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Ce que la guerre fait au Soudan

Journaliste

Les révolutionnaires de 2018 voulaient un nouveau Soudan. En 2023, les deux généraux Hemetti et Abdelfattah al-Bourhan désintègrent le pays dans un conflit d’une extrême brutalité, où l’appartenance géographique et ethnique est fondamentale. Human Rights Watch décrit des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et un possible génocide. À court terme, 5 millions de personnes risquent de mourir de faim.

Voici plus de treize mois que deux généraux ont entrepris de désintégrer le Soudan. Bien sûr, ils se récrieraient face à une telle affirmation, chacun arguant vouloir sauver le pays, la nation, le peuple. Pourtant la guerre qu’ils se mènent est bel et bien une entreprise de désintégration du pays.

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Territoriale, d’abord. « J’ai le sentiment que nous avons déjà perdu le Soudan, nous a affirmé avec une insondable tristesse Sojoud El Garrai, activiste, féministe, engagée dans le travail humanitaire, et aujourd’hui exilée à Kampala, capitale de l’Ouganda. Le pays est coupé en deux, physiquement et dans les esprits. » La ligne de séparation des belligérants court, en gros, du nord au sud. A l’est, les Forces armées soudanaises (SAF, selon l’acronyme anglais couramment usité), dirigées par le général Abdelfattah al-Bourhan, proche des cercles islamistes du régime d’Omar al-Bachir, le dictateur renversé en avril 2019. À l’ouest, les Forces de soutien rapide (RSF), du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, issu d’une tribu de nomades éleveurs de bétail de l’ouest du pays, et surtout ancien chef des janjawid, miliciens supplétifs de Khartoum pendant la guerre du Darfour à partir de 2004.

D’avril 2023 à décembre 2023, le front a peu bougé. Chacun des belligérants a consolidé ses positions dans ses fiefs : RSF au Darfour et SAF à l’est et au nord. Mi-décembre, les RSF ont effectué une percée importante vers l’est, « avalant » l’État de la Gezira, et portant le fer et le feu en terre SAF. Un traumatisme pour la population, d’autant que l’armée s’est retirée sans combattre. Cette ligne qui sépare les deux belligérants correspond, à grands traits, à la division historique, géographique et ethnique des deux forces en présence. Les RSF sont issues des tribus arabes de la province occidentale, ainsi désignées car leur langue maternelle est l’arabe et qu’elles prétendent descendre d’un même ancêtre. Ce qui les différencie des communautés non arabes de la même région. Les SAF reflètent la diversité géographique et ethnique du Soudan, mais leur état-major et leurs officiers sont, dans leur grande majorité, issus des populations de la vallée du Nil. Ces « enfants du pays », comme ils aiment à se définir, ont formé l’élite dirigeante du pays, politique et économique, depuis son indépendance, avec un mépris certain pour les « périphéries ».

C’est une rivalité ancienne, donc. Elle a été un temps masquée par leur complicité dans les crimes commis ensemble lors des guerres du Darfour à partir de 2004 et des Monts Nouba. Elle a été mise sous le boisseau quand il s’est agi, pour les deux généraux, d’abattre la révolution menée par les civils contre le régime d’Omar al-Bachir à partir de décembre 2018, puis la transition démocratique après le renversement du vieux despote. Abdelfattah al-Bourhan et Hemetti ont, main dans la main, commis un coup d’État en octobre 2021, et réussi à mettre fin au pouvoir des civils. À partir de là, leurs agendas ont divergé. Al-Bourhan, soutenu par les islamistes de l’ancien régime, a voulu mettre au pas Hemetti, devenu trop gourmand et trop ambitieux. Les RSF, de miliciens, s’étaient transformé en armée bis. Presque aussi nombreuses que les SAF, mieux armées, mieux entraînées, plus motivées.

