Littérature

L’art politique de la disparition

Journaliste

La Désertion d’Emmanuelle Lambert et La Dissipation de Nicolas Richard : deux romans qui pensent, chacun à leur manière, le motif de la disparition. L’un sous le haut patronage de Robbe-Grillet, l’autre dans l’ombre portée de Pynchon.

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Dans La Désertion, Emmanuelle Lambert imagine trois personnages se souvenant, tour à tour, d’une femme portée disparue des années plus tôt. Elle s’appelait Eva Silber et un jour elle n’est pas venue travailler. Ses proches ont découvert qu’elle avait déserté son appartement. Elle les a contactés une fois, pour dire qu’elle était bien vivante et qu’il fallait la laisser tranquille. Aujourd’hui, son supérieur hiérarchique, sa voisine de bureau, son amant, s’interrogent encore : qui était-elle ? Pourquoi a-t-elle choisi de disparaître ? Quelle est leur part de responsabilité dans ce choix ?

Dans le livre de Nicolas Richard, La Dissipation, plusieurs narrateurs, entre autres un traducteur, une étudiante et un documentaliste, s’interrogent à propos d’un certain « P », sobre initiale derrière laquelle on devine le romancier américain Thomas Pynchon, que Nicolas Richard a d’ailleurs traduit en français. Pour rappel, l’écrivain a depuis le début des années 60 choisi de disparaître de toute vie publique, et il fait l’objet d’un véritable culte.

Deux livres sortis pratiquement au même moment, aux titres presque similaires et portant sur des sujets proches. Faut-il y voir une coïncidence ou un signe ?

Certes, ces romans ne sont pas identiques, et leur première différence réside dans le personnage disparu : une femme dans le roman d’Emmanuelle Lambert, un homme dans celui de Nicolas Richard, peut-être parce qu’il s’agit d’une autrice et d’un auteur. Et, de ce fait-là, les causes supposées et les conséquences de ces disparitions ne sont pas tout à fait similaires. Emmanuelle Lambert met à jour différentes formes de pression, voire d’oppression, qui peuvent mener une femme à vouloir disparaître. Le personnage de Nicolas Richard, dont on attend qu’il joue un rôle social et politique en tant qu’écrivain et/ou militant, va préférer la discrétion à l’hommage public. Une autre différence pourrait résider dans le fait que l’une est un personnage de fiction quand P fait référence à une personnalité réelle, pourtant, il apparaît vite, que cette différence n’a tout simplement pas lieu d’être, preuve de la flexibilité et la richesse du roman comme genre littéraire : Eva Silber est traitée comme un personnage réel, le lecteur ou la lectrice peut l’imaginer telle, quand Nicolas Richard brouille les pistes, car rien ne dit que P est complètement Thomas Pynchon, le personnage relevant même du fantasme chez certains interlocuteurs, selon les anecdotes plus ou moins farfelues recensées ou inventées dans le texte.

Au-delà de leurs différences, dans leur phrase déjà, plusieurs liens peuvent être tissés entre les deux livres.

Lambert et Richard ont choisi la forme du roman choral, comme si la meilleure façon de dresser le portrait d’un disparu consistait forcément à confronter plusieurs voix qui parfois se recoupent mais peuvent aussi se contredire. Le texte d’Emmanuelle Lambert peut faire penser à un roman publié en 2007 chez Verticales par Arnaud Cathrine, La Disparition de Richard Taylor. Voire, toujours du même auteur, au Journal intime de Benjamin Lorca (2010, Verticales). Littérairement, il s’agirait au fond d’une gageure, un exercice de style : faire exister un personnage en creux, sans le faire apparaître, par les seuls discours de différents protagonistes. Cet enjeu stylistique peut traduire une perception de l’individu propre à nos sociétés modernes : un être fortement complexe, à plusieurs facettes, porteur de multiples secrets. Nicolas Richard pousse le procédé quasiment jusqu’à l’absurde, alors qu’il fait référence à un personnage réel. Les différentes voix de son roman, en s’additionnant, s’annulent mutuellement. Peut-être parce qu’au contraire d’Emmanuelle Lambert, qui nous parle d’une inconnue, un personnage « privé » connu de ses seuls proches, Nicolas Richard met en scène un écrivain célèbre, soit un personnage public propriété de tout un chacun et de ce fait possiblement soumis à mille interprétations.

