Qui a peur de Raymond Duncan ?
C’est une exposition au conditionnel que nous livre la Villa Vassilieff, tant l’histoire résiste à se livrer. Celle d’un américain, Raymond Duncan, qui, au début du XXe siècle, fonda une école, l’Akademia, en même temps qu’une communauté mêlant l’art, la vie et le travail. De cette expérience qui dura pas loin de soixante ans, il n’en reste que des bribes d’informations éparpillées dans des bibliothèques, musées et universités de France, des États-Unis, d’Angleterre et de Lettonie, ainsi que des témoignages d’une poignée d’héritiers qui réussit à extirper des ventes quelques uns des ouvrages produits – peintures, textiles, objets artisanaux – et dont un échantillon nous est présenté Villa Vassilieff par deux commissaires, Solvita Krese et Inga Lāce, qui s’en iront bientôt déployer le projet, qui réunit aussi pour l’occasion les œuvres inédites d’artistes contemporains, dans leur lieu d’art de Riga, le Latvian Center for Contemporary Art.
Au demeurant tout est séduisant. L’Akademia charrie les grandes idées d’utopie, de pédagogie alternative et de communauté socialiste, anti-capitaliste, anti-industrielle, anti-coloniale. Sauf qu’à regarder de plus près dans ces archives trouées subsistent beaucoup de questions, quant au déroulement spécifique de l’affaire, son fonctionnement économique et sa gouvernance, pilotée par Sieur Duncan, tout à la fois tisserand, poète, imprimeur, danseur, orateur, peintre, cordonnier, sculpteur, philosophe, acteur, journaliste, professeur, menuisier et éditeur, c’est tout à son honneur, mais on ajoutera : trublion excentrique, plein de rêves communautaires et de mégalomanie mêlés.
Pour tenter d’en comprendre les fondements, rembobinons un instant. Originaire du bord de mer d’Oakland en Californie, le clan des quatre frères et sœurs Duncan est élevé par une mère pianiste et partisane d’une éducation nouvelle (le père banquier est globalement absent). Les chérubins sont biberonnés aux textes d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, aussi de Keats, Shelley, Burnes et Walt Whitman, l’un des principaux représentants du transcendantalisme américain. Alors, quand la famille décide de quitter l’Amérique, c’est moins celle qui loue le paradis perdu grec qu’ils affectionnent abondamment, que celle qui s’avère encore bien trop puritaine à leurs yeux. Direction la Grèce où Raymond tente d’établir un Temple de la Danse de l’Avenir (ce sera un gouffre financier) et épouse sa première femme, la musicienne Pénélope Sikélianos, avec qui il étudie la construction des chants byzantins et monte une adaptation d’Électre, qui après une tournée en Angleterre et aux États-Unis, atterrit au théâtre du Châtelet en 1912. Ce sera son plus grand succès.
Raymond Duncan organise des dialogues socratiques, fait faire des sculptures de bas-reliefs ou des peintures de personnages mythologiques, donne des récitals de textes en grec ancien.
En France, l’Akademia, d’abord nomade, rassemble sa joyeuse meute en forêt de Montfermeil ou en camps de vacances à Nice, avant d’élire domicile au 31 rue de Seine à Paris en 1929 où elle établit ses studios de danse et ateliers de tissage, une presse et une galerie d’art. Raymond Duncan épouse sa deuxième femme, Aia Bertrand, élève tisseuse lettone éduquée parlant huit langues, qui devient bientôt sa manager dévouée. Elle poursuit l’entreprise jusqu’à sa mort, en 1977, soit dix après celle de son mari, et avec le commerce de la fameuse sandale Duncan qui se vend comme des petits pains aux États-Unis et dans leur luxueux magasin de textile rue du Faubourg Saint-Honoré.
