Savoirs

Des effets néfastes de la guerre froide sur le libéralisme

Philosophe

Le libéralisme d’aujourd’hui semble se concentrer uniquement sur la défense de la liberté individuelle et négliger les inégalités croissantes et la corruption engendrés par les privilèges économiques. La faute, selon Samuel Moyn, aux philosophes néolibéraux d’après-guerre, ancêtres d’une gauche démocrate qui a perdu le pouvoir mobilisateur et émancipateur de ses convictions originelles.

Que savons-nous aujourd’hui de la philosophie politique et sociale du libéralisme telle qu’elle s’était développée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ? Pas grand-chose, d’après Samuel Moyn, professeur à Yale et auteur d’un récent essai intitulé Le libéralisme contre lui-même[1]. Cet essai, consacré à un groupe de théoriciens que Moyn qualifie d’ « intellectuels de la guerre froide », suggère en effet que, au milieu du XXe siècle, de nombreux libéraux ont considéré que, devant les catastrophes du demi-siècle qui venait de s’écouler, il convenait de ramener le projet émancipatoire du libéralisme à des dimensions beaucoup plus modestes, et de recentrer cette philosophie autour du noyau essentiel qu’est la protection de la liberté individuelle.

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Ce recentrement signait dès lors l’abandon de tout projet de promotion de l’autonomie de l’ensemble des citoyens qui emprunterait les chemins politiques et collectifs de la construction d’une structure sociale et institutionnelle. C’est ce que Judith Shklar, dont l’œuvre est le sujet du premier chapitre de cet essai, a appelé le « libéralisme de la peur », un libéralisme où l’autonomie ne serait pas la conséquence d’une structure sociale et politique, mais résulterait au contraire de la protection des droits de l’individu contre les errements d’une telle entreprise : la liberté contre l’ État et non pas par l’État[2]. Cette version rétrécie du libéralisme serait malheureusement, d’après Moyn, la seule que nous connaissons aujourd’hui.

La conséquence de ce redimensionnement majeur aura en effet été d’occulter la très riche contribution que la pensée libérale avait apportée – avant la Seconde Guerre mondiale – à l’idée d’émancipation, c’est-à-dire à l’idée d’une production de l’autonomie de l’ensemble des individus dans l’histoire par le moyen de la politique. Cette occultation, à son tour, a laissé le champ libre au communisme, qui a ainsi pu se présenter comme l’unique héritier de la philosophie des lumières et prétendr


[1] Liberalism Against Itself. Cold War Intellectuals and the Making of our Times, Yale University Press, 2023.

[2] Judith Shklar, « The liberalism of fear » in N. Rosenblum, (ed.) Liberalism and the Moral Life, Harvard University Press, 1989; Cf. B. Yack ( ed.), Liberalism Without illusions. Essays on the Liberal Theory and Political Vision of Judith N. Shklar, University of Chicago Press, 1996.

[3] Une réalité que percevait très clairement, au milieu du XIXe siècle, un auteur comme C. Dupont White dans L’individu et l’État , 3ème édition, Paris, Guillaumin, 1865.

[4] Cf. J. Cowie, Freedom’s Dominion. The Saga of White Resistance to Federal Power, Basic Books, 2022; J.W. Singer, No Freedom Without Regulation, The Hidden Lesson of the Subprime Crisis, Yale University Press, 2015.

[5] Aux côtés de la liberté de pensée, de la liberté de religion et de la liberté par rapport à la peur (freedom from fear) ; cf. H. R. Kaye, The Fight for the Four Freedoms. What Made FDR and the Greatest Generation truly Great, Simon and Shuster, 2015; M. Jones, « Freedom from want » in J. Engel ( ed.), The four Freedoms, Franklin D. Roosevelt and the Evolution of an American Idea, Oxford University Press, 2016

[6] Cf. K. T. Gines, Hannah Arendt and the Negro Question, Indiana University Press, 2014.

[7] Un mythe qui n’a cessé d’irriguer la pensée politique américaine jusqu’à aujourd’hui, cf. N. Oreskes & E. Conway, The Big Myth. How American Business taught us to loathe Government and love the Free Market, Bloomsbury Publishing, 2023

[8] J. Fishkin & W. Forbath, The Anti-oligarchy Constitution. Reconstructing the Economic Foundations of American Democracy, Harvard University Press, 2022

[9] Jean Jacques Rousseau avait en revanche bien compris que le caractère moral d’un peuple est la conséquence des institutions dans lesquelles il vit, et que les passions violentes ne sont pas la cause naturelle qui fonde la nécessité d’institutions répressives. Au contraire, ce sont les institutions iné

Jean-Fabien Spitz

Philosophe, Professeur émérite à la Sorbonne

Notes

[1] Liberalism Against Itself. Cold War Intellectuals and the Making of our Times, Yale University Press, 2023.

[2] Judith Shklar, « The liberalism of fear » in N. Rosenblum, (ed.) Liberalism and the Moral Life, Harvard University Press, 1989; Cf. B. Yack ( ed.), Liberalism Without illusions. Essays on the Liberal Theory and Political Vision of Judith N. Shklar, University of Chicago Press, 1996.

[3] Une réalité que percevait très clairement, au milieu du XIXe siècle, un auteur comme C. Dupont White dans L’individu et l’État , 3ème édition, Paris, Guillaumin, 1865.

[4] Cf. J. Cowie, Freedom’s Dominion. The Saga of White Resistance to Federal Power, Basic Books, 2022; J.W. Singer, No Freedom Without Regulation, The Hidden Lesson of the Subprime Crisis, Yale University Press, 2015.

[5] Aux côtés de la liberté de pensée, de la liberté de religion et de la liberté par rapport à la peur (freedom from fear) ; cf. H. R. Kaye, The Fight for the Four Freedoms. What Made FDR and the Greatest Generation truly Great, Simon and Shuster, 2015; M. Jones, « Freedom from want » in J. Engel ( ed.), The four Freedoms, Franklin D. Roosevelt and the Evolution of an American Idea, Oxford University Press, 2016

[6] Cf. K. T. Gines, Hannah Arendt and the Negro Question, Indiana University Press, 2014.

[7] Un mythe qui n’a cessé d’irriguer la pensée politique américaine jusqu’à aujourd’hui, cf. N. Oreskes & E. Conway, The Big Myth. How American Business taught us to loathe Government and love the Free Market, Bloomsbury Publishing, 2023

[8] J. Fishkin & W. Forbath, The Anti-oligarchy Constitution. Reconstructing the Economic Foundations of American Democracy, Harvard University Press, 2022

[9] Jean Jacques Rousseau avait en revanche bien compris que le caractère moral d’un peuple est la conséquence des institutions dans lesquelles il vit, et que les passions violentes ne sont pas la cause naturelle qui fonde la nécessité d’institutions répressives. Au contraire, ce sont les institutions iné