Société

De la xénophobie comme « pathologie de l’enveloppe »

Philosophe

Qu’est ce que nous dit de l’état de nos démocraties l’extension des dispositifs d’inhospitalité des migrants dans les pays occidentaux ? Alors que l’augmentation du nombre des immigrés reste faible, les démocraties devenues inhospitalières se renient elles-mêmes en s’engageant sur la voie du despotisme.

Le jour où j’ai commencé à rédiger ce texte, cinq migrants se sont noyés en essayant de traverser le Pas-de-Calais. Cinq morts qui s’ajoutent aux dizaines de milliers qui ont péri en Méditerranée ou ailleurs en tentant de rejoindre l’Europe. Le même jour, le Parlement britannique a adopté une loi autorisant l’expulsion vers le Rwanda des migrants qui demandent l’asile. Deux semaines plus tôt, le Parlement européen avait ratifié un « Pacte sur la migration et l’asile » qui rendra encore plus difficile l’accès à la « forteresse Europe » et au statut de réfugié.

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Qu’est-ce qui explique l’extension de ce dispositif d’inhospitalité dans les pays occidentaux ? Des études incontestables montrent pourtant que l’augmentation du nombre des immigrés reste très faible : seulement 65.000 par an dans notre pays[1]. D’où provient un tel décalage entre la réalité des faits et leur perception par l’opinion ? Lorsque l’on dénonce une « invasion migratoire » qui conduirait à un « grand remplacement », n’a-t-on pas affaire à un fantasme ? La xéno-phobie n’est-elle pas, comme son nom l’indique, une phobie, c’est-à-dire une pathologie psychique ?

Le recours à la psychanalyse

Pour l’éclairer, il est possible, dans un premier temps, de faire appel à la psychanalyse. On sait que les mouvements xénophobes s’en prennent aux « frontières-passoires » qui laisseraient déferler un flot de migrants. Pourquoi cette représentation trompeuse suscite-t-elle une si intense angoisse chez beaucoup de nos compatriotes ? Il se peut que l’appartenance à une nation se fonde sur le sentiment de former un corps collectif dont les individus seraient les « membres ». C’est de cette manière que les Grecs se figuraient la Cité et l’on désignait jadis le royaume comme un « corps mystique » dont le roi est la tête.

Ce qui caractérise un organisme vivant est d’abord sa clôture qui le différencie et le sépare des corps étrangers. S’il est vrai que l’identité nationale met en jeu une certaine image du corps, la frontière serait alors l’équivalent de la membrane protectrice qui enveloppe notre organisme : la peau est la frontière originaire, l’archi-frontière qui sépare le dedans et le dehors du corps. Or, le psychanalyste Didier Anzieu a repéré l’existence de « pathologies de l’enveloppe » qui affectent ce qu’il nomme le « moi-peau », c’est-à-dire l’enveloppe psychique protégeant le sujet[2]. Elles se caractérisent notamment par le fantasme d’un « moi-peau-passoire » traversé par des « mauvais objets » qui pénètrent dans le corps pour le détruire. Pour résister à cette menace, certains sujets se constituent une « seconde peau », une « carapace » imaginaire censée colmater tous les orifices corporels. Elle élimine ainsi ce qu’Anzieu définit comme la « fonction d’interface » du moi-peau, la porosité de la membrane qui nous permet d’entrer en relation avec les autres.

On retrouve sur le plan collectif ce fantasme d’intrusion et cette formation d’une enveloppe-carapace. Il s’agit à ce niveau de croyances collectives qui s’inscrivent dans des dispositifs de pouvoir et exercent une influence sur la politique des États, mais elles sont la projection des fantasmes individuels d’innombrables sujets qui entrent en résonance et se cristallisent sous cette forme. S’il est si difficile de convaincre par des arguments rationnels un xénophobe que la « submersion migratoire » qu’il redoute n’existe pas, c’est parce que sa croyance trouve sa source dans un fantasme qui s’origine dans son histoire personnelle, si bien qu’il résiste de toutes ses forces à ce qui pourrait la démentir. Cela signifie aussi que le chemin vers l’hospitalité commence en chacun de nous, dans notre relation à notre propre corps, à ce qu’il peut y avoir d’inconnu, d’inquiétant en nous. Pour que je puisse accueillir les étrangers qui arrivent du dehors, il faut me réconcilier avec la part étrangère que je porte en moi.

Toutefois, l’on n’a plus affaire ici à des pathologies individuelles, mais à des phénomènes historiques et sociaux. Sur ce plan, une approche psychanalytique n’est pas suffisante et il faut avoir recours à la philosophie politique. Elle nous apprend que, de Platon à Hegel, la collectivité a été envisagée comme un Grand Corps.

Un grand corps malade

Cette représentation s’impose-t-elle encore dans les sociétés contemporaines ? Selon Claude Lefort, la démocratie moderne se caractérise au contraire par la disparition progressive de la figure du Corps collectif, ce qu’il désigne comme un processus de désincorporation de la société[3]. Lorsqu’elle était figurée comme un corps organique, ses « membres » étaient soumis à une stricte hiérarchie et subordonnés à la « tête », c’est-à-dire au souverain de l’État. Quand cet ordre hiérarchisé se défait, apparaissent des mouvements sociaux qui mettent en question les rapports de domination et de subordination : entre les privilégiés et le Tiers-État, puis entre capitalistes et ouvriers, entre les hommes et les femmes, etc. À chaque fois, un élément dominé et exclu s’efforce de faire reconnaître ses droits au nom d’un idéal d’égalité ; et c’est aussi le cas aujourd’hui du combat pour les droits des migrants et des immigrés.