Dans cet antre du do it yourself, Ubu Duncan Roi, qui s’autoproclame philosophe, poète, artiste et dramaturge, habille tout le monde en toge grecque et propage sa philosophie de l’« actionalisme », qu’il ancre dans les préceptes de la Grèce antique (le titre de l’école réfère à l’Académie de Platon) : leur quête de simplicité et de naturel, qui s’en remet à la noblesse du cœur et aux « émotions primitives », faites de chair et d’os (et non d’apparats vestimentaires), qui portent hautes les inspirations (proches des dieux) et fustigent les plus basses (faites d’alcool, de viande et de travail ouvrier aliéné). Il organise des dialogues socratiques, fait faire des sculptures de bas-reliefs ou des peintures de personnages mythologiques, donne des récitals de textes en grec ancien. En musique comme en danse, il bannit la virtuosité et les artifices ; il construit ses propres instruments (Lyre, cythare, monocorde de Pythagore) qu’il entame de sons naturels (celui du vent et de la respiration, de la vague et du galop des chevaux). Comme il le déclare dans un documentaire réalisé par Orson Welles en 1955 : « Le principe est : fais tout ce dont tu as besoin pour toi-même et essaie de ne pas avoir besoin de ce que tu ne peux pas faire. »
La gymnastique qu’il enseigne, qualifiée d’« hellénique », prépare à la danse, hissée elle au rang d’outil de salut de l’humanité. Elle s’enracine non seulement dans la gestuelle grecque, mais aussi dans les leçons californiennes de Mastbaum alliant le corps et l’esprit, et peut-être avant tout dans les gestes du travail artisanal, réalisés dans une économie d’effort et de bienveillance envers le corps. Tisser, marcher, soulever, tirer (se moucher, etc.), tout doit être effectué le plus gracieusement possible (l’harmonie c’est l’efficacité), impliquant d’être pleinement présent à chaque micro déplacement si l’on veut parvenir à « se mouvoir en beauté ». Pourtant on ne peut s’empêcher au vu des photos (qui amplifient de fait l’aspect statufié mais tout de même) de déceler une enfilade de postures contraires aux partitions basées sur la fluidité de sa sœur, la grande chorégraphe Isadora Duncan. Les voiles légers, sensuels et transparents d’Isadora deviennent chez Raymond matière cotonneuse, épaisse et recouvrante. Son ondoiement à elle se rigidifie dans ses lignes droites et géométriques à lui. Son amplitude à elle, dans ses processions aux déploiements lents et angulaires, version frises antiques à lui.
On crie tantôt au génie tantôt au ridicule, tantôt au metteur en scène culotté tantôt à l’apôtre illuminé, tantôt à l’orateur hors pair, tantôt au marginal imbu de lui-même.
Grâce à son imprimerie maison, l’Akademia propage quotidiennement les manifestes pacifistes de son maître, sa critique sociale et politique, porte dans la rue ses pièces de théâtre, annonce ses expositions, les causeries philosophiques et les « cours d’amour » des mardis, ou encore les classes de menuiserie, tapisserie, tissage, imprimerie, art oratoire, peinture, sculpture, reliure, impression, fonderie des caractères, gravure sur bois, auxquelles chacun peut s’inscrire… À l’enseignement de ces techniques variées s’ajoute une donnée de taille : le fait que l’Akademia ait drainé un grand nombre d’artistes tels que le peintre japonais Fujita qui partageait la même obsession pour la Grèce antique, la danseuse Lucia Joyce (fille de l’écrivain), l’artiste belge Akarova, le musicien et pédagogue Edgar Willems, ou encore le danseur tchécoslovaque François Malkovsky. On apprend aussi que Duncan a fait ses premières classes avec Gertrude Stein dont il est resté proche. En vrac on trouve dans les journaux mensuels de Duncan, New-Paris-York et Exangelos, son éloge de la méthode éducative imaginée par John Dewey, qui confère à l’activité manuelle une place prépondérante, les déclarations d’intentions de son école qui a pour but « de donner la base pour le développement de l’homme par une technique de vie, formant une synthèse des techniques des travaux, des arts et des mouvements normaux », ses conseils de cuisson en matière de macaroni et ses poèmes, sortes de prêches païens, aux textures aussi naïves et maladroites que tantôt piquées d’éclats.