Le 15 avril 2023, l’affrontement a commencé. « Deux armées pour un seul pays, c’est trop, m’avait dit un ami soudanais, fin observateur de son pays, en mars 2023, dont nous tairons le nom car il est encore au Soudan. Ces deux généraux vont finir par les lancer l’une contre l’autre, et la guerre sera dans Khartoum. » Il n’était pas le seul, alors, à prévoir l’affrontement. « Seulement nous nous bercions d’illusions, reprend Sojoud El Garai. Nous pensions que l’armée aurait raison des RSF en quelques jours. Les RSF ont prouvé qu’ils étaient de bons combattants, et déterminés. » « Je n’ai pas été surpris par la guerre, j’analysais ses ferments depuis des mois, mais je l’ai été par son ampleur, et par le fait qu’elle commence à Khartoum », explique Moneim Adam, avocat, directeur des programmes de Sudan Human Rights Hub, organisation de défense des droits humains. La désintégration du pays a commencé par la destruction de sa tête. L’État soudanais avait beau être fédéral, il est en fait très centralisé. Et c’est là que la guerre a éclaté le 15 avril 2023, dans la capitale, union de trois villes, Omdourman l’historique, Khartoum l’anglaise, Bahri la moderne. En ce lieu symbolique, où les deux Nil, le Blanc et le Bleu, se rejoignent et se mêlent pour devenir le Nil. Où tout se décidait au Soudan, la politique, l’économie, la culture, la paix et la guerre.

Depuis plus d’un an, Khartoum n’est plus qu’un champ de bataille. Tenu majoritairement par ceux qui lui sont étrangers : les RSF. Les hommes de Hemetti, arrivés en masse du Darfour, y appliquent les méthodes des janjawid. Ils ont pillé les quartiers résidentiels, brûlé les marchés, parmi lesquels l’immense souk d’Omdourman, joyau populaire et bruissant. Ils ont détruit les administrations, les hôpitaux, les universités, les clubs, les commerces. Les SAF, de leur côté, battus dans la bataille urbaine, ont utilisé et utilisent toujours leur grand avantage : le contrôle des airs. Les avions de chasse bombardent Khartoum. Un habitant resté dans la capitale décrit la ville et la vie dans un blog publié par le magazine en ligne Ayin, producteur d’enquêtes de grande qualité sur le Soudan. Cette personne, dont l’identité est tue, pour d’évidentes raisons de sécurité, écrit ainsi : « Des équipes de jeunes ont vu le jour, déterminées à assurer un minimum de protection contre les groupes armés de plus en plus nombreux, en particulier les membres des Forces de soutien rapide. Cette douloureuse réalité a incité les habitants isolés à inventer des méthodes pour faire face à la situation. Les hommes se rassemblaient dans les quartiers à l’ombre des arbres et les femmes à l’intérieur des maisons, ils cuisinaient ce qu’ils avaient dans les cours et le mangeaient collectivement. C’est le mode de vie de tous ceux qui sont restés dans la capitale soudanaise, en particulier dans la zone sud de Khartoum. »

Tous ceux qui pouvaient fuir l’ont fait, vers les provinces du nord et de l’est, vers les pays voisins, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Érythrée, majoritairement, et puis un peu plus loin, le Kenya, l’Ouganda. Ce qui reste de l’administration centrale s’est déplacée à Port Soudan. La grande ville sur la mer Rouge se donne des airs de capitale de substitution, mais, trop longtemps délaissée, elle n’en a aucune des infrastructures. Rien que dans les premières semaines, un demi-million de personnes ont quitté la capitale pour Wad Madani, à 170 km au sud-est de Khartoum. La grande ville de l’État de la Gezira, grenier agricole du pays, devient le poumon du pays. Les ONGs internationales, les agences onusiennes y stockent matériel médical et vivres. Les hôpitaux de la capitale s’y transportent, les banques aussi. Mi-décembre, les RSF s’emparent de la ville, et puis de l’État tout entier sans même avoir à combattre. Un cran de plus est franchi dans la désorganisation mortelle du pays. Les stocks de matériel médical et de nourriture, entreposés par les ONGs internationales et les agences onusiennes à Wad Madani, sont pillés. Le Programme alimentaire mondial (PAM) avait par exemple dans ses entrepôts de quoi nourrir un million de personnes.

