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Tout fou Lacan – sur « Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse »

Journaliste

Riche d’œuvres d’art ancien, moderne et contemporain, du Caravage à Raymond Hains, la brillante exposition du Centre Pompidou-Metz éclaire dans un mouvement dialectique la façon dont Lacan a regardé l’art et celle dont l’art l’a assimilé.

«Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien », prévenait Michel Foucault en 1970, impressionné par ses lectures de l’auteur de Logique du sens et de Différence et répétition. Bien qu’il ne l’ait probablement jamais pensé tant il se méfiait de la psychanalyse, peut-être aurait-il pu rajouter : « le siècle sera deleuzien…, et lacanien ».

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Car si le spectre de Deleuze flotte dans notre époque, celui de Lacan clignote de tous ses feux, puisque ses concepts, forgés à travers une lecture renouvelée de l’œuvre de Freud, traversent ouvertement nos ébats et nos débats actuels sur le désir, le sexe, la jouissance, le genre, le ratage, les femmes, l’amour, la chute, les identités, la transidentité, le langage, la perversion, le narcissisme, la folie, les faux-semblants, le néant, les monstres…

Selon Bernard Marcadé, co-commissaire de l’exposition au Centre Pompidou-Metz Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse, « on se rend compte qu’il était en avance sur un certain nombre de problématiques actuelles. » Lui consacrer une exposition, « c’est donc rendre hommage à quelqu’un qui a eu l’intuition d’un certain nombre de problèmes qui sont aujourd’hui au cœur de nos préoccupations. Je pense à la question des femmes, par exemple. Sur ce point, Lacan se distingue de Freud, mettant en avant la question de la femme dont il dit, de manière provocante, qu’elle n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle ne peut être enfermée dans une essence et une norme. Il est passionnant de montrer en quoi cette pensée innovante dans la psychanalyse peut avoir un écho aux nombreuses œuvres d’art qui posent la question du genre ».

L’autre commissaire de l’exposition, Marie-Laure Bernadac (qui avait déjà travaillé en 1995 avec Bernard Marcadé sur l’exposition du Centre Pompidou-Paris Féminin-masculin : le sexe de l’art) renchérit : « On se débat beaucoup aujourd’hui avec des problèmes de genre, d’identité, de foi, de religion. Lacan offre une psychanalyse extrêmement ouverte à tous les changements sociétaux actuels. Il n’apporte pas forcément des réponses, mais ouvre des voies sur toutes ces questions ».

Premier à avoir songé avec sa collègue Paz Corona à une exposition sur Lacan, le psychanalyste Gérard Wajcman, affirme que « peut-être qu’on ne le sait pas encore, mais l’époque est plus lacanienne qu’on ne pourrait le croire. » Tout le pari de l’exposition du Centre Pompidou-Metz est donc de le faire savoir. Car « Lacan aide à voir» suggère Wajcman. Grâce à une théorie du regard qu’il n’a cessé de creuser à travers ses Séminaires (où il fait du regard un objet et du sujet voyant un sujet regardé, y compris par les œuvres d’art elles-mêmes), le psychanalyste aide à voir des œuvres.

Qu’elles soient d’art ancien, ici representées par le Caravage (Narcisse), Diego Velasquez, (Portrait de l’infante Marguerite Thérèse…) ou d’art moderne, à l’image de Gustave Courbet (L’origine du monde qu’il avait acquis en 1955 par l’entremise de son ami André Masson), Constantin Brancusi (Princesse X), Salvador Dali (Dormeuse, cheval, lion, invisibles) ou Magritte (Le faux miroir). Mais aussi d’art contemporain, ici largement présent, de Raymond Hains, le plus lacanien de tous, à Annette Messager, de Maurizio Cattelan à Pierre Huygue, de Cindy Sherman à Louise Bourgeois, de Leandro Erlich à Bertrand Lavier, de Nan Goldin à Douglas Gordon…

Mise en scène par Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, dont les noms mêmes semblent associés par un jeu de correspondances musicales qui aurait sans doute plu à Lacan, l’exposition tient haut la main son pari, tant les œuvres multiples offrent une porte d’entrée dans la pensée de Lacan, mais aussi une porte de sortie. Car plutôt qu’un discours plaqué de psychanalystes lacaniens sur l’histoire de l’art, le récit que suggère l’exposition s’autorise une traversée à la fois frontale et inversée d’un modèle affinitaire : les artistes inspirent ici à Lacan une théorie du regard et de la psyché autant que Lacan s’affirme comme figure inspiratrice des artistes.

Dans ce mouvement dialectique, une large place est surtout laissée au visiteur qui choisit l’usage de son plaisir selon le regard qu’il préfère porter sur les œuvres : des œuvres vues soit comme des symptômes et traces de la pensée qui les porte, soit comme des pièces livrées au mystère de leur conception, un mystère que les concepts lacaniens permettent simplement d’effleurer. Bernard Marcadé rappelle d’ailleurs dans le texte d’ouverture du précieux catalogue, « De l’art, nous avons à prendre de la graine », dans lequel Lacan expliqua dès 1965 que l’artiste « précède » toujours l’analyste et que le psy « n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie ». Dix ans plus tard, au cours de son séminaire de 1974, « Les non-dupes errent », Lacan insiste sur « la préséance de l’art » dans le domaine de la pensée.

