Littérature

Jacques Roubaud, au présent   

Écrivain

Le dernier livre du poète, romancier et mathématicien Jacques Roubaud est une autobiographie. Enfin, une espèce d’autobiographie à laquelle ce membre de l’OULIPO applique nécessairement un programme, une contrainte… retour romanesque sur sa vie, sur le livre en train de s’écrire… tout est au présent pour mieux saisir le passé.

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La vie file, le temps passe, il faut écrire encore un livre : le dernier ? Peut-être. Peut-être, c’est d’ailleurs son titre, et ce n’est pas exactement un livre, ou du moins un récit comme les autres : c’est un « brouillon de prose », l’incertain de ce qui doit advenir plutôt que l’achevé d’un testament fini ; les branches encore une fois préférées à la racine, si l’on veut. Nous sommes, il est vrai, chez Jacques Roubaud, et rien n’est simple pour le mathématicien et poète, auteur entre autres de ce chef d’œuvre ramifié, proprement interminable, ‘le grand incendie de londres’, où la vie se confondait avec l’aventure d’un « Projet » aux allures de Graal contemporain, magique et mystérieux, familier pourtant.

L’homme a 85 ans, sa santé est « précaire » (dit-il), et dans l’urgence de la vieillesse peu sûre, il se dépêche et décide donc de tenter le coup de l’autobiographie. Un coup, car il aime depuis toujours le jeu, les règles, leur transgression. Ce sera une « autobiographie romanesque » – puisque le souvenir, quand on l’écrit, revient inévitablement à se réinventer – en même temps qu’un journal du livre en train de se faire, le tout doublé (triplé ?) d’une réflexion sur le genre pratiqué, sans repentir (« brouillon » oblige) et selon diverses lignes que signalent des polices de caractères différentes, ou, dans l’édition numérique, des couleurs distinctes.

Nous sommes chez Roubaud : dans le plaisir du multiple, où le respect des contraintes, la foi du protocole littéraire, apportent aussi une forme de réconfort – et d’élan – lorsqu’il s’agit d’affronter le désordre parfois douloureux de la vie (comme de la mort en elle). C’est précisément ce qui est beau, dans l’ambition de l’écrivain et du poète, qui fut celle aussi de Georges Perec : recourir à la rigueur apparente de la composition, à l’héritage même de la mathématique et de ses principes parfois les plus maniaques, pour essayer d’élucider l’énigme ordinaire, au fond, de l’existence.

La nuit, c’est ce « quelque chose » (noir) qui suit le dernier jour, en même temps que le palier toujours possible d’un temps recommencé.

Dans le « brouillon de prose » que constitue Peut-être ou La Nuit de dimanche, Roubaud ne déroge pas complétement à ce principe d’un « programme » qui encoderait le texte, mais ce programme même, du fait de l’absence de correction, intègre le mode plus libre du provisoire, de l’hypothétique au jour le jour… Il n’a plus le temps, répète-t-il, et s’il doit trouver une clé au bout de la quête, elle sera interrogative, maintenant dans sa révélation comme un tremblé du sens : « peut-être ». Rien n’est clos, et La Nuit de dimanche, l’autre partie du titre, outre qu’elle renvoie à un épisode précis du livre (situé en 1952), peut s’interpréter de même, si on y lit une référence au Dimanche de la vie, un roman (publié… en 1952) de Raymond Queneau, le parrain littéraire de Roubaud, qui le fit entrer en 1966 à l’Oulipo… La nuit, c’est ce « quelque chose » (noir) qui suit le dernier jour, en même temps que le palier toujours possible d’un temps recommencé.

Qu’y voit-on, alors, dans cette Nuit ? Non pas la récapitulation illusoirement exhaustive d’une vie, mais une sélection de séquences qui lient le présent de l’écriture à des souvenirs choisis et volontiers romancés : voici Montaigne plutôt que Rousseau, s’il faut des modèles, et même un Montaigne mêlé de fiction, ou encore un Stendhal qui aurait lu Gertrude Stein… Roubaud raconte : il revient sur des épisodes de son enfance et de sa jeunesse, de son initiation intellectuelle comme de son apprentissage de jeune homme, à commencer par cette « nuit de dimanche », en des pages d’ouverture poignantes où revient – dans l’incertitude aussi de la remémoration – le souvenir d’une jeune fille, d’un amour, et de rendez-vous dans un Paris dont la forme bien sûr a changé, aux abords des Buttes-Chaumont… « La porte de l’immeuble s’ouvre si l’on veut l’ouvrir. Quelle que soit l’heure. Jour et nuit. Comme on est loin des villes cadenassées d’aujourd’hui (aujourd’hui est et sera toujours le jour du calendrier où l’auteur de ces lignes a commencé d’écrire (sur écran, en frappes d’un seul doigt, l’index de la main droite)). Aujourd’hui bouge lentement, a déjà bougé, ne revient jamais en arrière… »

