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Dans la Turquie d’Erdoğan, l’arme judiciaire au service du négationnisme d’État ?

Anthropologue

Le 24 avril 1915 marque le début du génocide des Arméniens. Cent neuf ans après, l’arme judiciaire continue, dans la Turquie d’aujourd’hui, à être employée au service de l’histoire officielle (toujours négationniste) contre les acteurs engagés dans un travail de confrontation avec le passé, de mémoire, et de reconnaissance.

Durant la plus grande partie du XXe siècle, la censure a été dans la Turquie républicaine le moyen essentiel d’empêcher l’expression et la circulation d’un grand nombre de récits et d’idées dérangeants pour le pouvoir ou l’histoire officielle.

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Un contrôle et une surveillance étroite de tous les contenus (ouvrages, revues, journaux, émissions de radio et de télévision) sont ainsi parvenus à maintenir sous une épaisse chape de silence les événements de 1915. Depuis les années 1990, cette chape a commencé à être fissurée par des questions et prises de paroles de plus en plus nombreuses, quittant la sphère privée et l’intimité des foyers pour s’imposer dans le débat public.

Nous avons relaté ailleurs comment ces voix, particulièrement fortes dans la région kurde depuis deux décennies, dans une véritable quête de confrontation avec le passé, ont engagé un véritable travail de mémoire à propos du génocide des Arméniens orchestré par le pouvoir ottoman, questionnant aussi la participation et la responsabilité de leurs ancêtres. Ce processus de confrontation et de reconnaissance, à travers une constellation d’initiatives matérielles, symboliques et morales a connu son point culminant avec la commémoration du centenaire de 1915 à Diyarbakır [1].

Si la politique négationniste du régime républicain turc a depuis son instauration employé une grande variété de moyens pour contrer l’existence et la diffusion de mémoires contrevenant au « roman national turc » dans les contre-publics puis dans la sphère publique en Turquie, nous constatons depuis les années 2000 sous le régime de l’AKP une inflation du recours aux procédures judiciaires à l’encontre d’individus ou institutions ayant soulevé, dans des publications ou des déclarations, la question du génocide des Arméniens.

Cette inflation n’est pourtant pas linéaire : les vagues d’enquêtes et de poursuites ont concerné deux périodes, séparées par une accalmie d’une décennie : 2004-2008, et depuis 2018. Par ailleurs, comme


 [1] « Tentatives d’éroder le déni colonial turc. Un aperçu général du travail de mémoire des Kurdes concernant le génocide des Arméniens », Résonamces, n° 5, janvier 2023, pp. 46-55.

[2] Je tiens à remercier Eren Keskin, Nahit Eren, Gülistan Yarkın, Yakup Ataş, Haluk Kalafat, Elif Akgül d’avoir accepté de me parler et de m’avoir fourni des informations concernant leur procès. Je tiens également à exprimer ma gratitude envers la Fondation des droits de l’homme en Turquie (TIHV), ainsi qu’envers les personnes travaillant à la constitution d’une base de données sur les violations des droits en Turquie, notamment à travers deux sites web : l’Association d’études sur les médias et le droit (Medya ve Hukuk Çalışmaları Derneği, MLSA, https://www.mlsaturkey.com/tr/) et la plateforme « Ne Restez Pas Silencieux » (https://www.sessizkalma.org/tr) du Centre de Mémoire (Hafıza Merkezi), qui suit les cas des défenseurs des droits de l’homme en danger.

[3] Ces recherches ont été menées dans le cadre du projet ANR Shatterzone « Violences de guerre et violences exterminatrices : Est de l’Anatolie, Caucase et Asie centrale (1912-1924) » (ANR-19-FGEN-0001-01), dirigé par Cloé Drieu, chargée de recherche CNRS.

[4] Jean Marcou, « L’article 301 du Code pénal turc à nouveau sur la sellette », le 19 novembre 2008, https://ovipot.hypotheses.org/706

[5] Fondé initialement en 1983 sous le nom de Jandarma İstihbarat Grup Komutanlığı (Commandement du groupe de renseignement de la gendarmerie), transformé en JİTEM (Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele) en 1987. À partir de 1993, en adéquation avec la nouvelle doctrine de pacification intitulée « domination du terrain », certaines méthodes sont systématisées par l’État turc contre le mouvement kurde, en particulier sous l’impulsion du JITEM et des « équipes spéciales », rattachées au département de la guerre spéciale: les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et arbitraires, ainsi que divers types d’exactions contre l

Adnan Çelik

Anthropologue, Maître de conférences à l’EHESS

Notes

 [1] « Tentatives d’éroder le déni colonial turc. Un aperçu général du travail de mémoire des Kurdes concernant le génocide des Arméniens », Résonamces, n° 5, janvier 2023, pp. 46-55.

[2] Je tiens à remercier Eren Keskin, Nahit Eren, Gülistan Yarkın, Yakup Ataş, Haluk Kalafat, Elif Akgül d’avoir accepté de me parler et de m’avoir fourni des informations concernant leur procès. Je tiens également à exprimer ma gratitude envers la Fondation des droits de l’homme en Turquie (TIHV), ainsi qu’envers les personnes travaillant à la constitution d’une base de données sur les violations des droits en Turquie, notamment à travers deux sites web : l’Association d’études sur les médias et le droit (Medya ve Hukuk Çalışmaları Derneği, MLSA, https://www.mlsaturkey.com/tr/) et la plateforme « Ne Restez Pas Silencieux » (https://www.sessizkalma.org/tr) du Centre de Mémoire (Hafıza Merkezi), qui suit les cas des défenseurs des droits de l’homme en danger.

[3] Ces recherches ont été menées dans le cadre du projet ANR Shatterzone « Violences de guerre et violences exterminatrices : Est de l’Anatolie, Caucase et Asie centrale (1912-1924) » (ANR-19-FGEN-0001-01), dirigé par Cloé Drieu, chargée de recherche CNRS.

[4] Jean Marcou, « L’article 301 du Code pénal turc à nouveau sur la sellette », le 19 novembre 2008, https://ovipot.hypotheses.org/706

[5] Fondé initialement en 1983 sous le nom de Jandarma İstihbarat Grup Komutanlığı (Commandement du groupe de renseignement de la gendarmerie), transformé en JİTEM (Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele) en 1987. À partir de 1993, en adéquation avec la nouvelle doctrine de pacification intitulée « domination du terrain », certaines méthodes sont systématisées par l’État turc contre le mouvement kurde, en particulier sous l’impulsion du JITEM et des « équipes spéciales », rattachées au département de la guerre spéciale: les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et arbitraires, ainsi que divers types d’exactions contre l