La crise des déplacés s’aggrave. Des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, déjà épuisés moralement, physiquement et financièrement, doivent quitter le havre précaire de la Gezira. Ils craignent de voir s’y répéter les exactions dont ils ont été témoins à Khartoum. Le sauve-qui-peut est d’autant plus général que les RSF avancent vers Gedaref, à l’est, vers Sennar au sud. « Nous avons mis deux jours à faire 150 km, racontait à l’époque un activiste soudanais qui avait trouvé refuge à Wad Madani. Les routes étaient apocalyptiques. On ne trouvait plus d’essence, ni plus rien à manger. » « Nous avons vu arriver dans l’État du Nil blanc, tout au sud, des gens de Khartoum, auxquels nous avions fourni précédemment des couvertures et quelques effets à Wad Madani après qu’ils avaient fui la capitale, explique Mathilde Vu, chargée de plaidoyer pour le Soudan au sein de l’ONG norvégienne Norwegian refugee council (NRC). Des personnes ont été déplacées deux, trois fois. »

La guerre du Soudan a contraint tout le pays à l’exode. Au 15 mai 2024, l’OIM (agence des Nations-Unies chargée des migrations), indiquait que 2 millions de Soudanais avaient trouvé refuge dans les pays voisins depuis le 15 avril 2023 et 6,8 millions étaient déplacés à l’intérieur des frontières. Sur une population totale de 48 millions d’habitants avant la guerre. Déjà très fragile, le tissu social est désintégré. « Le conflit devient à proprement parler une guerre ethnique, s’alarme Moneim Adam. Il a commencé entre deux institutions, les RSF d’une part et l’armée soudanaise d’autre part. Il s’est transformé en guerre communautaire. »

Un premier épisode terrifiant s’est déroulé à El Geneina, la capitale du Darfour occidental, à quelques encâblures du Tchad. Les violences entre les tribus arabes et les Massalit, l’ethnie non arabe majoritaire dans cette zone y étaient récurrentes même pendant la transition démocratique, les camps de déplacés massalit régulièrement attaqués, contraignant des milliers de personnes à se réfugier dans les écoles et les complexes des administrations publiques. Quelques jours seulement après l’éruption de la guerre à Khartoum, les milices arabes appuyées par les RSF lancent une véritable épuration ethnique contre les quartiers habités par les Massalit et d’autres communautés non-arabes. Des leaders sont assassinés, dont le gouverneur, connu pour être à la tête d’un des groupes de défense massalit. Même quand ces groupes sont défaits et que les Massalit fuient vers le Tchad, les exactions se poursuivent. Les assaillants exécutent les hommes massivement, violent les femmes. Ils attaquent les cortèges qui cherchent à rejoindre le Tchad. Dans une vidéo sans équivoque quant aux intentions de ces miliciens arabes, un homme armé proclame devant la résidence du sultan massalit : « C’en est fini du royaume massalit, c’en est fini ! »

De nouvelles violences reprennent en novembre, les mêmes acteurs visant les mêmes populations dans une ville proche d’El Geneina. Aujourd’hui, un demi-million de personnes sont allées grossir les camps de réfugiés au Tchad, sans plus d’espoir de retour que leurs compatriotes qui y survivent depuis la guerre de 2004. Un rapport de Human Rights Watch, paru le 9 mai 2024, décrit par le menu des « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et un possible génocide. La crainte d’une généralisation des massacres ethniques en une triste redite de la guerre du Darfour de 2004 a été renforcée depuis quelques mois par l’engagement, aux côtés des SAF, d’anciens groupes rebelles du Darfour, signataires de l’accord de paix de Juba en 2020, à majorité zaghawa, une importante communauté non arabe d’éleveurs de bétail. Des attaques ciblant des villages habités par des Zaghawa ont eu lieu en avril et mai. Mi-mai, les RSF ont commencé le siège de la seule ville du Darfour encore contrôlée par les SAF, El Fasher, capitale du Darfour septentrional. Le contrat de non belligérance, négocié par les leaders communautaires et les dignitaires dès le début de la guerre en avril 2003, a volé en éclat. 800 000 personnes étaient, mi-mai, menacées par les bombardements. Beaucoup d’entre elles, déjà déplacées pendant la guerre de 2004, vivaient dans des camps autour d’El Fasher, encerclés et quotidiennement attaqués par les RSF.

