Société

L’aide médicale d’État, un principe d’humanité

Sociologue

Écartée de la loi Immigration en commission mixte paritaire, la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME) interviendra par décret a annoncé le Premier ministre dans son discours de politique générale. De nombreux travaux de sciences sociales permettent de comprendre en quoi c’est une très mauvaise idée. Et pas seulement pour des raisons de santé publique.

En 2007, paraissait Le peuple des clandestins de Smaïn Laacher. L’auteur s’interrogeait : « Pourquoi l’étranger sans droits est-il devenu pour les sociétés riches et démocratiques une véritable hantise, une idée fixe ? ».

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Il rappelle aussi que le terme « clandestin » est une assignation politique, son usage gomme toute la complexité des épreuves (corporelles, psychiques, affectives) que subissent les personnes en situation d’exil. « Clandestin » ne constitue plus qu’une réduction qui insiste sur le caractère dérangeant de ces personnes tout en faisant fi des risques qu’elles encourent. Ce défaut d’empathie contribue à reléguer géographiquement et administrativement « ces populations en route » (Cambrézy, 2016), jusqu’à les placer à l’orée de l’exclusion d’un principe fondamental qui est celui de l’accès au soin pour tous.

Les derniers débats – historiquement récurrents – qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale ou au Sénat sur la possibilité d’un retrait de l’aide médicale d’État (AME) témoignent de la persistance d’un préjugé atavique : l’étranger quitterait son pays pour profiter de droits d’une France supposée généreuse. De nombreux travaux de recherche ont déconstruit ce fantasme. Pour autant, il est encore nécessaire de marteler que selon l’enquête « Premiers pas »[1], 49 % des patients exilés n’ont pas recours à l’AME alors qu’ils y ont droit. Que les complexités administratives et juridiques, les réformes comptables et politiques d’immigration dissuadent aussi les patients d’entamer les démarches d’accès aux soins[2]. Et lorsque des dossiers sont enfin constitués par les services sociaux des hôpitaux, ils peuvent être rejetés par l’Assurance Maladie.

Obtenir l’AME est un parcours du combattant pour des bénéficiaires qui n’ont pour la plupart du temps pas connaissance de ce droit. Les travaux de Céline Gabarro (2012) menés auprès des guichetiers des caisses nationales d’assurance maladie (CNAM) et des demandeurs en témoignent. Tout comme le soupçon de fraude qui pèse sur les patients étrangers leur est préjudiciable[3] alors que le taux de fraude est minime. Sa détection a d’ailleurs fait l’objet d’un renforcement depuis 2019.

Les travaux des chercheurs démontrent qu’on est loin d’un supposé « tourisme médical »[4]. De plus, il existe aussi chez ces patients menacés d’expulsions une peur d’être dénoncés par les institutions, ce qui les empêche de rencontrer des soignants ou d’entamer des démarches de soin. Dans mon ouvrage, Calais, une médecine de l’exil, j’ai aussi noté des refus de soins de la part des patients. À titre d’illustration, un exilé atteint d’une pyélonéphrite qui nécessitait une hospitalisation d’urgence, a fui la structure médicale.

À la frontière, la priorité est souvent donnée au projet migratoire et la santé reléguée au second plan. C’est pourquoi, parler d’un soin ou d’une prestation sociale qui créerait un « appel d’air » – expression qui n’a aucun fondement scientifique – est faux. C’est oublier qu’il n’y a pas à être « pour ou contre la migration, [qu’] elle est là durable » (François Héran, 2018) ou comme le soulignaient autrement François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo[5] à l’université de Liège, et l’anthropologue Michel Agier (2015) dans L’Obs, « vouloir empêcher les migrations est aussi vain que de vouloir empêcher la nuit de succéder au jour. Les gens ne choisissent pas de migrer ou de rester parce qu’une frontière est ouverte ou fermée ». Par ailleurs, la « submersion migratoire », comme l’ont démontré les recherches du démographe, François Héran, relève du mirage.

Dès lors et pour reprendre le titre d’un numéro consacré à l’AME dans De facto[6], il s’agit là de la « fabrique d’un faux problème ». Or, cette élucubration met à mal des principes forts de nos sociétés démocratiques.

Des valeurs et principes républicains menacés

Les défenseurs du maintien de l’AME mettent généralement en avant le risque pour la santé publique. À cet égard, cet argument semble à double tranchant. Didier Fassin (2008) rappelle que la santé publique peut s’entendre comme « le souci d’un groupe à l’égard de ce qui atteint le corps ou menace l’existence de ses membres » ou « d’un projet collectif en vue de défendre un bien commun ». La première acception est stigmatisante puisqu’elle suppose l’existence d’un risque d’être contaminé par un groupe – en l’occurrence ici les exilés – vecteur de maladies. Une fois encore, cet argument réveille des angoisses séculaires[7].

