L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique
Si d’aventure le RN venait à accéder au pouvoir à l’issue des élections législatives ou à l’occasion de la prochaine élection présidentielle – ce second cas s’avérant plus probable que le premier – la responsabilité du journalisme politique s’en trouverait sérieusement engagée. Non pas que les journalistes, dans leur ensemble, souhaitent la victoire de l’extrême droite, une nette majorité d’entre eux votent plutôt à gauche. Ce ne sont pas leurs convictions ou leurs opinions politiques qui doivent être considérées mais bien plutôt leurs manières de faire leur métier : leur pratique professionnelle a permis, depuis plusieurs dizaines d’années, de favoriser et d’entretenir la montée en puissance du Front puis Rassemblement national. Sans doute convient-il d’ailleurs de parler plus précisément d’idéologie professionnelle, au sens qu’en donne la sociologie de l’école de Chicago, celle d’Everett C. Hughes ou d’Anselm Strauss.
Impossible de cerner ici dans le détail l’entièreté des contours de l’idéologie professionnelle dominante du journalisme politique – qui condense et caricature à bien des égards l’idéologie professionnelle du journalisme en général. Arrêtons-nous simplement sur quelques traits saillants, en prenant pour exemple dans l’actualité récente non pas seulement le traitement médiatique de l’extrême droite – dont il a déjà été largement montré combien il a participé de la coproduction de la stratégie de « normalisation » mise en place par Marine Le Pen – mais aussi celui de son adversaire désormais principal, le Nouveau Front Populaire ainsi que celui du bloc macroniste qui a, par deux fois, accédé au pouvoir en cherchant à substituer au traditionnel clivage droite/gauche un « moi et le reste du monde face au RN » qui aura eu pour effet mécanique de renforcer le parti d’extrême droite.
Nous sommes nombreux sans doute, depuis quelques jours, à nous interroger sur les raisons qui poussent la majorité des médias à proposer un traitement de cette nouvelle union de la gauche qui nous apparaît biaisé, traitement qui, du même coup, nous donne le sentiment d’objectivement servir son adversaire principal. Et ceci nous semble d’autant plus irresponsable qu’il ne s’agit pas d’un adversaire ordinaire, mais d’un parti d’extrême droite, dont le programme comporte notamment une mesure illégale, la préférence nationale, qui vient de valoir à ses cadres une réquisition de six mois de prison avec sursis par le procureur du tribunal de Nanterre. Un parti dont les leaders sont encore (et c’est heureux) interdits d’interviews dans de grands titres de la presse, tels Le Monde ou Libération.
C’est ne rien connaître du fonctionnement des médias que d’imputer l’ensemble de ces biais à la personnalité et l’agenda politique de leurs actionnaires ou à la mauvaise foi assumée de leurs présentateurs militants vedettes. Bolloré et ses sbires sont un sérieux problème, ils sont loin d’être tout le problème, et sans doute ne sont-ils pas l’essentiel du problème. Comment comprendre en effet que, sans s’en rendre un instant compte, des journalistes qui abhorrent l’extrême droite contribuent quotidiennement par leur pratique professionnelle à la faire prospérer depuis le début des années 1980 ?
Comment comprendre qu’après la réunion publique organisée à Montreuil la semaine passée par des actrices et acteurs de la société civile, et à laquelle l’ensemble des forces constituant le Nouveau Front Populaire ont participé, affichant une unité électorale inédite depuis des décennies, il s’est trouvé de nombreux journaux pour préférer titrer sur les dissensions à gauche ? Certainement pas en imaginant Xavier Niel téléphonant au directeur de la rédaction d’un journal dont il est actionnaire.
Si l’on veut se donner les moyens de comprendre ce qui apparaît si étrange à nombre de lectrices et de lecteurs, c’est cette fameuse idéologie professionnelle dominante et ses biais qu’il faut mettre à jour. Et cela dans une perspective toujours résolument mélioriste car il ne s’agit en aucun cas d’affaiblir le journalisme mais bien plutôt de le renforcer par l’apport d’une dimension critique et réflexive issue des sciences humaines et sociales.
