Cinéma

Journal emmuré – sur Personnalité réduite de toutes parts de Helke Sander

Critique

Film d’amitié et d’engagement, capsule temporelle et idéologique du Berlin-Ouest des années 70, jalon du cinéma féministe, vrai-faux journal filmé, doublé d’une réflexion sur la valeur du témoignage photographique : Personnalité réduite de toutes parts est une pépite signée lke Sander. Vous avez jusqu’au 31 juillet pour la voir sur arte.fr

Un des meilleurs films allemands des années 70 est disponible sur Arte là, maintenant, tout de suite, et peu d’entre vous, sans doute, l’ont vu. Quelle rareté d’Herzog, Wenders, Fassbinder ou Schroeter est sur leur plate-forme en ce moment ? Aucune œuvre de ces cinéastes ! Mais Personnalité réduite de toutes parts d’Helke Sander, un jalon du cinéma féministe, une capsule temporelle et idéologique du Berlin-Ouest des années 70, un film d’amitié et d’engagement, un vrai-faux journal filmé, doublé d’une réflexion sur la valeur du témoignage photographique.

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Bref, une pépite dont on ne s’explique pas qu’elle soit restée si méconnue sous nos latitudes depuis plusieurs décennies. Remercions donc La Lucarne, case réservée au « documentaire d’auteur, résolument excentrique, étrange, poétique, punk, intime » (autant de qualificatifs promotionnels de la chaîne qui pourraient s’appliquer au film) de (re)mettre cette œuvre essentielle à portée de clic.

Sa réalisatrice n’est pourtant pas une inconnue en Allemagne. Helke Sander (âgée aujourd’hui de 87 ans) est une figure historique du féminisme allemand, dont la pratique du cinéma est toujours allée de pair avec son activisme. Elle s’est notamment fait connaître en 1968 en créant les premières crèches autogérées à Berlin-Ouest puis par une action retentissante, le 13 septembre 1968 : un jet de tomates sur Hans-Jurgen Krähl, leader du SDS (union socialiste allemande des étudiants), happening stigmatisant le peu d’attention accordée au quotidien des femmes par les partis de gauche, pourtant, a priori, sa famille idéologique « naturelle ».

Tourné presque dix ans plus tard, Personnalité réduite de toutes parts poursuit cette exploration de l’intime et du politique, en l’ancrant dans la vie quotidienne d’une photographe de 34 ans, Edda, interprétée par la réalisatrice en véritable alter-ego autofictionnel.

Le film chronique sur quelques semaines sa vie de mère célibataire (un jeune garçon à élever), luttant pour son indépendance (artistique et financière), et préparant une exposition au sein d’un collectif de femmes photographes. Les séquences cultivent volontairement l’ambiguïté « documenteuse » (captations ou scènes écrites ?) : Edda couvre un meeting politique, Edda présente ses images à un journaliste du Stern, Edda débat avec ses collègues des meilleures stratégies de présentation. Elles sont rythmées par une voix off qui oscille entre interrogations intimes à la première personne (Edda, la free-lance fait sa comptabilité de tête) et narration extérieure « à la troisième personne », ponctuée de saillies désarmantes, ainsi : « Elle aimerait réfléchir à la question suivante : quand une cuisinière doit-elle apprendre à gérer les affaires de l’État ? ».

Ce flux de conscience trouve un écho avec les nombreux travellings dans la ville, souvent pris depuis une voiture. Autant de mouvements lancinants signifiant que la vie reste une perpétuelle équation. Les oscillations de la voix off entre « objectif » et « subjectif » témoignent des perpétuelles négociations avec soi-même pour (tenter de) résoudre cette perpétuelle énigme du quotidien.

Nous sommes donc en mars 1977, un mois comme un autre, même si, à la même époque, David Bowie sort de Low avant de s’apprêter à enregistrer Heroes, les deux premiers volets de sa trilogie berlinoise. Berlin, le Mur, sa désolation. La ville est alors un îlot occidental dont les habitant.e.s butent rapidement sur les limites. La saisissante ouverture de Personnalité…, en un long travelling latéral sur les façades de la ville, marque déjà une absence de profondeur. Les barrières sont déjà là. Le Mur ne vient que les conforter.