En somme, l’exposition joue sur plusieurs tableaux à la fois, en prenant l’art au sérieux, et en rabattant la pensée de Lacan sur lui, sans tomber dans le piège de l’illustration ou de la psychanalyse sauvage. Il ne s’agit pas de sonder la psyché des artistes dans leur geste de création sur la question de la femme, du travestissement, du rôle du père ou du désir, mais de comprendre que les concepts lacaniens, flottant parmi nous tous, contaminent les gestes artistiques. Trois niveaux de monstration s’entremêlent dans le parcours : les œuvres que Lacan a regardées (Velasquez, le Caravage, Dali, Magritte…), les œuvres qui commentent sa pensée (Raymond Hains, Marcel Broodthaers, Annette Messager, Sophie Calle… ) et celles qui semblent habitées par les motifs lacaniens, comme le « nœud borroméen » (illustrant l’intrication du réel, du symbolique et de l’imaginaire), « l’objet a », la « lalalangue », le « parlêtre », le « sinthome » le « pas-tout »… (Agnès Thurnauer, Brice Dellsperger, Bertrand Lavier, Francis Alÿs, Pierre Bismuth, Anish Kapoor, Saâdane Afif…)

Se pose la question lacanienne fondamentale : qu’est-ce que voir ?

Cet assemblage tripartite pourrait sembler un peu acrobatique, sauf qu’en réalité, rien n’est pesant et complexe dans le parcours, sinon l’effort que, parfois, le visiteur est invité à faire pour saisir le fantôme de Lacan dans telle ou telle pièce. Sachant que ce fantôme se devine souvent facilement, qu’il s’affiche de manière implicite (Caravage, Narcisse ; Magritte, La condition humaine ; Lafita Echakhch, La dépossession ; Marcel Broodthaers, Nous n’irons plus au bois…), ou de façon explicite, à l’image de Sophie Calle (Lacan, parce que les non-dupes errent), Raymond Hains (Chaîne borroméenne rigide selon Lacan), Jean-Michel Alberola (Jacques Lacan), Alain Séchas (Le monument pour Jacques Lacan), Olivier Blanckart (Moi, en Jacques Lacan) ou Olivier Leroi, Lieux dits (Lacan Brousse).

Les visiteurs les moins familiers de la pensée lacanienne peuvent en tout cas se rassurer, car ils sont d’emblée accueillis dans l’exposition par un cadrage précis et documenté de son travail, de sa formation auprès de son maître, Gaëtan Gatian de Clérambault, à ses affinités avec les grands intellectuels de son temps (Maurice Merleau-Ponty, Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault…), de ses relations avec l’avant-garde artistique des années 1950-60 (Salvador Dalí, Marcel Duchamp, André Masson, Georges Bataille, Pablo Picasso, Dora Maar…) à ses affinités avec le surréalisme en particulier (il a écrit dans les mêmes revues que Leiris et Dali), jusqu’à son goût pour la performance orale, comme en témoigne son unique intervention à la télévision en 1974, filmée par le jeune Benoit Jacquot !

La facilité du parcours procède globalement de la structure fragmentaire du récit proposé, puisque le visiteur passe de salle en salle comme s’il tournait les pages essentielles des œuvres complètes de Lacan. Ses notions fondamentales (le stade du miroir, le nom-du-père, la femme, le regard, l’objet a, la mascarade, le rapport sexuel qui n’existe pas…), rythment la marche en même temps qu’elles s’incarnent dans un choix d’œuvres foisonnant et juste, quand bien même l’exposition ne permet pas de circonscrire les frontières précises du territoire occupé par Lacan. Jusqu’à quel point une œuvre d’art n’est-elle pas au fond toujours un peu lacanienne, peut-on se demander ?

Pour comprendre la théorie fondatrice de la pensée de Lacan sur le stade du miroir, élaborée dès 1936, on découvre d’emblée dans une salle magistrale la toile du Caravage, Narcisse, qui éclaire combien l’amour que l’être humain voue à sa propre image est à la base du psychisme et que le reflet construit l’identité. Au-delà même d’un stade du développement, ce stade du miroir forme chez Lacan la matrice de l’imaginaire ; il devient, précise Gérard Wajcman « le cœur générateur de notre relation aux autres, tous les autres, nous-mêmes, et la source de notre rapport aux images, à toutes les images ».

Cette identité, formée dans les jeux de miroir, peut se scinder, comme chez Felix Gonzales-Torres (Orphée, deux fois), se voiler comme chez Michelangelo Pistoletto (Homme avec escabeau), ou s’hystériser à la mesure de Robert de Niro s’interpellant lui-même dans le film de Martin Scorsese, Taxi Driver. À la question de l’identité narcissique, Lacan ajoute l’importance du langage et de l’inconscient qui l’habite : une salle entière est consacrée aux fameux jeux de mots et d’esprit, aux lapsus et aux jaculations sonores, incarnés par des artistes ô combien lacaniens comme Raymond Hains ou des poètes comme Ghérasim Luca.

