Savoirs

Beauvoir-Fanon : comment une réconciliation impossible suscite l’imagination

Philosophe

La rencontre « manquée » entre les deux penseurs, en juillet 1961 à Rome, met au jour l’absence de scène commune entre une pensée du patriarcat vécu par les femmes blanches, et une autre du racisme colonial français. Mais donne justement l’occasion de revenir sur la question des alliances depuis lesquelles lutter contre les oppressions. De même que sur les concepts de singularité, d’universel, de personnel et de politique.

Fin juillet 1961, pour la première et dernière fois, Simone de Beauvoir et Frantz Fanon se rencontrent quelques jours à Rome aux côtés de Jean-Paul Sartre et de Claude Lanzmann, peu avant que Sartre ne rédige sa Préface aux Damnés de la terre.

Sartre et Beauvoir, signataires du Manifeste des 121 (« Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ») étaient alors régulièrement menacés de mort par l’OAS, organisation terroriste d’extrême-droite, et cherchaient à s’éloigner de Paris ; le 19 juillet, quelques jours avant d’arriver à Rome, une bombe explosa dans l’entrée de l’appartement que Sartre avait déserté. Le séjour de Fanon à Rome avait, lui, pour motif la rencontre avec Sartre et des soins en station thermale relatifs aux suites d’une blessure à la colonne vertébrale. Il revenait dans la ville où il avait dû, par le passé, déjouer une menace d’assassinat et craignait un nouvel attentat contre sa vie.

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Entre Fanon et Beauvoir, nul dialogue véritable ne se noua à ce moment-là, en dépit d’une sympathie et d’un respect mutuels. Les conversations se tinrent essentiellement entre Sartre et Fanon autour de la Critique de la raison dialectique (1960) dont la lecture avait nourri nombres d’analyses des Damnés de la terre. Fanon jugea Beauvoir un peu trop pusillanime (« je n’aime pas les gens qui s’économisent » aurait-il confié à Lanzmann), celle-ci interrompant souvent les discussions nocturnes et menant à Rome un style de vie (restaurants, visites des ruines etc.) en rupture totale avec ses propres préoccupations[1].

De ricochet en ricochet, l’anecdote révèle une discordance d’expériences de vie : l’entrechoquement des choix qui donnent aux existences leur pli et les embarquent dans des directions divergentes. Celle, pour Fanon, d’une pratique psychiatrique résolument émancipatrice, d’un engagement au sein de la résistance nationale en Algérie dès 1954 puis aux côtés du FLN en Tunisie (via le journal El Moudjahid), et de l’élaboration d’une


[1] Sur cette séquence, voir David Macey, Frantz Fanon. Une vie, La Découverte, 2013, p. 484-489 et Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Seuil, 2011, p. 285-286.

[2] Matthieu Renault, « Le genre de la race. Fanon lecteur de Beauvoir », Actuel Marx, vol. 55, n°1, 2014, p. 36-48.

[3] Hourya Bentouhami-Molino, Nacira Guénif, « Avec Colette Guillaumin : penser les rapports de sexe, race, classe. Les paradoxes de l’analogie », Cahiers du Genre, 2017/2 (n° 63), p. 205-219.

[4] Même si la rupture conceptuelle est moins nette qu’elle n’y paraît. Sophie Wahnich rappelle que les révolutionnaires français (notamment Saint Just et Robespierre) ont, depuis une tradition sensualiste, envisagé l’oppression en tant qu’elle s’applique à la fois à un peuple et aux individualités, atrophiant les corps et les cœurs. Sophie Wahnich, La révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Seuil, 2024. En outre, la Révolution française a constitué un modèle pour l’analyse développée par Sartre dans sa Critique de la raison dialectique. Sur la théorisation du droit de résistance à l’oppression sous la Révolution, y compris par l’usage de la Terreur, voir Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la terreur et le terrorisme, La Fabrique, 2003.

[5] Donna Haraway, Manigeste Cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Exils, 2007, p. 118.

[6] Stuart Hall, Identités et Cultures 2. Politiques des différences, trad. A. Blanchard, F. Vöros, Amsterdam, 2013, p. 72.

[7] Sophie Wahnich, La révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Seuil, 2024, p. 77.

[8] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 510.

[9] Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste, Gallimard, 1947, p. 6.

[10] Ibid., p. 6.

[11] Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 1947, p. 179.

[12] Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, La Découverte, 2011, p. 56.

[13] Amia Srinivasan, Le droit a

Mickaëlle Provost

Philosophe, Enseignante à l'Université Paris 1

Notes

[1] Sur cette séquence, voir David Macey, Frantz Fanon. Une vie, La Découverte, 2013, p. 484-489 et Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Seuil, 2011, p. 285-286.

[2] Matthieu Renault, « Le genre de la race. Fanon lecteur de Beauvoir », Actuel Marx, vol. 55, n°1, 2014, p. 36-48.

[3] Hourya Bentouhami-Molino, Nacira Guénif, « Avec Colette Guillaumin : penser les rapports de sexe, race, classe. Les paradoxes de l’analogie », Cahiers du Genre, 2017/2 (n° 63), p. 205-219.

[4] Même si la rupture conceptuelle est moins nette qu’elle n’y paraît. Sophie Wahnich rappelle que les révolutionnaires français (notamment Saint Just et Robespierre) ont, depuis une tradition sensualiste, envisagé l’oppression en tant qu’elle s’applique à la fois à un peuple et aux individualités, atrophiant les corps et les cœurs. Sophie Wahnich, La révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Seuil, 2024. En outre, la Révolution française a constitué un modèle pour l’analyse développée par Sartre dans sa Critique de la raison dialectique. Sur la théorisation du droit de résistance à l’oppression sous la Révolution, y compris par l’usage de la Terreur, voir Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la terreur et le terrorisme, La Fabrique, 2003.

[5] Donna Haraway, Manigeste Cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes, Exils, 2007, p. 118.

[6] Stuart Hall, Identités et Cultures 2. Politiques des différences, trad. A. Blanchard, F. Vöros, Amsterdam, 2013, p. 72.

[7] Sophie Wahnich, La révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Seuil, 2024, p. 77.

[8] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 510.

[9] Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste, Gallimard, 1947, p. 6.

[10] Ibid., p. 6.

[11] Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 1947, p. 179.

[12] Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, La Découverte, 2011, p. 56.

[13] Amia Srinivasan, Le droit a