Premier biais : la tyrannie des nouveaux « petits faits vrais »
Il suffit d’ouvrir n’importe quel journal ou, mieux, de scroller jusqu’à s’étourdir sur son fil X pour comprendre de quoi il retourne. Mais reprenons, parmi mille autres possibles la semaine écoulée, l’exemple du meeting de Montreuil. Le Monde comme Libération, comme nombre d’autres journaux, ont dépêché sur place des reporters. Leurs articles rendent compte de manière très congruente de ce qui s’est passé ce soir-là sur la place de mairie. Pourtant leurs titres contrastent fortement. Libération : « “Nous avons retrouvé l’envie d’avoir envie” : le Nouveau Front Populaire lance sa campagne » ; Le Monde : « Un meeting du Nouveau Front Populaire à Montreuil parasité par les divisions de La France Insoumise ».
Comment comprendre ces choix si différents de titres, alors même que les articles relatent sensiblement de la même manière ce qui s’est passé ? L’explication aussi simpliste que paresseuse et, à mon avis, fausse consisterait à affirmer que Le Monde serait un journal plus à droite que Libération, et donc hostile au Nouveau Front Populaire. C’est plutôt, me semble-t-il, du côté de l’idéologie professionnelle que de l’idéologie tout court qu’il convient d’aller chercher la réponse. Là où Libération a voulu mettre en évidence LA grande nouvelle, le fait que pour la première fois depuis bien longtemps la gauche lance sa campagne dans l’union et que cela suscite de l’optimisme en ses rangs (c’est le sens du titre de l’article), Le Monde a préféré pointer une nouvelle secondaire mais plus récente, partant du principe que la nouvelle de l’union de la gauche était déjà connue, le journal du soir a mis en évidence un petit fait vrai : le parasitage pourtant très marginal de ce meeting par quelques militants LFI proches de Jean-Luc Mélenchon et très minoritaires ce soir-là à Montreuil.
Par définition, le journalisme privilégie ce qui est nouveau, ce qu’on appelle précisément les nouvelles (news), ce que le grand sociologue américain, Robert E. Park, qui fut d’abord journaliste, nommait « le crépitement de l’actualité », l’écume à la surface qui trop souvent masque les courants de fonds qui traversent la société, ce qu’il a proposé de désigner par le concept de « Big News ». Et c’est précisément pour traiter de ces Big News que Park conçut à la fin XIXe siècle l’idée – avec un autre disciple du philosophe John Dewey – d’un journal écrit par des philosophes, des psychologues et des chercheurs en sciences sociales, Thought News. Ce projet, qui n’a alors pas vu le jour, n’est pas seulement resté un rêve pour Park mais pour beaucoup : il est le modèle et le prototype du journal que vous êtes en train de lire, AOC.
Ce que révèle Park en forgeant le concept de Big News c’est le biais de nouveauté du journalisme, la tyrannie des nouveaux petits faits vrais. Non pas qu’il faille leur préférer les anciennes grosses fake news ! Mais à trop donner systématiquement la priorité à la nouveauté c’est la hiérarchisation de l’information qu’on détruit. Cette tendance inhérente à la pratique même du journalisme s’est trouvé vivement accentuée non seulement en raison de la mutation numérique et des réseaux sociaux mais en fait dès l’invention de l’information en continue : au milieu des années 1980 déjà, France Info est venue proposer toutes les sept minutes des manières chaque fois différentes (pour tenter de ne pas lasser les auditeurices) de ranger les nouvelles, faisant toujours la part belle aux breaking news, aussi microscopiques (une égalisation dans un match de foot) soient-elles.
Dire et redire que ce qui compte ce sont les « petits faits vrais », un mantra désormais brandi comme un antidote magique aux fake news, relève pour le moins de la naïveté et révèle au grand jour la pauvreté de l’épistémologie du journalisme. Que sont ces « petits faits vrais » s’ils ne sont pas contextualisés, articulés et surtout hiérarchisés ? L’écran opaque du nuage de fumée produit par le crépitement de l’actualité et qui vient recouvrir les big news, les véritables informations. La grande accélération de ce relativisme généralisé produit et entretient la confusion, qui toujours profite à l’extrême droite.