« La maison de mon frère aîné a été brûlée, le plus jeune s’est réfugié dans un autre camp, ma mère a fui El Fasher juchée sur un âne, toute la famille est éclatée », déplorait, mi-mai, Ibrahim, un jeune du camp al Salam, dans la banlieue de la capitale du Nord Darfour. Lui était à Khartoum lorsque la guerre a éclaté, il travaillait dans un marché à proximité d’une des plus grosses garnisons des RSF, attaquée par l’armée régulière le 15 avril 2023. Il a passé plusieurs jours terré dans les allées du marché au milieu des cadavres avant de pouvoir s’enfuir. Il a ensuite erré de quartier en quartier, en fonction des combats et des mouvements des RSF dans la capitale. Son ethnie Fur, une des communautés non arabes du Darfour, cible des janjawid dans la guerre de 2004, le désignait comme cible potentielle des paramilitaires. Pas d’argent liquide car toutes les banques avaient été pillées et fermées, donc pas d’achat de nourriture possible, plus de logement, des nuits et des jours à chercher de l’eau, de quoi manger et de quoi s’abriter, de quoi, aussi, recharger son téléphone portable, seul lien avec ses proches et le monde extérieur. Ibrahim n’aurait sans doute pas survécu sans la solidarité entre membres des comités de résistance, réseau de jeunes révolutionnaires. L’errance dans une capitale de huit millions d’habitants dévastée par la guerre a duré plusieurs mois, jusqu’à sa fuite, à pied, vers Renk, le poste frontière avec le Soudan du Sud, à des centaines de kilomètres de Khartoum. À Juba, il a reçu une carte de réfugiés délivrée par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). Voilà Ibrahim dans la cohorte des déracinés, sans espoir proche de retour, à regarder son pays sombrer.

La guerre a changé de nature. D’un conflit entre deux forces armées de taille presque égale, elle est devenue un conflit d’une extrême brutalité dans lequel l’appartenance géographique et ethnique est fondamentale. Les bombardements aériens indiscriminés des SAF qui utilisent notamment des barils d’explosifs, arme peu chère et aveugle, déjà à l’œuvre dans les guerres précédentes, emplissent parfaitement leur office premier : terroriser les populations des zones visées, celles tenues par les RSF, au Darfour, dans les trois États du Kordofan, et à Khartoum. « Nombre de familles qui comptaient des RSF parmi leurs membres tués dans des frappes aériennes veulent maintenant se venger. Pas de l’armée proprement dite, mais de ce qu’elle représente à leurs yeux, c’est-à-dire les habitants du nord du Soudan. Aujourd’hui, leur cible est Shendi et la partie nord du Soudan », explique Moneim Adam. Shendi, ville à 200 km au nord de Khartoum, est le berceau d’Abdelfattah al-Bourhan et le symbole de cette élite militaire, politique et économique qui dirige le Soudan depuis 1956. « Aujourd’hui, quand les RSF capturent quelqu’un du Nord Soudan, ils disent “voilà ceux que nous combattons”, alors que quand ils capturent quelqu’un qui combat avec le SAF mais appartient à une autre communauté que les tribus du Nord, ils disent “tu es notre cousin, pourquoi nous combats-tu ?”. Ce n’est pas officiel de la part des leaders de RSF, mais c’est ce qui se passe sur le terrain », poursuit Moneim Adam.

La lecture ethnique de la guerre est en train de prendre le pas sur toutes les autres.

Un des ferments de cette nouvelle guerre soudanaise réside dans l’opposition, souvent mobilisée par les chercheurs et les observateurs, entre le centre et les périphéries, la vallée du Nil et le nord du pays versus les régions du pourtour, laissées et méprisées par l’État central. Le conflit a radicalisé cette opposition et l’a transformée en haine. « La population se divise d’elle-même selon des lignes ethniques, et les services de sécurité, celles de l’ancien régime d’Omar al-Bachir, qui sont à nouveau à la manœuvre côté SAF, jouent là-dessus, ils ont toujours été très forts en manipulation, s’alarme Abdelbagi Gibril, directeur du Centre d’aide et de documentation sur le Darfour. Le niveau de haine est incroyablement haut et s’accentue chaque jour, sur les réseaux sociaux et sur le terrain. Le pays est en guerre contre lui-même. »