L’Akademia est finalement à l’image de la démesure de l’homme qui l’a fondée : une école Montessori qui aurait mal tourné, à la fois expérimentale, enthousiaste et prolifique, mais dont le caractère intransigeant et sectaire est vissé dans l’orgueil de son gourou. Pas étonnant que la future chorégraphe, Valeria Diènes, profite d’une marche collective organisée pour se faire la malle avec ses deux enfants, ou que le propre fils de Duncan, las du régime vestimentaire et alimentaire, s’enfuit. Vexé comme un pou, le père lance un procès contre le riche industriel qui avait bien voulu recueillir l’adolescent, le perd et se voit obligé de lui payer des dédommagements – toute la presse en parle, l’humiliation est consommée. Duncan est polémique. Il est d’ailleurs difficile d’évaluer l’intérêt artistique qu’il suscite à l’époque tant les coupures de presses sont contradictoires : on crie tantôt au génie tantôt au ridicule, tantôt au metteur en scène culotté tantôt à l’apôtre illuminé, tantôt à l’orateur hors pair, tantôt au marginal imbu de lui-même qui ne souffre aucun point de vue divergent. L’Akademia est taxée ici de communauté révolutionnaire, là de secte naturiste peu fréquentable. Et quand, en 1972, la bande de Boltanski, Sarkis, Borgeaud, Messager et compagnie y organise son « salon des refusés » c’est parce que c’est devenu, disent-ils « le lieu le plus ringard de Paris ».
On le conçoit facilement, cette histoire vacillante de l’Akademia constitue un parfait ressort à fiction pour inviter des artistes contemporains à s’en saisir et à proposer leurs formes de prolongement ou de bifurcation. Le choix des œuvres comme de la scénographie de l’exposition joue la carte de la confusion volontaire : les grandes tentures de soies colorées de Barbara Gail déroulées du plafond pourraient aussi bien provenir des archives de l’Akademia. Idem du mur de photographies composé par Andrejs Strokins qui a tout l’air de documenter l’école. Sauf qu’à y regarder de plus près, on découvre qu’il s’agit d’images anonymes d’entre-deux guerres, de l’occupation soviétique en Lettonie : des opéras et des ballets d’amateurs, aux postures et esthétiques étonnamment similaires à celle de Duncan, alors même qu’elles émanent de deux régimes politiques et culturels antagonistes.
La vidéo de Ieva Balode, artiste lettone et programmatrice de cinéma s’attache quant à elle à rééditer dans un fanzine des pamphlets anticapitalistes de Duncan et à demander à des danseurs d’interpréter les danses imaginées par Isadora, Raymond ou Margaret Morris, l’une de ses étudiantes. Imprimées sur une pellicule 16mm à Athènes et à Riga, les images vibrent d’intemporalité ; elles se fondent les unes dans les autres, mêlent les fragments de deux mains deux fronts qui se rapprochent dans la montagne dans une ruine athénienne dans le bleu du ciel dans des chorégraphies de fleur en pleine éclosion, la mariée au milieu. La danse qui invente des zones de contact, c’est ridicule et beau. Une autre artiste lettone (l’exposition se place résolument dans la lignée du réseau qu’Aia a forgé entre La France et la Lettonie), Ieva Epnere, met en scène, à l’inverse, de façon froide et mécanique – décor sur fond vert et couleurs primaires à l’appui – le fonctionnement d’une expérience d’autodétermination et d’autonomisation des enfants que l’éducatrice Marta Rink a menée à l’attention de la classe ouvrière de Riga en 1900.
Dans un genre plus déglingué, s’appuie sur le mur adjacent une sculpture de Diaga Grantina, censée représenter, nous dit le cartel, le couple intime formé par les Duncan. En l’occurrence, un assemblage de matériaux hétérogènes plastiques et organiques, qui se tiennent les uns les autres et s’altèrent, de cordes, de mousse expansée (on dirait des pains mouillés), à son sommet un artichaut, de la couleur noire, qui évoque l’encre de la presse de l’Akademia. Sa tuyauterie ondulante, qui grimpe et dévale la pente, comme les viscères d’un corps ouvert, danse.