Deuxième biais : l’obsession pour la déviance
A côté de la nouveauté, il est une autre manière d’expliquer le choix du titre du Monde pour le meeting de Montreuil : l’obsession du journalisme pour la déviance. Ce sont trois criminologues canadiens, Baranek, Chan et Ericson, qui ont le mieux documenté ce biais journalistique majeur. Dans Visualizing deviance, ils montrent avec force détails et à partir d’une longue enquête ce dont, dans les écoles de journalisme, on préfère rire plutôt que donner à réfléchir : la fameuse boutade, attribuée au magnat de la presse Max Aitken, de l’homme qui mord un chien. Comment ne pas voir dans cette formule (« Un chien qui mord un homme, c’est un fait divers ; un homme qui mord un chien, c’est un scoop ») la quintessence de ce que les Anglais appellent la newsworthiness, i.e. ce qui fait de quelque chose une actu. Et, de fait, il arrive qu’un scoop canin de ce type soit publié à en croire cette page de France Bleu…
Une autre manière de souligner ce biais de la méthode journalistique, et ce qu’il faut entendre par « déviance » au sens très large, consiste à remarquer qu’un sociologue n’a aucune raison lorsqu’il travaille sur la SNCF de s’intéresser davantage aux trains qui arrivent en retard plutôt qu’à ceux qui arrivent à l’heure, quand les journalistes, eux, ne s’intéressent vraiment qu’aux trains qui déraillent. À force de se comporter en juges de saut en longueur, obnubilés par les planches (ou les chiens) mordus, les journalistes fabriquent quotidiennement et à tour de bras des représentations profondément biaisées et souvent anxiogènes de la réalité. Le remarquer ne revient pas pour autant à plaider pour un journalisme de bonnes nouvelles à la Jean-Claude Bourret ou pour un journalisme de solutions comme Libé chaque année pour Noël mais à prendre conscience de ce biais intrinsèque pour mieux tenter de le contrôler.
S’ils étaient davantage conscients de ce biais, les journalistes n’accorderaient pas autant d’attention aux faits divers, par définition exceptionnels, et s’attarderaient plus souvent sur les événements récurrents, dont seule la méthode statistique permet de mettre en évidence la fréquence. C’est pourtant toujours le contraire qui prévaut, et des faits divers atroces sont montés en épingle comme « représentatifs » alors même que les statistiques démontrent le contraire. C’est, pour ne prendre qu’un exemple, ce qui se passe à propos d’une idée sans cesse incarnée et mise en scène par les médias alors qu’elle est totalement démentie par les enquêtes sociologiques : la soi-disant tendance à l’abaissement de l’âge de la délinquance.
C’est ce biais qui vient offrir sur un plateau à l’extrême droite la matière sécuritaire dont elle se délecte depuis près 40 ans. Il ne suffit pas de se rappeler l’affaire Papi Voise et son traitement médiatique quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, qui a vu la qualification de Jean-Marie Le Pen, il convient aussi de réaliser que de plus ou moins grandes affaires Papi Voise sont produites quotidiennement et pas seulement à la veille d’échéances électorales déterminantes.
Troisième biais : la fabrique rituelle de la sacro-sainte « objectivité »
Une manière classique pour le journalisme de proposer de trancher la controverse susceptible d’apparaître à propos de l’une ces sempiternelles affaires Papi Voise qui nourrissent les chaînes d’information en continu, certaines émissions de divertissement mais aussi les pages de journaux plus ou moins sérieux consiste à organiser un débat entre un responsable politique exploitant un tel fait divers et un courageux chercheur qui viendra tenter de convaincre chiffres et courbes à l’appui. Les positions de l’un et l’autre des interlocuteurs étant présentées comme de simples opinions contradictoires, on ne sait que trop qui, en général, gagne ce type de match aux yeux des téléspectateurs…
Mais ce dispositif n’est pas, loin s’en faut, réservé aux plateaux TV des chaînes les plus populistes. Il occupe même une place centrale au cœur de la pratique journalistique, comme l’a démontré la sociologue américaine Gaye Tuchman dans un article fondamental publié en 1972, « Objectivity as Strategic Ritual : An Examination of Newsmen’s Notion of Objectivity ».
L’un des traits les plus saillants de l’idéologie professionnelle des journalistes, celle à laquelle on apprend à adhérer dans les écoles de journalisme avant de la mettre en pratique et de la renforcer, réside en effet dans le fait de croire qu’on produit la fameuse, la sacro-sainte « objectivité » en apposant dans un article deux opinions contradictoires, et même, si possible, orthogonales.
Cela prend parfois, dans certains types d’articles, la forme de ce que les journalistes appellent « le contradictoire », en s’inspirant lointainement de la logique judiciaire qui leur sert de modèle. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la raison pour laquelle les journalistes, et plus encore les journalistes d’investigation, préfèrent toujours, lorsqu’ils mènent des enquêtes, prendre pour modèle le juge d’instruction plutôt que le sociologue – un élément de réponse majeur résidant sans doute dans la focalisation sur la déviance que j’évoquais à propos du biais précédent.