Les habitants du Darfour sont vilipendés, ceux qui appartiennent à des tribus arabes d’où sont issues les RSF, comme ceux des communautés non arabes, pourtant souvent victimes des miliciens affiliés aux premières. Si, au « pays des Noirs » (« bilad as-Soudan » en arabe), tous les habitants ont la peau noire, ces derniers l’ont plus foncée que les autres. Les voilà facilement désignés, dans les régions du nord et de l’est, comme membres de la cinquième colonne, à savoir RSF. « Nous avons connaissance de cas de disparitions forcées liées à l’appartenance ethnique, reprend Abdelbagi Gibril. Il s’agit de Darfouris qui se sont retrouvés dans les États du Nord, soit parce qu’ils étaient déplacés depuis Khartoum, où ils résidaient, par la guerre, soit parce qu’ils travaillaient dans les mines d’or artisanales, nombreuses dans ces zones. Ils ont été appréhendés dans les villes de Dongola, Atbara, Shendi, et personne ne les a revus. Ils ne sont pas en prison. Ils ne sont pas retournés à leur lieu de résidence. Ils se sont évaporés. »

Shams, un activiste soudanais dont nous tairons le véritable patronyme par sécurité, a dû changer de métier avec la guerre. De logisticien, il est devenu chauffeur de taxi. Il parcourt les zones tenues par les SAF, dans l’est et le nord du pays, au volant de sa vieille voiture. Il témoigne du retour en force des islamistes de l’ancien régime et de leur mainmise sur ce qui reste de l’administration centrale : « Ils sont partout. Tout l’appareil de renseignement d’Omar al-Bachir est à nouveau en place, la sécurité générale, les renseignements militaires, la police politique, les escadrons de la mort. Ils ont mis des barrages tous les vingt ou trente kilomètres sur les routes, ils contrôlent tous les mouvements, des gens et des biens. » À ces barrages aussi, ceux qui ont la peau un peu plus foncée que les autres, ou un nom qui les désigne comme membre d’une tribu arabe du Darfour, risquent bien de disparaître : « Ils trient les gens en fonction de leur lieu de naissance et de leur aspect physique, poursuit Shams. Ils font systématiquement sortir de mon véhicule ceux qui viennent du Darfour. Certains sont interrogés et relâchés, d’autres disparaissent. »

La lecture ethnique de la guerre est en train de prendre le pas sur toutes les autres. Elle recouvre les appétits pourtant bien réels de mainmise sur les immenses richesses du Soudan, les terres agricoles, l’or, la gomme arabique, l’uranium, les points stratégiques sur la mer rouge. « Les discours de haine présentent les gens du Darfour comme génétiquement violents, comme des bêtes assoiffées de sang et de sexe dont « nous », les « vrais Soudanais », devrions nous débarrasser pour que le Soudan ait une chance d’être un jour en paix, observe Sojoud El Garrai depuis Kampala. Ils prônent la partition du pays. J’ai l’impression que le Soudan a déjà disparu. » La dissémination des armes vient en appui aux discours de haine. En difficulté militaire, l’état-major du SAF et ses alliés islamistes ont lancé une vaste campagne de mobilisation populaire. Toute personne « en état de porter une arme » se doit de rejoindre les rangs de ces « volontaires ». Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrant des femmes, des jeunes, des vieux, s’entraînant pour défendre leur village, leur ville, leur armée, contre l’ennemi, tentent de faire croire à une adhésion massive. La réalité est moins reluisante. « Les groupes islamistes vont de villages en villages, les leaders communautaires poussent les jeunes à s’engager, ils touchent de l’argent ou des biens sur chaque recrue, explique Shams. Ceux qui s’engagent le font pour le salaire, car il est de plus en plus difficile de nourrir sa famille, la guerre a entraîné une inflation stratosphérique. »

La militarisation de la société rend la guerre plus complexe. Dans les deux camps, des conflits internes émergent. « Un commandant des RSF a quitté Khartoum précipitamment mi-mai pour convaincre deux des plus importantes tribus arabes du Darfour, piliers des RSF, de faire la paix entre elles, souligne Moneim Adam. Tant qu’elles ont un objectif commun, sur un champ de bataille, l’union prévaut. Mais quand la victoire est acquise, les divisions apparaissent et des mini guerres éclatent. Hemetti perd le contrôle de ses troupes sur le terrain. En face, on observe le même phénomène. Dans l’état-major, certains veulent négocier, d’autres refusent. Des islamistes ont menacé al-Bourhan s’il acceptait de s’asseoir à la table des négociations. » Au début de la guerre, le 15 avril 2023, on pouvait penser au modèle libyen de deux forces s’affrontant et d’un pays coupé en deux. Aujourd’hui, c’est plutôt l’exemple somalien qui vient en tête.

