Dans la Turquie d’Erdoğan, l’arme judiciaire au service du négationnisme d’État ?
Durant la plus grande partie du XXe siècle, la censure a été dans la Turquie républicaine le moyen essentiel d’empêcher l’expression et la circulation d’un grand nombre de récits et d’idées dérangeants pour le pouvoir ou l’histoire officielle.

Un contrôle et une surveillance étroite de tous les contenus (ouvrages, revues, journaux, émissions de radio et de télévision) sont ainsi parvenus à maintenir sous une épaisse chape de silence les événements de 1915. Depuis les années 1990, cette chape a commencé à être fissurée par des questions et prises de paroles de plus en plus nombreuses, quittant la sphère privée et l’intimité des foyers pour s’imposer dans le débat public.
Nous avons relaté ailleurs comment ces voix, particulièrement fortes dans la région kurde depuis deux décennies, dans une véritable quête de confrontation avec le passé, ont engagé un véritable travail de mémoire à propos du génocide des Arméniens orchestré par le pouvoir ottoman, questionnant aussi la participation et la responsabilité de leurs ancêtres. Ce processus de confrontation et de reconnaissance, à travers une constellation d’initiatives matérielles, symboliques et morales a connu son point culminant avec la commémoration du centenaire de 1915 à Diyarbakır [1].
Si la politique négationniste du régime républicain turc a depuis son instauration employé une grande variété de moyens pour contrer l’existence et la diffusion de mémoires contrevenant au « roman national turc » dans les contre-publics puis dans la sphère publique en Turquie, nous constatons depuis les années 2000 sous le régime de l’AKP une inflation du recours aux procédures judiciaires à l’encontre d’individus ou institutions ayant soulevé, dans des publications ou des déclarations, la question du génocide des Arméniens.
Cette inflation n’est pourtant pas linéaire : les vagues d’enquêtes et de poursuites ont concerné deux périodes, séparées par une accalmie d’une décennie : 2004-2008, et depuis 2018. Par ailleurs, comme