Le juge Barak a voté lui même en faveur de deux mesures. En revanche, la seule juge qui a voté contre toutes les mesures est ougandaise, et son gouvernement avait pourtant déclaré qu’il soutenait la Palestine.

Qu’est-ce qu’un génocide ?

Le génocide est légalement défini par la Convention de 1948 comme la commission d’actes ayant l’intention de détruire (en totalité ou en partie) un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Cette intention peut être déduite des politiques explicites des décideurs politiques et militaires ou, comme le développe la jurisprudence, déduite des actes de l’État. L’obligation concerne la prévention et la répression du génocide.

La Convention envisageait la création d’une cour pénale internationale, concrétisée 50 ans plus tard. Le Statut de Rome de la CPI a notamment adopté la même définition étroite du génocide que celle énoncée en 1948, englobant seulement quatre groupes et en excluant d’autres (cependant, des États comme la France ont élargi la définition du génocide dans leur code pénal pour inclure tout autre « groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire »).

Cela contraste fortement avec les définitions évolutives des crimes de guerre dans le Statut de Rome – qui se sont considérablement étendues au-delà des articles initiaux de la Convention de Genève de 1949 – et des crimes contre l’humanité, qui permettent l’inclusion d’« autres actes inhumains de caractère analogue ». Cela pourrait indiquer un effort délibéré des États pour maintenir un seuil élevé dans la définition du génocide.

Par conséquent, il n’est pas surprenant que la CIJ ait historiquement favorisé une interprétation plutôt restrictive. Par exemple, sur l’intention, en l’absence de preuve directe, la Cour a statué que si celle-ci doit être déduite des actes, cela ne peut être le cas que lorsque c’est la seule explication disponible (Croatie c. Serbie, jugement de 2015).

Cependant, très récemment, un groupe de 6 États occidentaux – France, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, Danemark et Pays-Bas –, dans un avis juridique soumis dans l’affaire du Myanmar en novembre 2023, quelques semaines avant la demande sud-africaine, a proposé d’introduire une interprétation plus « équilibrée » de la Convention, en particulier en ce qui concerne la manière dont l’intention peut être déduite des actes, ce qui est également très pertinent pour cette affaire : « précisément parce que la preuve directe de l’intention génocidaire sera rarement manifeste, il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide » (Déclaration d’intervention conjointe (Gambie c. Myanmar), par. 51).

Leur position juridique, basée sur la jurisprudence de la CIJ et des tribunaux pénaux internationaux, dont le TPIR, soutient que des éléments contextuels puissent justifier une plus grande latitude dans la détermination de l’intention génocidaire par le biais des actes commis. Elle souligne que les éléments de contexte, notamment l’ampleur et la nature des atrocités, constituent des indicateurs de l’intention spécifique, qui peut différer entre enfants et adultes. Cela inclut des actions telles que la privation de nourriture ou l’imposition d’un régime alimentaire de subsistance (par. 56-57). Le déplacement forcé, y compris les mauvais traitements et la violence, peut être une preuve d’une intention génocidaire spécifique, même si les membres du groupe affecté ne sont pas directement soumis à des conditions conduisant à la mort (par. 74).

Comme l’a noté Kerstin Carlson, ces échanges juridiques forment l’évolution de la jurisprudence et peuvent être intégrés à la décision. En effet, ces dernières années, la CIJ est devenue un forum politico-juridique qui façonne le droit international des conflits en cours, permettant l’intervention de dizaines d’États dans les procédures (comme l’Ukraine c. Russie, le Myanmar, la Syrie, Israël/Palestine). Tout en présentant cette position en faveur de l’expansion de l’application de la Convention et d’une détermination plus inclusive de l’intention génocidaire, les conseillers juridiques des États ont pris en compte non seulement le Myanmar, mais également le mandat d’arrêt potentiel de la CPI contre Poutine. De manière intrigante, quelques semaines plus tard, cela est devenu juridiquement pertinent dans un cas moins politiquement commode – l’affaire contre Israël. Cela pourrait potentiellement exposer leurs propres contradictions quant à la manière dont l’intention génocidaire devrait être légalement déterminée. En effet, le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis avaient rejeté l’accusation de génocide de l’Afrique du Sud. L’Allemagne avait annoncé qu’elle interviendrait dans la procédure en soutien à Israël. En France, le nouveau ministre des Affaires étrangères a déclaré à l’Assemblée nationale qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral » et qu’on ne saurait « exploiter la notion de génocide à des fins politiques. ».