Insécurité alimentaire, voire famine, compris. Le 20 mars dernier, devant le conseil de sécurité de l’ONU, Edem Wosornu, directrice des opérations et du plaidoyer de l’OCHA, évoquait un « véritable cauchemar », avertissant d’une « situation d’insécurité alimentaire de grande ampleur, qui se détériore rapidement ». Tous les indicateurs sont au rouge. Selon Fews net (Family early warning system network), une organisation de documentation et de prévention des famines et de l’insécurité alimentaire fondée par Usaid, l’ensemble du pays subit une crise alimentaire. Cette crise est aiguë dans certaines régions. Dans d’autres, la famine est déjà là. À court terme, 5 millions de personnes risquent de mourir de faim. 25 millions, soit la moitié de la population, auront besoin d’assistance cette année. Dans les régions du Darfour et de la Gezira, les récoltes n’ont pas pu avoir lieu, ni les semailles. « Les réserves de nourriture et de semences ont été pillées, les fermes détruites, les paysans ne peuvent pas se rendre sur leurs terres sans risquer d’être attaqués, constate Abdelbagi Gibril. Et en plus, les organisations humanitaires sont très peu nombreuses aujourd’hui, elles sont mêmes totalement absentes de certaines zones. »

Insécurité et entraves à la distribution de l’aide : la mécanique de la catastrophe humanitaire. « Cette crise humanitaire, l’une des plus sérieuses au monde, est créée par l’homme, affirme Kholood Khair, fondatrice et directrice du think tank Confluence advisory. Comme l’a pratiqué Omar al-Bachir en son temps, Hemetti et Abdelfattah al-Bourhan utilisent la faim comme arme de guerre, pour contrôler le territoire, affaiblir les populations qu’ils jugent hostiles, faire avancer des revendications politiques. Je ne suis pas certaine que la communauté internationale ait compris que la famine n’est pas une conséquence naturelle de la guerre, mais une création. » Les ONGs internationales sont soumises au contrôle du HAQ, un organisme qui existait déjà sous Omar al-Bachir et qui a repris ses habitudes bureaucratiques tatillonnes relevant de la surveillance politique. Il empêche l’aide débarquée à Port Soudan, sous contrôle des SAF, d’atteindre les zones tenues par les RSF, en particulier Khartoum et le Darfour. Les autorités de Port-Soudan interdisent aussi tout passage par la frontière tchadienne, sauf en un poste frontière, au nord de la région. Passer outre est simple sur le terrain car l’armée soudanaise ne contrôle pas la frontière, aux mains des RSF. Mais c’est, pour les organisations contrevenantes, prendre le risque de se voir bloquer à Port Soudan. Résultat, des zones entières, dans l’ouest et le sud du pays, n’ont pas vu un seul camion d’aide depuis des mois. Et comme les récoltes ont été perdues, la faim gagne.

« Il faudrait pouvoir créer des corridors et des zones sécurisées pour pouvoir distribuer non seulement de la nourriture, mais des semences, des fertilisants, et garantir aux agriculteurs l’accès à leurs champs. Malheureusement, nous n’avons pas le début d’un mécanisme de ce type », regrette Kholood Khair. Comme beaucoup, alors que la saison des pluies vient de commencer, elle a les yeux fixés vers les récoltes de septembre-octobre, qui risquent d’être réduites à la portion congrue. « Franchement, je ne vois pas de lueur d’espoir, soupire Moneim Adam. Cette guerre est partie pour durer trois décennies, le temps que les belligérants se fatiguent et qu’il n’y ait plus personne pour combattre. Mais le Soudan ne sera plus jamais le même. Peut-être sera-t-il fractionné en trois, quatre, cinq Soudan. »

Les révolutionnaires de 2018 ambitionnaient de construire un nouveau Soudan, qui inclurait tous ces citoyens. Les généraux de 2023 ont décidé, plutôt de laisser émerger ce pays où ils n’avaient plus leur place, de s’en emparer. Et faute d’y réussir, de le détruire, systématiquement.


Gwenaëlle Lenoir

Journaliste, Spécialiste du Moyen-Orient et de l'Afrique de l'Est