À l’instar de l’empirisme naïf à l’égard des petits faits vrais, cette croyance des journalistes dans la possibilité de faire surgir l’étincelle de la « vérité » – que, par fausse modestie, ils préfèrent nommer « objectivité » – en frottant deux opinions antagonistes comme on frotterait deux silex révèle le caractère pour le moins fruste de leur épistémologie. S’ils étaient chercheurs en sciences sociales, ils verraient dans ce procédé un mode d’objectivation très rudimentaire, et chercheraient à en imaginer d’autres, à les multiplier surtout. Ils arrêteraient, pour commencer, de parler haut et fort d’objectivité pour préférer évoquer des processus nécessairement partiels d’objectivation.
Ce petit commerce artisanal de la vérité ainsi bricolée s’avère en réalité désastreux. Il suffit de prendre l’exemple du dérèglement climatique pour le comprendre : il a fallu de très (trop) longues années pour qu’il devienne très (trop) coûteux en termes de crédibilité pour un journaliste de rapporter l’opinion d’un climatosceptique face à un savant largement reconnu par ses pairs. Soit dit en passant, si la science fonctionnait sur le mode du journalisme, les platistes seraient admis à présenter des communications dans les colloques d’astrophysique.
En raisonnant par analogie et en conservant l’exemple caricatural de la rotondité de la terre, on voit bien comment sur de nombreux sujets les journalistes se targuent souvent d’avoir mis face à face un astrophysicien sérieux et un platiste puisqu’après tout certes la terre est grosso modo ronde mais elle est quand même un peu aplatie aux pôles, non ?
À propos de pôles, notons que l’un des effets les plus notables de ce rituel manichéen de production de l’objectivité consiste à exacerber la polarisation. C’est en cela qu’il a largement servi la pénétration des positions d’extrême droite dans le débat public. Et pas seulement dans le débat mais surtout dans la fabrique même des représentations très contrastées de la réalité, laissant progressivement s’installer l’idée d’une société fracturée, gagnée par « la fièvre » et donc au bord de la guerre civile comme aiment à répéter de manière fort performative les éditorialistes qui glissent doucement mais sûrement vers l’extrême droite.
Quatrième biais : quand les opinions deviennent des faits
Il y a quelque chose de louche à entendre les journalistes toujours mettre en avant les petits faits vrais, comme s’ils affichaient la garantie de leur « neutralité », une sorte de norme ISO de la bonne pratique professionnelle. Un petit exercice permet de mieux comprendre pourquoi ils se sentent obligés de surjouer cette neutralité certifiée : lisez n’importe quel article et tentez de repérer ce qui relève de l’information, et mieux, de l’information exclusive. Prenez un autre article et reproduisez l’exercice. Très vite vous réaliserez combien les informations apparaissent somme toute assez rares dans les journaux. A fortiori dans les articles des journalistes politiques. Ce qu’ils appellent informations sont la plupart du temps de simples opinions rapportées. Untel a dit ça, voilà l’information.
En marge d’une décision récente à propos de l’Arcom, le Conseil d’État a eu la sagesse de ne point trop distinguer information et opinion, ce qui serait en pratique infaisable tant les journalistes passent leur temps à brouiller la frontière entre les deux. Pour le vérifier, reprenez les articles que vous venez de lire pour trouver des informations et partez cette fois à la recherche des opinions…
Le 7 décembre dernier, le journal Le Monde publiait deux articles consacrés au Rassemblement national. Un article dit d’information, dans ses pages politiques, et un éditorial, donc un article d’opinion, dans ses pages débats.
Le premier article semble donner une information, il est titré « Le Rassemblement national et Marine Le Pen accélèrent leur normalisation dans un climat favorable au pluralisme » et s’appuie principalement sur les résultats d’un sondage d’opinion (une enquête Verian-Epoka pour le baromètre annuel Le Monde-France Info). La prise en compte du fait que désormais une majorité relative des 1006 personnes interrogées considèrent que le RN ne représente pas un danger autorise donc Le Monde à considérer que la normalisation du RN est une information, un petit fait vrai.