Au rythme de ce mouvement, la bande son consistant en un montage d’extraits de bulletins radio – de la radio est-allemande à France Inter – semble encore à la recherche de la bonne fréquence. S’opère alors une dissociation. Si l’horizon est restreint – d’autant plus que le sens du mouvement (de la droite vers la gauche du cadre) peut s’interpréter comme un retour en arrière – les ondes sonores passent allègrement les barrières et même les frontières.

Espaces contraints et paroles (plus ou moins) libres. Et inversement : les vastes étendues à proximité du Mur sont les espaces les plus surveillés, tout en servant d’écrin à l’expression des slogans contestataires. Tout le film évoquera ce jeu (à tous les sens du terme) sur les possibles espaces de liberté et prises de paroles autorisées (ou non), (auto)censurées ou non dans l’espace public ou collectif. Avec toujours cette exigence de ne pas rentrer dans une case, surtout pas pour Edda celle de la « photographe de portraits de femmes », ce à quoi ses commanditaires voudraient justement la « réduire ».

35 ans après la chute du Mur, le film n’a rien perdu de sa pertinence.

Ce qui se joue derrière les pérégrinations et rendez-vous d’Edda dépasse ce contexte d’époque : pointer les ambiguïtés de la commande publique (celle d’une exposition qui voudrait montrer un autre regard sur Berlin, mais qui reste un regard autorisé) comme la condescendance, et même la prédation sexuelle sous-jacente, des barons du monde culturel local. S’il y a une émotion certaine à (re)découvrir ce journal emmuré, comme un secret scellé dans le mortier du Mur, le film n’a rien perdu de sa pertinence 35 ans après la chute du même Mur, tant il met à jour d’autres hiatus et barrières qui sont malheureusement loin d’être tombées.

Synchrone avec les premiers Nanni Moretti, le film partage avec l’éruptif Romain, cette conviction que le « Je », même très personnalisé, est aussi un « Nous ». Ce rapport lucide entre l’individuel et le collectif, cet aller-retour entre réflexion solitaire et action de groupe alimente un dialogue critique avec son propre camp. D’où une essentielle interrogation d’artiste et militante. Doit-on attendre d’une photographe féministe qu’elle ne produise que des images ou portraits de femmes ? Edda s’autorise à dresser l’instantané d’une ville fracturée et d’un milieu institutionnel clivé. Ce faisant, elle pourra situer avec encore plus de netteté sa place de femme, d’artiste et d’activiste, comme celles de ses comparses.

Edda court la commande (photos d’un meeting politique, d’une kermesse pour seniors ou même d’arrestations policières en pleine nuit, « à la Weegee ») et espère vendre des images qui lui tiennent plus à cœur (une manifestation féministe de 6000 participantes à la tombée de la nuit, pour se réapproprier l’espace public à l’heure où les femmes ont peur de sortir dans la rue). Mais son téléobjectif vise d’emblée plus loin, au-delà de la frontière. Dans l’une des premières séquences, elle se tient sur la rive de la Spree, à distance de la voie ferrée, attendant le passage du dernier train à vapeur Berlin-Hambourg pour une photo qu’elle pourra vendre 32 marks. Ironiquement, la séquence évoque Wenders (l’attente dans les étendues interstitielles entre les deux Berlin) mais comme si ce cinéma éthéré avait été corrigé par Akerman (la litanie du quotidien comme suite de tâches laborieuses et soumises à transaction). Il est d’ailleurs fort possible qu’Helke Sander ait voulu répondre immédiatement à deux films jalons de la modernité : News from Home (Chantal Akerman 1977) – journal intime en résonance avec des vues de la ville, longs travellings latéraux urbains, figure que l’on retrouvera plus tard chez Jarmusch – et Alice dans les villes (Wim Wenders 1974) – un photographe et un enfant.