Comme le savent bien les conseillers juridiques de ces États, contrairement aux batailles politiques, le droit vise à établir un cadre stable applicable à diverses situations. Ce qui a été jugé hier reste applicable aujourd’hui, même si le contexte politique a changé. En ce sens, une fois que le processus de la CIJ est en cours, il représente un moment rare où le droit peut prévaloir sur la politique, du moins dans l’enceinte de ce forum, comme nous l’avons vu avec la décision d’admettre la compétence quant à la requête de mesures provisoires.

Demande de mesures provisoires

L’audience des 11 et 12 janvier a porté sur les mesures provisoires (et non sur le fond). D’un point de vue juridique, ces mesures nécessitent un seuil de preuve beaucoup plus bas, prima facie, indiquant seulement que la requête est recevable.

La plaidoirie sud-africaine

« Les génocides ne sont jamais déclarés à l’avance. Mais cette Cour bénéficie des 13 dernières semaines de preuves montrant de manière irréfutable un schéma de comportement et une intention connexe justifiant une revendication plausible d’actes génocidaires », a déclaré un avocat sud-africain lors de l’audience à La Haye.

Les mesures provisoires sollicitées comprennent une suspension immédiate des opérations militaires d’Israël à Gaza, la prévention du génocide, l’évitement d’actes spécifiques et la protection des conditions de vie des Palestiniens. Pour étayer sa demande de mesures provisoires, le premier avocat de l’Afrique du Sud a fourni un compte rendu détaillé des actes commis, et notamment des meurtres, la contention de l’aide humanitaire, la destruction des moyens de subsistance et la famine. Les faits présentés visaient à établir la nature systématique des attaques militaires d’Israël, impliquant le déplacement massif, la création intentionnelle de conditions conduisant à une mort lente, et un schéma clair visant les foyers familiaux, l’infrastructure civile, et causant des destructions massives à Gaza. Les avocats ont complété leurs arguments avec des preuves visuelles profondément troublantes.

Concernant l’intention génocidaire d’Israël, deux arguments ont été avancés. Premièrement, l’Afrique du Sud a soutenu que l’intention génocidaire envers les Palestiniens de Gaza pouvait être déduite des actes, qui forment un schéma de comportement calculé indiquant une intention génocidaire. Deuxièmement, l’Afrique du Sud a présenté une quantité significative de citations de déclarations officielles (p. 33-40), énumérant une intention explicite déclarée par les plus hautes instances politiques et militaires aux soldats sur le terrain : « De nombreux propagateurs d’atrocités graves ont protesté en disant qu’ils étaient mal compris ; qu’ils ne voulaient pas dire ce qu’ils disaient ; et que leurs propres paroles étaient sorties de leur contexte. Quel État admettrait une intention génocidaire ? Pourtant, la caractéristique distinctive de cette affaire n’a pas été le silence en tant que tel, mais la réitération et la répétition du discours génocidaire dans chaque sphère de l’État israélien. Nous rappelons à la Cour l’identité et l’autorité des incitateurs génocidaires : le Premier ministre ; le Président ; le ministre de la Défense ; le ministre de la Sécurité nationale ; le ministre de l’Énergie et de l’Infrastructure ; des membres de la Knesset ; des hauts responsables de l’armée ; et des soldats. Les propos génocidaires ne sont donc pas en marge ; ils sont incarnés dans la politique de l’État » (p. 41). La société civile est également impliquée dans une telle collecte. Par exemple, une collecte exhaustive de déclarations a été réalisée par une ONG nommée Law for Palestine, qui a établi une base de données détaillée sur l’incitation israélienne au génocide.

La plaidoirie israélienne

Israël a mobilisé des professeurs et avocats israéliens et étrangers de premier plan, y compris, assez étonnamment, le professeur Benvenisti, ancien professeur à l’Université de Tel Aviv actuellement à Cambridge. Il est connu pour ses fortes critiques contre les violations du droit international humanitaire par l’armée israélienne, comme le souligne son livre phare The Law of Military Occupation. L’avocat principal plaidant était Malcolm Shaw, dont le livre sur le droit international est étudié dans les universités de premier plan. Il est apparu avec sa perruque britannique.

