International

Arc en Ciel au Liban

Romancière

Dans un Liban malmené par une corruption endémique et encore meurtri par la guerre civile, l’écrivaine Dominique Eddé revient sur le parcours de Pierre Issa, ancien combattant qui œuvre désormais pour la réconciliation des Libanais, à travers son entreprise sociale « Arc en Ciel ». Une éclaircie salutaire pour un pays à bout de souffle.

N’étaient la lumière naturelle et la chaleur humaine, le Liban serait un enfer. L’air est irrespirable. Les poubelles sont partout. Les poissons meurent dans les eaux du Litani. Les taux de cancer sont en augmentation. Les jeunes ne trouvent pas de travail, ils s’en vont. L’électricité est donnée au compte-goutte. Pourquoi ? Parce que chacune de ces plaies rapporte gros. À qui ? Aux mafieux qui sont au pouvoir. Un exemple ? L’électricité est en partie livrée par bateaux, à un coût faramineux : près de deux milliards de dollars par an. Il suffirait de construire une centrale électrique avec un investissement équivalent à un an d’importation pour n’avoir plus besoin de débourser les années suivantes. Mais pour les mafieux, ne plus débourser l’argent de l’État c’est ne plus encaisser de commissions au passage.

En désaccord sur presque tout, les mafieux s’entendent totalement dès lors qu’il s’agit de prendre le pays en otage et de s’en partager les revenus.

Des dizaines de millions de dollars alimentent chroniquement leurs comptes en banque tandis que les gens sans moyens n’ont pas de quoi s’éclairer. Les poubelles, c’est pareil, en pire. Ce monde-là préfère mettre la santé de tous en danger plutôt que de renoncer à leurs prébendes et donc au pouvoir que leur donne ce fric. Tous les mouvements citoyens – il y en a – sont boycottés par une loi électorale créée par l’establishment pour l’establishment qui rend extrêmement difficile l’élection d’une personne indépendante au rang de député. Quand il s’est agi notamment, en mai 2016, de faire barrage au mouvement citoyen Beirut Madinati dans les élections municipales, tous les chefs ennemis, d’un bout de l’échiquier à l’autre, se sont unis en formant des listes communes, pour arroser la clientèle et pour peser de tout leur poids contre la percée. En désaccord sur presque tout, les maffieux s’entendent totalement dès lors qu’il s’agit de prendre le pays en otage et de s’en partager les revenus.

Parmi les gens qui essayent de faire bouger les lignes, j’ai rencontré un homme qui incarnait, il y a quarante ans, tout ce contre quoi je me suis battue. Si je l’évoque plutôt qu’un autre, c’est parce que se pose à travers son cas la question du rapport au passé, de la morale et de l’action, de la complexité qu’engendre, en l’absence d’un cadre collectif de réconciliation, un cas d’exception par rapport à un principe général. C’est surtout parce que Pierre Issa est associé à ce que le Liban a produit et connu de mieux, durant les dernières décennies. Âgé d’une soixantaine d’années, cet ancien combattant du parti phalangiste a cofondé il y a plus de trente ans l’entreprise sociale la plus efficace, la plus inventive du pays : Arc en Ciel.

Il s’est agi au départ d’aider les personnes handicapées à travailler et de contribuer, par toutes sortes de moyens légaux et pratiques, à diminuer leur inconfort. Une levée de fonds a d’abord permis la mise en place d’une fabrique de chaises roulantes confiée aux personnes concernées. Issa a ensuite conçu en 1994 la structure Accès et Droit, qui fut garantie par une loi en 2000, si bien qu’elle est désormais une cellule décentralisée exécutant en temps réel. Dans la banlieue Est de Beyrouth, à Jisr el Wati, un bâtiment abrite cent quatre-vingt travailleurs handicapés affairés à fondre le métal, à le souder, à scier le bois, à coudre, à mouler, à dégraisser, à peindre, à faire la cuisine, la vaisselle… Tous les regards ont précocement vieilli. Et pourtant quelque chose de fier et de vivant, de terriblement vivant, flotte dans l’air. Les rapports sont simples, détendus, chaleureux. La hiérarchie réduite au minimum. Les personnalités affirmées. Dans cette ruche de corps abimés, déformés, amputés, il y a comme une affirmation redoublée de soi.

Pour quelle raison le spectacle de tous ces êtres mutilés n’abat-il pas le moral ? À quoi tient la fluidité, le naturel de leurs présences ?