Cette histoire folle de l’Akademia résonne encore et toujours, et c’est tant mieux, à travers les principes de décloisonnement des pratiques et d’autogestion à l’œuvre dans des expériences contemporaines
Myriam Lefkowitz, performeuse qui créé des dispositifs d’aiguisement de l’attention via celui des sens, en particulier du regard, de l’ouïe et du toucher, propose via des séances de pratiques proches de l’hypnose « d’incorporer une des vies possibles d’Aia », pour faire ressurgir, dans la parole du spectateur et l’abandon de sa conscience, la femme derrière le patriarche. Une approche féministe que l’on retrouve dans la sculpture abstraite de Mai-Thu Perret. Cette artiste suisse a consacré une grande partie de son œuvre à élaborer le récit d’une communauté de femmes dans le désert du Nouveau-Mexique, qui comme les membres de l’Akademia cherchent à quitter la société capitaliste, industrielle et consumériste, mais au détail près que c’est aussi le système patriarcal qu’elles fuient. Ses doubles proliférant, capables de produire des peintures, des chants, des pièces de théâtre, des poèmes, des objets artisanaux, l’artiste les entrelace à des figures de femmes marginalisées, issues des utopies politiques et esthétiques radicales des années 20 (constructivisme russe, Bauhaus, dada).
Mercedes Azpilicueta, actuellement en résidence à la Villa Vassilieff, présente mine de rien une des plus bizarres et intéressantes œuvres de l’exposition : des bouts de tissus et plastiques rose acidulé suspendus dans les airs, dans lesquels sont brodés une écriture, plutôt des dessins, disons des signes hiéroglyphes, chargés d’actions symboliques et d’affects. Ou comment incruster l’émotion en même temps que le geste dans la matière qui fait langage, et qui dans une voix, un corps, bientôt deviendra singulier.
Avant de partir on jette un dernier coup d’œil attendri au portrait photo de la vieille Aia, tout sourire qu’elle est dans son costume monastique qui lui cercle le visage et lui souligne les joues, casque audio rivé sur la tête. Et l’on se dit que cette histoire folle de l’Akademia, écrite à la marge de la sœur Duncan bien connue, résonne encore et toujours, et c’est tant mieux, avec les principes de décloisonnement des pratiques et d’autogestion que revendiquent certaines communautés, Notre Dame des Landes en tête aujourd’hui. Mais que le paradoxe foncier, qui réside dans la capture que Raymond Duncan avait sur ses disciples, écrase les valeurs communautaires escomptées et annule la légitimité de sa démarche.
Qu’on se le (re)dise, les bonnes intentions ne suffisent pas ; celui qui initie un mouvement n’est jamais à l’abri de son devenir despote. Le désir de « faire école » prend le risque, s’il aspire à « faire modèle », d’œuvrer à l’encontre de l’émancipation recherchée. Il faudrait faire école comme on fabrique une membrane, poreuse pour accueillir les corps étrangers, plastique pour composer avec, fragmentable pour reconfigurer les alliances. Parce qu’une revendication sur le papier ne garantit en rien l’élaboration de formes de vie débarrassées des dynamiques de domination, d’exploitation ou d’assignations identitaires que l’on souhaite, aussi ardemment que possible, combattre. Et parce que c’est dans la manière de faire avant tout que se loge le politique, on ferait bien de toujours jouxter les logiques d’institutionnalisation (de soi et du groupe) à celles de déconstruction (de soi et du groupe) si l’on veut parvenir à fabriquer une quelconque communauté qui vient.
« Akademia Performing Life », jusqu’au 24 mars 2018
Villa Vassilieff, chemin de Montparnasse, 21 avenue du Maine, 75015 Paris