Comme dans ces deux glorieux modèles, Helke Sander met l’image photographique à l’épreuve du cinéma, déjà en adjoignant à la tenue de l’image noir et blanc et des cadres soigneusement composés, le temps et le mouvement. Surtout, en mettant en situation urbaine la présence physique des photographies. Préférant représenter ce qui unifie Berlin plutôt que ce qui la divise, Edda présente ses séries de photos en vis-à-vis, induisant un malicieux jeu de comparaison. À l’Est comme à l’Ouest, les hommes ont la même habitude « germano-ringarde » du dimanche : laver leurs voitures. À l’Est comme à l’Ouest, des inscriptions sont lisibles dans l’espace public. À l’Est, elles sont officielles. À l’Ouest, officieuses. Quant à l’accrochage bout-à-bout des photographies en frise à hauteur d’œil, il évoque autant un story-board que l’horizontalité du Mur.

L’écran de cinéma devient souvent une surface plane, une cimaise non seulement pour les propres images fabriquées par Edda, mais aussi pour un patchwork personnel. Comme cet étonnant aparté où l’écran se divise en plusieurs fenêtres accueillant les œuvres d’artistes-sœurs contemporaines (Invisibles Adversaires de Valie Export, Film about a woman who… d’Yvonne Rainer, Der Scharfrichter [Le Bourreau] d’Ursula Reuter Christiansen). Insolite mosaïque manifeste où voisinent films de famille et images provocantes.

À l’inverse, ce jeu de supports se décline aussi en trois dimensions, remettant en jeu la profondeur de champ, profondeur urbaine qui devient spécifiquement à Berlin une profondeur sociale et historique. En témoignent deux étonnants happenings où les photographies sortent dans la rue. Une vue plongeante d’un angle du Mur est tirée sur un format 4×3, puis baladée dans la ville. De la même taille que les panneaux publicitaires, l’image passe inaperçue. Posée contre le Mur, à l’endroit même où l’image a été prise (dans un savoureux jeu d’emboîtement entre motif et support), elle devient minuscule. Quelle taille fera-t-elle ensuite posée contre la clôturer d’un jardinet ou sur le mur d’enceinte d’un site industriel ? Jamais vraiment la bonne, jamais vraiment à sa place. Que faire de cette image trimballée, tour à tour encombrante et dérisoire ?

Ce jeu entre échelle humaine et échelle urbaine se développe dans la séquence suivante, où les photographes invitent le public à gravir un petit belvédère au pied du Mur. L’ascension est accompagnée par un lent travelling vertical, contrepoint aux lancinantes déambulations horizontales du film. Au sommet, s’ouvre un rideau pour que l’Ouest regarde l’Est. Cachée puis dévoilée, la ville et leurs habitants se regardent eux-mêmes en chien de faïence.

De fait, le Mur n’est plus tant un obstacle qu’un révélateur, voire un support d’expression. Certes, « c’est nous que le Mur enferme » signale Edda en voix-off, mais c’est aussi le Mur qui permettra aux images d’Edda et de ses camarades de ne pas être cantonnées aux cimaises des galeries et de trouver leur force d’interpellation. Dans la suite de sa carrière, Helke Sander tournera d’autres films d’intervention, notamment, dans les années 80, une série de courts-métrages behavioristes, « histoires vraies » souvent glaçantes, glanées dans les rapports de police (Aus Berichten der Wach und Patrouillendienste). Ainsi, ce fait-divers où une mère de famille grimpe jusqu’au sommet d’une grue à Hambourg et s’y attache avec ses enfants pour réclamer un logement décent.

Si Personnalité… n’a rien perdu de son acuité, c’est aussi qu’il se double d’une dimension poétique (un cours d’aïkido comme une véritable chorégraphie entre combattants agenouillés) et philosophique. Citant Thomas Brasch, Edda / Sander ose un théorème hardi sur la (dés)union : « Toute chose est entière et quand on la divise, elle redevient entière ». À quoi pense-t-elle ? A Berlin, à son couple (le compagnon « grand enfant » ne fait que passer), à sa propre personnalité en quête de complétude ? Sans doute, à tout cela, à la fois. C’est ce qui rend le film si poignant, irréductible à tout discours. Une œuvre de cinéma tout entier.

Personnalité réduite de toutes parts d’Helke Sander, disponible jusqu’au 31 juillet sur Arte.tv.


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