Bien que Lefort ne l’ait pas abordée, ses analyses peuvent éclairer la question des migrations et des frontières, ainsi que l’accroissement de la xénophobie. En effet, tout laisse à penser que la démarcation entre le national et l’étranger se fonde sur la représentation de la société comme un corps où la frontière joue le rôle de la peau. Il s’ensuit que le processus de désincorporation affecte également les frontières des nations. Il ne les abolit pas, mais tend à les démocratiser, à en faire des lieux de passage ouverts sur le dehors, et non des barrières étanches[4]. Puisque cette dynamique favorise l’apparition d’une communauté mondiale – ce que Kant appelait la « société cosmopolitique » –, on peut la définir comme une mondialisation démocratique. Il importe de la distinguer de la globalisation de l’économie qui aggrave les inégalités et la dévastation de la Terre[5]. On soutient parfois que la globalisation économique, en affaiblissant la souveraineté des États-nations, provoque par contre-coup une résurgence du nationalisme et incite les États à ériger autour d’eux des murs visibles ou invisibles[6]. Pourtant, même si elle y contribue, la globalisation de l’économie n’est pas la principale cause de l’accroissement de la xénophobie : ce qui déconstruit les frontières, c’est la désincorporation des corps politiques, le devenir-monde de la démocratie.

Nous avons vu que l’on retrouve sur le plan collectif les mêmes fantasmes que ceux qui affectent les corps individuels. La désincorporation du Grand Corps réveille ainsi une angoisse qui remonte à la petite enfance : celle d’être un corps morcelé, envahi par des mauvais objets extérieurs. C’est pourquoi la dynamique de la démocratie suscite d’intenses résistances. Lefort interprète les mouvements totalitaires du XXe siècle – fascisme et stalinisme – comme des tentatives visant à réincorporer la société, à reconstituer un Corps-Un où la communauté fusionne avec l’État et son Chef. L’élément exclu que la démocratie s’efforçait d’intégrer se trouve alors rejeté au-dehors. Il réapparaît sous la forme fantasmatique d’un Ennemi étranger infiltré au sein du peuple et qui doit être exterminé.

Parce qu’il s’appuie sur la peur et la haine d’un xénos, d’un étranger dangereux, le totalitarisme est fondamentalement xéno-phobe. Or, c’est la même haine de l’Étranger – et le même culte du Chef – qui réapparaissent de nos jours dans les mouvements populistes. Cela ne veut pas dire qu’ils soient « totalitaires » au sens strict du terme. Ils ne visent en effet qu’à une réincorporation partielle du Grand Corps. Celle-ci concerne avant tout l’enveloppe protectrice, la « peau » de la nation, c’est-à-dire sa frontière dont la fonction de barrière est affectée par la dynamique démocratique. Ces mouvements représentent malgré tout une grave menace, car les mesures de contrôle, de répression et d’exclusion dirigées contre les migrants pourront être facilement appliquées par la suite aux opposants et aux minorités.

Autant dire qu’une démocratie qui devient inhospitalière se renie elle-même et se met en danger : elle s’engage sur le chemin dangereux qui mène au despotisme. Ainsi, le droit des étrangers à venir ici et à devenir des citoyens est-il indissociable du droit des citoyens à vivre librement ici. Le combat pour défendre la démocratie contre tout ce qui la menace ne fait qu’un avec le combat pour l’hospitalité.

NDLR Jacob Rogozinski a récemment publié Inhospitalité aux Éditions du Cerf en mars 2024.


[1] Comme le montrent entre autres les travaux de François Héran et de Hervé Le Bras.

[2] Voir son principal livre, Le Moi-peau, Dunod, 1994. Il a étendu sa théorie à l’analyse des phénomènes collectifs dans Le Groupe et l’Inconscient, Dunod, 1999.

[3] Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard, 1981.

[4] Sur l’exigence de « démocratiser les frontières », renvoyons aux travaux d’Étienne Balibar, comme Les frontières de la démocratie, La Découverte, 1992, et Droit de cité, PUF, 2002.

[5] Sur la distinction entre « mondialisation » et « globalisation », voir La création du monde de Jean-Luc Nancy, Galilée, 2002.

[6] C’est la thèse défendue par Wendy Brown dans Murs, Les Prairies ordinaires, 2009. Voir les critiques que lui adressent Pierre Dardot et Christian Laval dans Dominer, La Découverte, 2020, p. 662-668.

Jacob Rogozinski

Philosophe, Professeur émérite à la Faculté de philosophie de Strasbourg

Notes

[1] Comme le montrent entre autres les travaux de François Héran et de Hervé Le Bras.

[2] Voir son principal livre, Le Moi-peau, Dunod, 1994. Il a étendu sa théorie à l’analyse des phénomènes collectifs dans Le Groupe et l’Inconscient, Dunod, 1999.

[3] Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard, 1981.

[4] Sur l’exigence de « démocratiser les frontières », renvoyons aux travaux d’Étienne Balibar, comme Les frontières de la démocratie, La Découverte, 1992, et Droit de cité, PUF, 2002.

[5] Sur la distinction entre « mondialisation » et « globalisation », voir La création du monde de Jean-Luc Nancy, Galilée, 2002.

[6] C’est la thèse défendue par Wendy Brown dans Murs, Les Prairies ordinaires, 2009. Voir les critiques que lui adressent Pierre Dardot et Christian Laval dans Dominer, La Découverte, 2020, p. 662-668.