Le second article, l’éditorial, semble du fait de son statut et de son emplacement dans le journal donner une opinion, celle qui d’ailleurs engage l’ensemble du titre puisque le texte n’est pas signé, il est titré « Face à la « normalisation » du Rassemblement national, une coupable apathie » et propose une analyse de la manière dont cette « normalisation » a été entreprise par Marine Le Pen. En fait, dès son titre, par le simple emploi de guillemets pour encadrer le mot « normalisation », cet éditorial livre une information majeure : ladite « normalisation » est à prendre avec des pincettes, c’est d’abord une stratégie mise en œuvre par ce parti d’extrême droite.
Quel est donc le papier d’opinion ? Assurément l’article dit d’information qui ne prend pas cette précaution, prend pour argent comptant l’idée de « normalisation » et amplifie ainsi le caractère performatif de la stratégie discursive de l’extrême droite. C’est par ce type de mécanismes, reproduits quotidiennement depuis des années par les journalistes politiques, que la presse a coproduit avec le RN la « normalisation » de l’extrême droite, ce que montrent nombre de travaux de sociologie politique.
Cinquième biais : des angles pas toujours très droits
Un autre article du Monde (oui, c’est le journal français que je lis le plus régulièrement, mais j’aurais chaque fois pu prendre moult exemples dans d’autres titres) permet de saisir un cinquième biais fréquent du journalisme en général et du journalisme politique en particulier. À la différence des autres, ce biais est plus souvent assumé en tant que tel, il est même enseigné comme un art dans les écoles de journalisme : les journalistes l’appellent « l’angle », les sociologues préfèrent, à la suite d’Erving Goffman, parler de cadrage.
Ce biais est inévitable, et il ne s’agit pas de remettre en cause l’idée qu’il faille découper « la réalité » pour pouvoir l’observer et la décrire. Les sciences sociales ne procèdent pas tellement autrement lorsqu’elles invitent à « construire un objet ». La différence réside toutefois dans l’absence fréquente de réflexivité dans la pratique journalistique. C’est d’ailleurs un peu à ça qu’on reconnaît en général cette pratique professionnelle : les journalistes n’auraient à les entendre jamais le temps de débriefer et encore moins de se poser des questions sur ce qu’ils font pendant qu’ils le font. Pourtant choisir un angle, c’est bien mais choisir un angle en connaissance de cause, c’est beaucoup mieux.
Venons-en donc à l’exemple de ce récent article du Monde. Il faut dire qu’il m’a particulièrement choqué (et je dois reconnaître ma sensibilité exacerbée et mon parti pris sur la question). Dans son édition du 19 juin, Le Monde a donc publié un article titré « Le scénario du Rassemblement national pour la privatisation de l’audiovisuel public ne convainc pas le secteur ». Oui, vous avez bien lu. Quel drôle de construction d’objet vous êtes-vous sans doute dit si vous êtes un tant soit peu sociologue. L’angle n’est donc pas tout simplement la volonté du Rassemblement national de privatiser l’audiovisuel, sans doute déjà trop lu. L’angle n’est pas davantage le fait que les professionnels concernés sont inquiets du projet de privatisation de l’audiovisuel public, un angle qui avait pourtant l’avantage d’être plutôt pertinent compte tenu du récent projet gouvernemental de fusion qui mobilise déjà ces professionnels. Non, l’angle est bien que la manière dont s’y prendrait le RN (et non pas le principe même de la privatisation) ne convainc pas les acteurs (i.e. en gros surtout ceux qui pourraient racheter)…
Ayant partagé ce titre du Monde avec une grande voix de la radio publique qui se reconnaîtra, celui-ci a sobrement répondu : « ça s’appelle un angle, même si je suis d’accord avec toi que ce n’est pas le plus pertinent ». Le RN peut en tout cas remercier l’angle pas très droit et même plutôt tordu, qui lui aura permis d’inscrire durablement sur l’agenda politique ce projet de privatisation qui, sait-on jamais, pourrait aussi servir à d’autres.
Sixième biais : 45 millions d’électeurs ou le petit jeu du benchmark façon Que choisir
Le choix de cet angle permet aussi, en élargissant, de pointer un autre biais du journalisme politique, un biais relativement récent et qui se présente souvent comme un progrès, un gage de sérieux : le journalisme de benchmark de programmes politiques.