La place du père – « le nom-du-père » – occupe aussi une large place dans la pensée de Lacan, et dans des œuvres d’art, surtout chez des femmes-artistes marquées par leur propre histoire familiale, comme Niki de Saint-Phalle (magistrale vidéo, Daddy), Louise Bourgeois (L’homme maternel) ou Camille Henrot (Tycoon), ou comme Hans Bellmer et Claude Cahun déconstruisant la figure paternelle. Parallèlement à celle-ci, par opposition à elle parfois, la figure féminine traverse l’exposition de part en part, y compris à travers le travestissement, la transidentité et la dualité ambivalente féminin-masculin (comtesse de Castiglione, Marcel Duchamp, Claude Cahun, Pierre Molinier, Cindy Sherman, Michel Journiac, Edi Dubien…)

Phallus sculptés ou dessinés en majesté, dressés, anamorphosés ou détumescents, corps morcelés… : les objets du regard se fixent sur un paysage organique et charnel, posant la question lacanienne fondamentale : qu’est-ce que voir ? Où se loge la pulsion scopique et comment se manifeste l’extase du corps ? Lacan a beaucoup travaillé sur les théories de la vision, allant jusqu’à commenter les paroles de l’Evangile de Mathieu (« ils ont des yeux pour ne pas voir »), s’interrogeant ainsi : « pour ne pas voir quoi ?Justement que les choses les regardent ». Si nous voyons des œuvres, les œuvres nous regardent. Gérard Wajcman précise : « Je vois, mais dès lors que je suis vu, je fais partie du spectacle du monde ». Nous sommes ainsi regardés de partout, comme le suggère Douglas Gordon (Upshot).

Regardés de partout, regardant partout, le visiteur se prête ici intensément à une expérience lacanienne au sens où l’on apprendrait à voir autrement, armés par des concepts-clé, quand bien même certains échapperaient encore à la raison commune. Si elle traduit l’importance de la pensée de Lacan dans l’histoire intellectuelle et artistique du 20ème siècle, la richesse des œuvres exposées et du récit qui les accompagne ne fait pas pour autant de l’exposition le lieu d’une cérémonie ou d’un rituel de révérence et de prosternation. Subtilement, l’exposition s’autorise à rire aussi de l’objet de son affection, voire de son fétichisme, en prenant la mesure de ce que Lacan a incarné dans le paysage intellectuel : une forme de dévotion parfois grotesque, comme le rappelle un document hilarant de Clément Rosset, relatant le jour où il se rendit au séminaire de Lacan, découvrant une salle pleine de gens occupés à lire :

« on avait l’impression que tout le monde s’attendait à quelque chose, mais semblait en même temps résigné à ne s’attendre à rien. De fait, Lacan n’apparaissait toujours pas et le temps passait. Je pris le parti de m’informer et de demander à une voisine, occupée à tricoter un maillot, si c’était bien là et lieu et l’heure où devait parler Lacan. Cette dame se retourna vers moi et me répliqua sèchement : ” comment ? Vous ne savez donc pas que Lacan ne viendra pas aujourd’hui ? Il est à l’étranger pour une quinzaine de jours… ” Cette réponse extravagante m’éclaira, plus qu’elle ne me suffoquait, sur la nature des cours de Lacan et sur les dispositions d’esprit de ceux qui les écoutaient. Il se trouvait donc ici, autour de moi, une centaine de gens dont la soumission à l’égard de Lacan était telle qu’ils auraient cru gravement déroger en manquant une seule séance du maître, même s’il était connu et avéré que celui-ci en serait absent. C’est ainsi que j’appris davantage, par ma présence momentanée à un cours de Lacan où Lacan ne parlait pas, que tout ce qu’aurait pu m’apprendre Lacan en parlant ; comprenant d’un seul coup, et le caractère histrionesque du séminaire de Lacan, et surtout le degré d’égarement auquel peut parvenir, lorsqu’il est convenablement entretenu, le besoin de soumission intellectuelle ».

Éclairant par son génie de la description d’une dévotion absurde, cet aveu de Clément Rosset rappelle ainsi combien Lacan fut, non seulement un personnage adulé pour ses formules énigmatiques et ambivalentes, pour son verbe fou et parfois flou, pour son corps théâtral, mais fut surtout une sorte de maître à penser – à panser – au point d’aveugler ses adeptes sur la voie supposée de leur épanouissement. Au lendemain de sa mort, le 9 septembre 1981, Libération titrait ainsi, dans une manchette lacanienne en puissance : « Tout fou Lacan ». Comme si nous ne pouvions pas nous remettre de l’absence de sa folie même, de tout ce qu’il a apporté à la connaissance de l’art et de nous-mêmes, sujets regardés et pas toujours très regardants sur nos propres névroses. À Metz, sa présence parmi nous flotte à la hauteur de l’art qui l’a célébré, de l’art qu’il a célébré.

Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse, au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 27 mai.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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