Pierre connait les histoires de chacune, de chacun. Pour l’obtention d’une chaise, d’un lit, « chacun paye ce qu’il peut ce qu’il veut. » Des services médicaux, orthopédiques et dentaires sont assurés sur place. Toutes les confessions cohabitent. Parmi les salariés : des réfugiés étrangers sans papiers, des ex drogués. Le visage d’un homme me frappe. Il est sourd. Il veut parler. Il sourit. Je n’ai jamais vu pareil sourire. Il est d’une beauté rare. C’est plus qu’un sourire, c’est une bouche qui s’exerce à déchirer le silence, à en tirer autre chose qu’un son ; à ne pas renoncer au sourire de l’autre. Derrière lui, un homme transporte avec un bras d’énormes sacs de couches pour incontinents. Un autre, sans jambes, coud avec une machine dont la pédale a été remplacée par une manette à hauteur de son bras. Un troisième, privé d’un bras et d’une partie de sa tête, se plaint en essuyant une table de n’avoir pas été fêté pour son anniversaire. L’oubli sera réparé. Un homme borgne, pied bot, bossu, apatride, né de mère prostituée, de père palestinien, a transformé sa voiture roulante en maison ambulante multicolore. Il a atterri à Arc en Ciel, après avoir été d’orphelinat en orphelinat. Pierre l’avait fait monter en voiture un jour qu’il était sur le bord de la route. Il est l’image même de la privation de tout, excepté du droit d’être désormais qui il est, comme il est.

Pour quelle raison le spectacle de tous ces êtres mutilés n’abat-il pas le moral ? À quoi tient la fluidité, le naturel de leurs présences ? Un ami à qui j’avais demandé un jour de décrire sa mélancolie m’avait répondu « c’est le sentiment d’être inutile. » Les membres d’Arc en Ciel ont tous le sentiment inverse. Ils se sentent utiles. Et ils sont respectés. Ils ont précisément ce que l’État libanais ne donne pas à ses citoyens. Arc en Ciel est présent aux quatre coins du pays, sans distinction confessionnelle. L’entreprise fait vivre plusieurs centaines de salariés. Autonome à 70%, elle est financée pour le reste par des fonds privés et parfois publics, européens. Elle traite les déchets hospitaliers et recycle les déchets solides, revend à son profit des meubles et des objets récupérés. Elle a créé un modèle de drainage des eaux et d’exploitation des terres dans un domaine de la Bekaa appartenant aux pères jésuites. Un parc autour d’un lac a été aménagé et mis à la disposition du public en échange, à l’entrée, d’une somme symbolique. « Je voulais que les amoureux, condamnés à ne pouvoir échanger un baiser aient un endroit où se retrouver. » Pas loin de là, une autre fabrique de chaises roulantes, un restaurant, des gites à prix accessibles. Je demande à Pierre de me parler d’une jeune femme qui travaille sur les lieux. « Elle a été abusée par son père durant des années. Sa mère était battue. Arc en Ciel leur a donné du travail. » Et le père ai-je demandé ? « Il a aussi été salarié de manière à être contrôlé. Il n’ose plus un écart. » Sa réponse m’a sciée. Mon instinct eût été de poursuivre cet homme en justice. L’instinct pragmatique de Pierre répondait d’une autre priorité : l’efficacité, le résultat. Ici, vient le moment de formuler quelques termes du débat qui s’est, depuis, installé dans ma tête. Un flashback s’impose.

Au début de la guerre civile, nous étions Pierre et moi aux deux extrêmes. Je ne me suis jamais battue. J’ai toujours refusé la violence physique. Il n’en demeure pas moins que mon engagement à l’âge de dix-huit ans dans la résistance palestinienne s’inscrivait, par la force des choses, dans le cadre d’une lutte armée. Il est aussi vrai que j’ai à la veille de la guerre, en 1974, alors âgée de 21 ans, rompu tout lien avec les membres officiels de « la résistance palestinienne ». La corruption, la désorganisation, la confusion m’ont faite fuir. Quand la guerre est arrivée, j’étais libre de tout engagement collectif : mon combat intellectuel et politique se déroulait désormais dans une parfaite solitude, avec disons-le, bien plus de cohérence que d’utilité. Les principes et la morale s’en sortaient plutôt bien, la réalité restait forcément à la porte. En 1975, Pierre, ainsi que son frère Amine Issa – auteur de Les Deux Imams, le Coran contre l’obscurantisme, excellent ouvrage consacré à deux interprétations opposées du Coran – étaient quant à eux sur le front avec la conviction de « résister » à « l’occupation palestinienne ». Drogue, passion, résistance, inconscience, tout s’est enchaîné. Surdoses pour les uns, balles dans le corps pour les autres, la mort a fauché nombreux de leurs compagnons de route. Pierre s’en est tiré in extremis. En désaccord avec les chefs, il a renoncé aux armes et repris sa liberté en 1980. Son frère Amine s’est retiré, deux ans plus tard, juste après les massacres de Sabra et Chatila. La découverte de cette boucherie lui fut insupportable. Il écrit : « Ceux qui ont perpétré ce massacre ont ôté à l’ensemble de la résistance (phalangiste) sa qualité morale ».