L’État d’Israël a soutenu qu’il n’y avait pas de juridiction prima facie, demandant le rejet de la demande de mesures provisoires, fondée sur trois arguments :

(1) Absence d’intention génocidaire : « Sans intention, il ne peut y avoir de génocide en droit. Cela est vrai pour le fond, il en va de même pour les mesures provisoires. Toute considération prima facie de l’intention même à cette étape préliminaire ne ferait que démontrer son absence des activités d’Israël » (paragraphe 36-37). Israël a décrit les attaques du 7 octobre et leurs conséquences, soutenant que tous les actes ultérieurs visaient à protéger les citoyens israéliens et à vaincre le Hamas. En ce qui concerne les déclarations recueillies, Israël a soutenu qu’elles ne représentaient pas la politique de l’État et étaient simplement des remarques personnelles aléatoires : « Les actions d’Israël visant à restreindre ses cibles pour attaquer des militaires ou des objectifs conformément au droit international humanitaire de manière proportionnée à chaque cas, ainsi que sa pratique d’atténuation des dommages aux civils, telle que l’avertissement préalable aux civils des actions imminentes par l’utilisation sans précédent d’appels téléphoniques, de distribution de tracts, etc., associée à la facilitation de l’aide humanitaire, démontrent toutes le contraire précis de toute intention génocidaire possible. » Il a également été argumenté que l’État d’Israël respectait le droit international humanitaire, qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour réduire les pertes civiles.

(2) Autodéfense : L’avocat d’Israël a souligné que les droits à protéger dans les mesures provisoires couvraient également le droit d’Israël à se défendre et à défendre ses citoyens. Israël a soutenu que l’utilisation de la force était une réaction aux attaques du Hamas, soulignant le droit d’Israël à l’autodéfense, tout en rappelant que la raison de l’opération militaire était de cibler le Hamas en réponse à ses attaques. Israël a maintenu qu’il respectait le droit humanitaire international tandis que le Hamas utilisait les Palestiniens comme boucliers humains : « Israël est profondément conscient que, en raison de l’utilisation par le Hamas des hôpitaux comme boucliers pour ses opérations militaires, en violation grave du droit international humanitaire, les patients et le personnel sont en danger. C’est pourquoi l’armée israélienne a contacté chaque hôpital et proposé une assistance pour le déplacement des patients et du personnel vers des zones plus sûres (…) Bien que l’évacuation temporaire implique incontestablement des difficultés et des souffrances, elle est préférable que de rester dans des zones d’hostilités intensives, d’autant plus qu’une partie s’efforce délibérément d’utiliser ces civils comme boucliers. »

(3) Israël a également soulevé une question technique, arguant qu’il n’y avait pas de litige entre Israël et l’Afrique du Sud en vertu de la Convention sur le génocide au moment de la soumission de la demande, comme l’avait allégué l’Afrique du Sud et comme cela était requis pour la juridiction prima facie.

Qu’a-t-on décidé ?

La Cour a reconnu l’urgence de la situation humanitaire à Gaza et constaté un risque réel de violation de la Convention sur le génocide avant son jugement final. Par conséquent, elle a affirmé sa compétence pour prendre des mesures provisoires.

Jusqu’à aujourd’hui, la CIJ avait trois affaires impliquant des mesures provisoires liées à la Convention sur le génocide : Bosnie contre Serbie en 1993, Gambie contre Myanmar en 2020 et Ukraine contre Russie en 2022. Dans chacun de ces cas, la Cour avait accordé tout ou partie des mesures demandées. Le seul cas où des mesures provisoires ont été demandées concernant la fin des hostilités est celui de l’affaire Ukraine contre Russie. L’Ukraine a demandé à la Cour d’annuler l’accusation de la Russie selon laquelle l’Ukraine commettait un génocide de manière légitimer son intervention militaire illégale. En tant que mesure provisoire, la Russie a été invitée à mettre fin à son opération militaire en Ukraine.

Étant donné que l’intervention d’Israël est basée sur la légitime défense à la suite des attaques du Hamas, il était peu probable que la Cour ordonne à Israël d’arrêter son opération. Au lieu de cela, elle s’est donc concentrée sur la garantie du respect par Israël du droit international relatif à l’usage de la force.

Avant de détailler les mesures, la Cour, dans le dernier paragraphe de ses décisions, « estime nécessaire de souligner que toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza sont liées par le droit international humanitaire. Elle est gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés et appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages».

La Cour a demandé à Israël de :

Prévenir tout acte pouvant constituer un génocide et veiller à ce que l’armée n’en commette pas, notamment le meurtre de membres du groupe, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.

Prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir et punir l’incitation directe et publique au génocide, et prendre des mesures immédiates pour permettre la fourniture urgente de services de base et d’aide humanitaire. Ces deux mesures ont également été votées par le juge Barak.

La cinquième mesure concerne l’obligation de ne pas détruire et assurer la conservation des éléments de preuve.

Enfin, la Cour a demandé qu’Israël soumette un rapport sur toutes les mesures prises pour mettre en œuvre cette ordonnance dans un délai d’un mois.