L’usage à outrance de l’immunité et de la nécessité de se protéger peut aussi participer du repli sur soi comme le rappelle Roberto Esposito (2010). Il est nécessaire de rappeler à ce stade que les exilés sont malades du fait des conditions de vie inhospitalières et insalubres. L’enquête Parcours[8] a bien montré que c’est en France que les personnes – ici la communauté subsaharienne – sont infectées par des maladies sexuellement transmissibles parce que le système d’accueil fait défaut. La gale, la tuberculose qui atteignent les exilés sont des « maladies de rue ». Et ajoutons que c’est toujours en France, selon une étude du Lancet[9], que les demandeuses d’asile ont dix-huit fois plus de risque d’être violées qu’une Française. Les exilés sont donc moins une population à risque qu’exposée au risque.

Le maintien de l’AME doit être défendu tout simplement parce que soigner tout le monde sans distinction est inscrit dans le serment d’Hippocrate et constitue une des valeurs de la profession médicale et de notre République. Ce droit fondamental a été défendu par 3 000 soignants qui ont lancé un appel dans le journal Le Monde.

Allons plus loin en précisant que l’AME constitue une protection de seconde classe puisqu’elle accorde des prestations de soin plus réduites que celles proposées dans le cadre de la Protection maladie universelle (Puma). Celles-ci sont conditionnées à un remboursement à 100 % au tarif de la Sécurité sociale, les dépassements d’honoraires n’étant pas comptabilisés. Par conséquent, contrairement à ce qui a pu être avancé dans certaines sphères politiques, les prothèses dentaires, auditives, la pause d’un anneau gastrique ou le recollement des oreilles ne sont pas accessibles.

L’AME est aussi le résultat de l’appauvrissement d’une prestation qui, à sa création, n’établissait pas de distinction entre les pauvres. Cette assistance médicale générale (AMG) instaurée pour permettre un accès gratuit aux soins est devenue ensuite l’Aide médicale départementale (AMD). Celle-ci complétait ou remplaçait l’Assurance Maladie. Sur fond de durcissement des politiques migratoires, la loi Pasqua de 1993 a instauré une condition de régularité de séjour et établi une distinction entre les régularisés qui pouvaient accéder à l’Assurance Maladie et les non régularisés qui ne pouvaient plus bénéficier de la protection sociale.

En 1999, la création de la Protection maladie universelle (Puma) n’a pas pris en compte les étrangers dits irréguliers. Ces derniers dépendent depuis d’un guichet spécifique AME. La vraie problématique n’est-elle pas là ? Ce système dualiste qui maintient une inégalité de traitement sous prétexte que ces personnes n’ont pas droit au séjour ? C’est négliger le fait que ces personnes sont là « pour des raisons qui ne sont pas de leur fait » (Laacher, 2007) et que les migrations forcées doivent être considérées dans une approche historique comme le préconise Benjamin Stora.

Dans les discussions au Sénat ou à l’Assemblée nationale, il est proposé de supprimer l’AME et de la remplacer par l’aide médicale d’urgence (AMU), qui existe aujourd’hui sous l’appellation « fonds de soins urgents et vitaux (FSUV) » et nécessite des dépenses plus coûteuses que celles engendrées par l’AME (0,5 % des dépenses totales de santé en 2020) pour l’hôpital à un moment où l’institution est en difficulté. Une fois de plus, cette dynamique tend vers une diminution de l’offre de soins pour les personnes non régularisées. Ces dernières seront soignées dès lors qu’elles présenteront une aggravation de leur maladie ou une urgence vitale.

La résorption de ce débat sur l’AME répondra à une question plus large : quelle société voulons-nous ? Quelles valeurs désirons-nous maintenir ? Peut-on continuer à déconsidérer les trajectoires de vie des personnes non régularisées ? La remise en question du droit pour tous à être soigné de manière égale et l’amenuisement de la justice médicale peuvent-ils s’étendre aussi aux personnes précaires régularisées à terme ?

L’assistance médicale au corps des désaffiliés, une société de la réparation

Sortis de fourrés qui parsèment encore une zone portuaire située dans le Dunkerquois et qui a été en partie déboisée suite à une expulsion massive, quatre exilés s’approchent de l’équipe de bénévoles de Médecins du Monde. L’un d’eux a des morceaux de couverture de survie autour de ses talons, au fond de chaussures trempées. Un autre tremble de froid. Ils viennent de changer leurs vêtements après un échec d’une tentative de traversée vers l’Angleterre par la Manche. La police les a rattrapés alors qu’ils embarquaient sur un pneumatique.