Ainsi y a-t-il des blancs dans le récit, de l’oubli dans les dates, l’image manquante de certains lieux et des fragments évanouis, qui renforcent d’autant la présence revenue, soixante-cinq ans plus tard, d’un être, d’un moment, d’une chaleur vécue. Roubaud raconte, et commente, on le voit, ce travail en train de se faire, sans filet, de la mémoire à l’œuvre dans l’écriture : « Les cheveux de mon amour n’atteindront jamais leurs dix-sept ans, ni vingt, ni soixante. En un sens, c’est d’une morte que je vous parle. Ou d’une vivante. En 2017 ? en 1952 ? La date n’a plus la moindre importance. Les dates ont peu d’importance pour un souvenir, la première fois qu’on le sort pour le ressentir. Ensuite, inévitablement, on le recadre ; souvenir de lui-même, à chaque ressouvenir. »

C’est peut-être cela qui fait l’originalité de l’écrivain Roubaud, ce pur contemporain ouvre ses livres au monde tel qu’il est, au moment où il les écrit.

On est saisi, parce que c’est dans la tension des temps que se construit le livre, cet espace au présent, ouvert aux fantômes : au-delà de la distinction explicite entre chapitres « métalittéraires » et moments de récit rétrospectif, Peut-être ou La Nuit de dimanche laisse l’aujourd’hui s’inviter sans cesse dans le hier. Et c’est peut-être cela, aussi, qui fait l’originalité et pour tout dire la jeunesse toujours vive de l’écrivain Roubaud : ce pur contemporain ouvre ses livres au monde tel qu’il est, au moment où il les écrit. Peut-être… dit et décrit avec précision le doigt sur le clavier de l’ordinateur, le nom du fichier s’affichant sur l’écran, le petit appartement où se réalise cette opération, dans le Paris de maintenant, près de la place Clichy, à l’heure des élections présidentielles, avec ses passants à smartphones et des liseuses qui font désormais office de bibliothèques…

Roubaud restitue ainsi les « espèces d’espaces » où il se meut (même difficilement) en livrant, en même temps que ses souvenirs, une sorte de formidable reportage littéraire sur le statut d’un (vieil) écrivain d’aujourd’hui, mathématicien retraité, dans une ville au présent, avec ses violences nouvelles et sa géographie sociale en mutation. C’est un monde bien réel, où passent sans masque les figures du médecin et de l’éditeur, par exemple, ou celle encore du cinéaste épinglé pour ne pas avoir tenu ses promesses d’embauche dans son film… Le regret ou la nostalgie, l’amertume même, peuvent parfois pointer – quand Roubaud élabore par exemple une sorte de fiction parodique, d’une drôlerie un peu aigre, racontant les dérives contemporaines de l’Oulipo – mais il n’empêche : Peut-être ou La Nuit de Dimanche demeure bien un livre ouvert, surtout pas un tombeau clos. Une autobiographie allègre, en mouvement, qui s’achève, provisoirement, sur des promesses de promenades…

C’est une vie singulière, pour un livre à nul autre pareil, mais aussi, à sa façon, une sorte de miroir simple, directement accessible.

Comment dire ? Il y a là de la vie, et une manière toute spéciale de la faire entrer entière dans l’espace de la mémoire (ou inversement). La poésie est évidemment l’un de ces moyens de communication, et Roubaud y revient dans maintes pages, lui qui y a consacré nombre de ses recherches théoriques, comme le rappelait encore l’espèce de formidable main courante de ses 4755 remarques de Poétique récemment publiées, notées pendant plus de cinquante ans (Poétique. Remarques, Seuil, 2016). C’est aussi ce qui fait le lien avec l’histoire familiale, puisque la mère de Jacques, adorant la poésie, lui a transmis ce goût comme un talisman toujours actif et qu’il interroge en revenant à ce qui fut un nœud de douleur dans sa vie d’homme, le suicide de son frère cadet, à 22 ans, en 1961. Et c’est à partir de là, enfin, que le « brouillon de prose » creuse le sillon sans secours d’une traversée vers ce moi mystérieux : « qui je fus ? », s’amuse presque l’écrivain, se demandant du même coup « qui je suis ».

La réponse, encore une fois, est dans l’hypothèse du titre, la suspension d’un « peut-être »… C’est une vie singulière, pour un livre à nul autre pareil, mais aussi, à sa façon, une sorte de miroir simple, directement accessible, dont on ne comprendrait pas qu’il soit réservé à un cercle étroit d’initiés, pour réfléchir ce que nous sommes, chacun, lecteurs, dans l’énigme quotidienne de notre présent tout tissé de mémoire. Disons-le alors tout bêtement, Roubaud est l’un de ces écrivains qui nous aident à vivre.


Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (brouillon de prose), Seuil, janvier 2018.

Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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Notes

Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (brouillon de prose), Seuil, janvier 2018.