Dans Computing the News, un livre important, hélas pas encore traduit en français, le sociologue Sylvain Parasie (qui dirige désormais le Medialab de Sciences Po) montre comment est née cette pratique journalistique dans les années 1960 aux États-Unis à propos de l’évaluation de services publics. Une pratique qui fut d’abord importée en France par les news magazines comme L’Express et Le Point avec leurs dossiers devenus de très problématiques marronniers sur le « classement » des hôpitaux ou des écoles…
Depuis quelque temps, les services politiques de certains journaux ont pris l’habitude de se transformer en laboratoire de tests de la Fnac années 80 ou de copier les rédactions de Que choisir ou 60 millions de consommateurs. Sans doute faut-il voir là, à rebours des enseignements de la sociologie politique la plus sérieuse, l’imposition progressive de l’idée très Cevipof années 80 (encore) d’un électeur rationnel et calculateur, qui voudrait optimiser ses choix…
Outre qu’il trahit une grande méconnaissance de ce que voter veut dire, ce traitement journalistique participe d’abord d’une forme de dépolitisation des enjeux qui profite doublement à l’extrême droite : d’abord en le considérant au même titre que les autres partis, en acceptant qu’il soit un parti comme les autres et donc en contribuant à sa stratégie de « normalisation » cela le crédibilise aux yeux des citoyens.
À la différence du RN qui a très bien compris que les programmes ne comptent pour rien ou presque dans une campagne, au point qu’il n’en a tout simplement pas pour ces législatives, la gauche prend au sérieux les injonctions journalistiques à produire un programme détaillé et chiffré et joue au bon élève, acceptant ainsi de se dépolitiser largement en se technicisant. Ce biais journalistique ne profite donc pas seulement au RN, il handicape sérieusement la gauche.
Septième biais : des rédacteurs en insatiable quête de personnages
Dernier des biais retenus pour cet article (mais il en est beaucoup d’autres qu’il faudrait également analyser) : la personnalisation. Le lexique anglais du journalisme permet de mieux comprendre la centralité de la personnalisation dans cette pratique professionnelle. En anglais, un article, quel qu’il soit, se dit story, une histoire donc. Et qui dit histoire, dit personnages. Un journaliste a toujours besoin de personnages pour incarner et habiter ses articles.
En politique, et en France, ce biais se trouve grandement accentué par la présidentialisation à outrance du régime. Construire des personnages et leur attribuer l’étiquette de « présidentiable » voilà le sport préféré des journalistiques politiques. La peoplisation est venue ajouter une dimension nouvelle à la personnalisation, empruntant une pente journalistique déjà mise en évidence au début du XXe siècle par Robert Park avec son concept de human-interest stories. La version la plus contemporaine de ce traitement médiatique – la présentation de soi sur Tik Tok – n’a plus besoin aujourd’hui des médias que pour la légitimer dans l’arène politique officielle, la considérer en somme.
La manière dont ce biais profite aux leaders du RN saute aux yeux : il n’y a pas d’entreprise politique plus personnelle, plus dynastique, plus people que celle de la famille Le Pen depuis le début des années 80 – du bandeau sur l’œil aux chatons sur la photo.
Mais ce biais handicape aussi dramatiquement la gauche lorsque celle-ci a pour stratégie l’union, le collectif et qu’elle refuse de répondre à la question de savoir qui serait Premier ministre en cas de victoire du Nouveau Front Populaire. Cela n’empêche pas Les Échos de publier un sondage Opinion(my)way indiquant que pour 25% des sondés Raphaël Glucksmann serait le meilleur Premier ministre du Nouveau Front Populaire, ni Libération de reprendre cette information très en évidence sur son compte Instagram en n’hésitant pas à titrer « Glucksmann. Premier ministre préféré des Français en cas de victoire de la gauche »…
Il convient d’ajouter aussi que cela n’empêche pas davantage Jean-Luc Mélenchon de se déclarer sur France 5 « bien évidemment » prêt à devenir Premier ministre, garantissant ainsi son statut de star des médias et du RN, Bardella s’étant empressé de reweeter cette « information », c’est-à-dire ces propos.
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Considérer l’ensemble de ces biais, c’est réaliser à quel point faire du journalisme politique est toujours, que l’on en soit conscient ou non, faire de la politique par d’autres moyens. Tenter de le masquer derrière une idéologie professionnelle de la neutralité ne fait que profiter à l’extrême droite. Le plus étrange, mais sans doute est-ce le propre d’une idéologie professionnelle efficace, reste de constater à quel point la plupart des journalistes font comme si ce qu’ils écrivent ou disent publiquement n’avait aucune espèce d’effet sur le monde qu’ils proposent de décrire. Quelle performance !