Ce jour-là, deux naufrages ont fait deux morts et des disparus. Les bénévoles proposent de les emmener à la permanence d’accès aux soins de santé (PASS) de l’hôpital de Dunkerque. « C’est d’un psychologue surtout dont on a besoin ! », râle celui qui tremble. Comme maigre consolation, les bénévoles distribuent des bouteilles d’eau et des documents traduits dans leur langue leur fournissant les informations nécessaires à leur survie quotidienne.

L’assistance médicale à l’égard des exilés, telle que Médecins du Monde la pratique quotidiennement sur le littoral nord de France, se manifeste à travers de multiples interventions associatives. On songe au secours en mer mené par les bénévoles de la société nationale du sauvetage en mer (SNSM). D’autres acteurs, cette fois au sein des institutions, participent aussi à cette économie de la morale[10].

Dans le travail que j’ai mené à la PASS de l’hôpital de Calais, j’ai noté que les professionnels de santé mettent en œuvre des stratégies, s’adaptent aux trajectoires de leurs patients, usent aussi de gestes désintéressés pour maintenir des formes de soin. Ce maintien des valeurs d’humanité l’est pour diverses raisons : l’incorporation de la déontologie d’une profession, une disposition à l’exercice de la vertu, la préservation de la dignité…

Mais sur les migrations, l’économie de la mort progresse comme l’illustre l’accentuation de la matérialisation des frontières dans le monde. L’intense enquête menée par Maël Galisson montre que les décès à la frontière franco-britannique se multiplient. Le seul mois de novembre comptabilise au moins cinq morts sur la côte d’Opale.

Les exilés survivent dans un monde parallèle au nôtre – « le couloir des exilés » (Michel Agier, 2011) – qui incarne « l’inégalité des vies » (Didier Fassin, 2020) et où le danger est partout. Ce sort est réservé à des individus, ces « clandestins », compris comme des indésirables. Or, la question de la représentation que l’on se fait de ces personnes participe de la nature de l’action qui est menée à leur égard. D’où l’importance de la dénomination.

On peut proposer un autre regard et considérer que ces personnes sont en situation de désaffiliation sociale au sens donné par Robert Castel (1994) et qui conceptualise la perte et l’érosion du lien social à l’origine de souffrances. Ou on peut relire les travaux de Michel Agier qui permettent de repenser les migrations au prisme de l’hospitalité. Enfin, réécoutons l’intervention de Didier Fassin au Collège de France sur la condition d’exilé qui réhumanise ceux pour qui le déracinement[11] est sans fin.

L’AME est une prestation « scrutée par le politique » rappelle Caroline Izambert dans De facto. Elle constitue une obsession. Mais parallèlement à une France hostile aux exilés, s’érige aussi à contre-courant une société de la réparation. Celle-ci s’exerce dans un contexte tendu, contraint et limité par des politiques migratoires sécuritaires. Pourtant, inscrits dans une « économie de la vie » (Jacques Attali, 2022), des acteurs s’évertuent à construire : ils font montre d’inventivité, de micro-ingéniosités, usent de leur professionnalisme et de stratégies de contournement pour maintenir des valeurs d’humanité à l’égard d’une population qui cumule les facteurs de vulnérabilité. Privilégiant ainsi la santé aux barbelés.


[1] IRDES, 2019.

[2] Voir Julien Aron, Jérémy Geeraert, Caroline Izambert, 2021.

[3] Voir Céline Gabarro, 2012.

[4] Voir Désinfox-Migrations.

[5] Spécialisé sur les migrations environnementales.

[6] Revue de l’Institut convergences migrations (ICM).

[7] Voir Antonin Durand, 2020.

[8] Annabel Desgrées du Loû, Andrainolo Ravalihasy, Julie Pannetier, 2017.

[9] Jérémy Khouani et al., 2023.

[10] Voir Didier Fassin et Jean-Sébastien Eideliman, 2012.

[11] Voir Abdelmalek Sayad, 1999.

Chloé Tisserand

Sociologue, Attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Lille

Notes

[1] IRDES, 2019.

[2] Voir Julien Aron, Jérémy Geeraert, Caroline Izambert, 2021.

[3] Voir Céline Gabarro, 2012.

[4] Voir Désinfox-Migrations.

[5] Spécialisé sur les migrations environnementales.

[6] Revue de l’Institut convergences migrations (ICM).

[7] Voir Antonin Durand, 2020.

[8] Annabel Desgrées du Loû, Andrainolo Ravalihasy, Julie Pannetier, 2017.

[9] Jérémy Khouani et al., 2023.

[10] Voir Didier Fassin et Jean-Sébastien Eideliman, 2012.

[11] Voir Abdelmalek Sayad, 1999.