À la tête de ces massacres se trouvait un homme qui incarna depuis la figure du tortionnaire à mes yeux : Elie Hobeika. Lorsque dix ans plus tard, il fut promu au rang de ministre d’État aux affaires sociales et aux handicapés dans le ministère Rafic Hariri, j’avais éprouvé le plus fort dégoût qu’il m’ait été donné de connaître. J’eus le sentiment que le pays était foutu, sali à jamais. Une décennie plus tard, en 2002, l’homme était assassiné et il se retrouvait décoré à titre posthume des insignes de Commandeur de l’Ordre national du Cèdre. J’écrivis un article dénonçant l’imposture. Il me fut refusé par Le Monde.  Je vivais alors dans un pays – la France – où les tortionnaires nazis étaient poursuivis un par un. Fallait-il que la morale soit un monopole culturel pour qu’elle perde toute raison d’être au sud de la Méditerranée.

Et voilà que seize ans plus tard, la vie me faisant croiser Pierre Issa et découvrir l’étendue stupéfiante du travail accompli, j’apprends de lui que Hobeika, l’ordure devenue ministre, avait activement soutenu la mise sur pied de la loi défendue par Arc en Ciel. Il n’est certes pas le premier ni le dernier des criminels à investir dans l’humanitaire dans le but de restaurer son image. La région en est pleine. Le cas de Pierre Issa est d’une toute autre nature. Il s’est transformé tout en assumant ses choix, puis il a inventé et construit, se donnant corps et âme. En me racontant son parcours, Pierre ne défendait pas Hobeika, mais il tenait à ne pas faire comme si Arc en Ciel ne lui devait rien. Avec calme et clarté, sans honte et sans orgueil, il intégrait toutes les étapes, les illusions, les folies. Comment il avait commencé par faire du travail social dans un camp de Palestiniens. Pourquoi il avait ensuite rallié ceux qui voyaient en leur présence au Liban une menace pour le pays. Avec le temps, sa vision ou du moins sa conception de l’engagement avait changé…son courage était le même. Je pensais, en l’écoutant parler, à cette phrase que m’avait dite Edgar Morin au lendemain du 11 septembre 2001 : « C’est des violents repentis que naîtra la non-violence ».

Il est urgent d’apporter, chacun à sa mesure, un soutien massif aux mouvements dispersés qui cherchent actuellement à s’unir et tentent de fissurer le mur de la corruption.

Du temps où le pays était à feu et à sang il y avait sur place des femmes et des hommes qui résistaient seuls et par milliers dans le refus de la destruction et de la guerre. C’est à eux que ce pays doit, de mon point de vue, sa dose d’honneur. Et cet honneur fut malmené une seconde fois lorsqu’en 1991 une loi d’amnistie permit aux chefs de guerre de maintenir leur pouvoir sur le pays. Mais nous, les intellectuels « aux mains propres » dits de gauche, qu’avons-nous fait pour aider concrètement les gens à vivre ? À chacun de nous le soin de réfléchir sur cette question. Je ne veux en aucun cas, en la posant, verser dans l’anti-intellectualisme qui avalise tout et n’importe quoi à l’heure qu’il est. Il va de soi que pensée, morale et action ont étroitement besoin l’une de l’autre. Issa ne dirait pas le contraire. J’avoue également appartenir à la catégorie des gens qui préfèrent renoncer à un projet, si formidable soit-il, plutôt que de s’allier ponctuellement avec un ennemi susceptible de le faire aboutir. Je sais d’avance, sur ce plan-là, que je ne saurais changer. Mais je n’y vois plus aucun titre de gloire. Et ma conscience – « ce tribunal que l’homme sent en lui » écrivait Kant – me conduit à conclure, au moins provisoirement, qu’un Pierre Issa qui était de ceux qui me donnaient envie de fuir ce pays il y a quarante ans est aujourd’hui, secondé par sa femme, de ceux qui me donnent envie d’y rester.

La réflexion que j’entame ici rejoint, si je ne me trompe, le débat soulevé par le film de Ziad Doueiri L’Insulte. Disons que dans l’état pitoyable où se trouve le Liban aujourd’hui, il est urgent d’apporter, chacun à sa mesure, un soutien massif aux mouvements dispersés qui cherchent actuellement à s’unir et tentent de fissurer le mur de la corruption.  Il n’y a pas d’idéologie qui tienne à l’heure qu’il est. Tout est à reprendre à zéro. À commencer par l’air auquel il faut de toute urgence apporter de l’oxygène.


Dominique Eddé

Romancière, essayiste

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