Immigration

Devenir étranger dans un monde en mouvement

Anthropologue

Entre 2000 et 2018, 35 000 personnes ont trouvé la mort en Méditerranée, cette mer commune à l’Europe, l’Afrique, et au Proche-Orient. Une hécatombe dont l’histoire se souviendra et qui constitue la preuve physique d’un dérèglement qui devrait nous inquiéter : une partie de l’humanité est, encore aujourd’hui, négligeable, oubliable, sacrifiée sans être jamais sacrée. Il est alors nécessaire de s’interroger sur la figure de « l’étranger », cet « autre », qui n’est ni plus ni moins que nous-même.

En Europe, depuis les années 2000 et plus sensiblement depuis 2015, le drame des migrants aux frontières n’a cessé d’augmenter. Les gouvernements ont voulu se montrer protecteurs à l’égard de leurs citoyens en désignant les migrants comme une menace pour la sécurité et l’identité des pays.

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Les murs, les expulsions, les contrôles de masse, la présence dissuasive de la police, la fermeture des ports aux bateaux de sauvetage… seraient censés rassurer des habitants apeurés, citoyens prêts à céder une part de leur propre liberté face au spectre de l’étranger dangereux, prédateur, profiteur, quitte à le priver, lui, des droits humains que nos pays considèrent pourtant comme universels, voire à le laisser mourir.

Si l’on connaît dans chaque recoin du monde la photo du petit Aylan qui ressemble tant à mon enfant, aimé, endormi, recroquevillé, le 3 septembre 2015 sur une plage turque, on connaît moins ou on ressent moins fortement ce que signifie le chiffre de 35 000 morts entre 2000 et 2018 en Méditerranée – cette mer qui nous est commune, Mare Nostrum, commune aussi à l’Europe, l’Afrique, et au Proche-Orient. Qu’avons-nous fait pour accepter de vivre à côté de cette hécatombe quotidienne dont l’histoire se souviendra ?

La Méditerranée, le Sahara, le désert mexicain, le golfe du Bengale sont devenus des tombeaux de l’universel, la preuve physique d’un dérèglement anthropologique global. C’est ce dérèglement qui doit nous occuper, nous inquiéter, nous faire peur oui : une partie de l’humanité est négligeable, oubliable, sacrifiée sans être jamais sacrée (comme Agamben l’a désigné par le nom de Homo Sacer), moins humaine donc comme si nous revenions au temps de la colonisation européenne du monde, au XVe siècle lorsque les Blancs se demandaient si les Amérindiens et les Noirs avaient une âme humaine. Comment est-ce possible ? Comment l’étranger peut-il être à ce point radicalement autre (radical, de radix : la racine) ?

Telle est la question à laquelle je vous pro


[1]. Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2010.

[2]. Julian Pitt-Rivers, « La loi de l’hospitalité », Les Temps modernes, n°253, 1967.

[3]. Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012.

[4]. Simona Cerruti, Etrangers, op.cit.

[5]. Georg Simmel, “Digressions sur l’étranger” (1908), in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’École de Chicago, Paris, Aubier, 1984.

[6]. Jean Bazin, « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique » (1996), in Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, p. 407-433.

[7]. Alfred Schütz, L’Étranger. Un essai de psychologie sociale, Paris, Allia, 2003 [1944].

Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD

Rayonnages

SociétéMigrations

Notes

[1]. Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2010.

[2]. Julian Pitt-Rivers, « La loi de l’hospitalité », Les Temps modernes, n°253, 1967.

[3]. Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012.

[4]. Simona Cerruti, Etrangers, op.cit.

[5]. Georg Simmel, “Digressions sur l’étranger” (1908), in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’École de Chicago, Paris, Aubier, 1984.

[6]. Jean Bazin, « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique » (1996), in Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, p. 407-433.

[7]. Alfred Schütz, L’Étranger. Un essai de psychologie sociale, Paris, Allia, 2003 [1944].