La reconnaissance judiciaire par la CIJ d’un « risque plausible de génocide » déclenche l’obligation juridique de la communauté internationale dans son ensemble de prévenir un éventuel génocide. Les modes d’opération peuvent être variés (sanctions économiques, diplomatiques, politiques et militaires, y compris embargos commerciaux et militaires, rupture des relations diplomatiques, etc.). En outre, des poursuites pénales peuvent être engagées en France et ailleurs contre des entreprises privées complices de crimes internationaux (voir par exemple l’affaire Lafarge).

Parallèlement, non loin de la CIJ, à la Cour pénale internationale…

Le 17 novembre 2023, un mois avant de soumettre l’affaire à la CIJ, le bureau du procureur de la CPI a reçu un renvoi sur la situation dans l’État de Palestine émanant de cinq États parties : Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores et Djibouti. Ce renvoi renforce une enquête initiée le 3 mars 2021, en y incluant les attaques terroristes du 7 octobre 2023 par le Hamas et la riposte d’Israël. La CPI a compétence depuis que la Palestine a ratifié le Statut de Rome en janvier 2015. La reconnaissance en tant qu’État observateur non-membre par l’AG des Nations Unies en 2012 a accordé à la Palestine la compétence pour ratifier des traités. Plusieurs avocats de l’équipe juridique sud-africaine présente à la CIJ le 11 janvier avaient déjà conseillé l’Autorité palestinienne lors de la longue saga juridique à la CPI ou dans des avis consultatifs précédents de la CIJ. Cela suggère une continuité de la représentation juridique et de l’expertise, soulignant la collaboration internationale et le soutien que l’Autorité palestinienne a obtenu dans la poursuite de ses revendications juridiques.

Le bureau du procureur de la CPI a confirmé que l’enquête était une priorité. En décembre 2023, le procureur de la CPI a visité Israël et la Palestine, rencontrant des victimes des deux côtés. Israël a notamment permis cette visite à la suite de demandes de la société civile et de représentants légaux des familles de victimes et otages, marquant ainsi un changement par rapport à des situations antérieures comme la mission Goldstone, où les missions de recherche avaient été interdites.

Dans le contexte actuel, où il semble que le Premier ministre israélien Netanyahu soit prêt à prolonger la guerre pour sa survie politique personnelle, ce qui pourrait entraîner le pays vers plus de violence et de violations du droit international, l’intervention de la CPI, en collaboration avec l’opposition interne et les forums pro-démocratiques israéliens, pourrait s’avérer un instrument utile pour aider au démantèlement d’un gouvernement qui a délégué un pouvoir accru à une idéologie religieuse d’extrême droite, conduisant à une transformation autoritaire continue. S’inspirant du rôle de la CPI en Colombie, j’ai déjà argumenté qu’un processus de transition pourrait être une manière de prévoir un rôle constructif à la CPI dans le contexte israélo-palestinien.

Luttes juridiques

Les luttes légales se poursuivent tant au niveau national qu’international dans le cadre du conflit israélo-palestinien. De la Cour suprême israélienne à la CIJ en passant par la Cour pénale internationale, les avocats des deux côtés ont fait preuve de créativité depuis des décennies. Pour les deux parties, les institutions juridiques ont à la fois été perçues comme des outils de légitimation et des organes politiquement biaisés et inefficaces. Au niveau international, les critiques à l’encontre des doubles standards se sont multipliées, mais ces institutions continuent d’être activement mobilisées, suscitant des débats médiatiques et publics.

Cette procédure menée à travers le prisme du génocide était le seul moyen d’obtenir une position devant la CIJ. Cependant, la limitation de cette procédure est que le droit régissant la conduite des hostilités, y compris les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ne sera pas examiné, car la compétence de la CIJ est ici limitée à la Convention sur le génocide. Cela implique que si l’affaire est rejetée sur le fond, elle pourrait être interprétée en Israël comme lui retirant toute responsabilité.

En Israël, cette affaire a suscité une attention significative. L’une des raisons à cela pourrait être l’accusation douloureuse de génocide. Une même nation peut-elle être à la fois victime et auteure de génocide ? Cette procédure pourrait-elle servir d’avertissement, protégeant potentiellement Israël de ses dirigeants d’extrême droite et préservant les Palestiniens de violences ultérieures ? Comme se l’est récemment demandé l’écrivain israélien Etgar Keret, « Depuis quand le monde est-il devenu un jeu dans lequel tout le monde perd » ?  Effectivement, dans un cas comme celui-ci, il n’y aura pas de gagnant.


Sharon Weill

Juriste, Professeure de droit international, American University of Paris, Sciences Po Paris

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