Et c’est bien de la frontière entre public et privé dont il est question ici, frontière qui dans notre vie quotidienne est au cœur de nombre de scandales, peut-être une des interrogations majeures au temps des réseaux sociaux après celui des paparazzi et celui des loft stories. La dimension de l’intime, de ce qui peut ou doit être dévoilé – ou pas – est présente dans les deux livres. Dans celui d’Emmanuelle Lambert, ce sont les intimes qui témoignent. L’un des personnages, Franck, ancien supérieur hiérarchique d’Eva Silber, est d’ailleurs obsédé par la question, au point d’enquêter et rédiger des fiches sur chacun de ses subordonnés. Mais tout lui échappe, Eva Silber est un mystère. Elle le reste aussi pour Marie-Claude, sa voisine de bureau, et Paul, son ami, comme si l’intimité, l’essence d’une personne échappait forcément à ses proches. Chez Nicolas Richard, aucun intime de P ne témoigne, mais plusieurs narrateurs se targuent d’en avoir rencontré. Là encore, l’intimité de l’autre est vue comme une sorte de graal à conquérir, voire de butin à monnayer. Avec, dans le livre de Nicolas Richard et dans une certaine mesure dans celui d’Emmanuelle Lambert les mêmes questionnements : ce personnage qui a disparu était-il un être différent des autres ? Et qu’avait-il de si extraordinaire ? Sous-entendu : mais pourquoi diable a-t-il choisi de disparaître, à l’heure où tout le monde rêve d’être connu ? Comme si la réponse à la question résidait dans une différence essentielle qui séparerait ces personnages de chacun d’entre nous, lecteurs normaux. La question recouvre en outre bien d’autres facettes que la simple reconnaissance en termes de notoriété. Dans un monde occidental hanté par l’idéologie libérale et la figure du « winner », le désir de s’extraire du mouvement est regardé par les différents personnages de ces livres d’une façon désespérée et empreinte de culpabilité chez Lambert, de suspicion chez Richard.

Car dans les deux cas la disparition est bel et bien volontaire, et c’est en cela qu’elle est d’autant plus étrange pour ceux qui sont restés dans la course du monde. Ainsi on peut rapprocher ces romans de Chaos calme, de l’Italien Sandro Veronesi, prix Femina étranger en 2008, porté à l’écran par Antonello Grimaldi avec Nanni Moretti dans le rôle principal. L’histoire est en apparence simple : à la suite d’un deuil, un homme, cadre sur dans une chaîne de télé privée, décide de passer ses journées dans un square, assis sur un banc. Son immobilité est d’abord perçue comme une aberration par ses proches qui s’inquiètent. Mais bientôt tous viennent le consulter et se confier à lui, car dans un monde devenu fou et illisible à force de vitesse, il est le seul à avoir su s’arrêter.

Pour toutes ces raisons, la disparition est une thématique lourde de sens, et on peut y lire une portée politique, présente et explicite à différents niveaux dans les deux livres. Chacun porte en lui une charge critique face à la société. Nicolas Richard retrace à travers l’histoire de P les mouvements contestataires américains nés dans les années 50, ce que l’on a appelé la contre-culture, dont Thomas Pynchon et d’autres écrivains américains sont devenus les symboles. Son personnage, P, aurait été un activiste qui aurait joué un rôle particulièrement important dans le mouvement, et toutes sortes d’anecdotes et de faits d’armes surgissent sur fond de guerre froide et de répression policière. Au point que plusieurs narrateurs suggèrent que c’est pour cette raison que P aurait choisi de disparaître, de se dérober à toute sollicitation médiatique et de maintenir secret son lieu de résidence. Richard, au fil des témoignages que ses protagonistes exhument, décrit les dérives quasi totalitaires d’un État obsédé par la surveillance. Mais par la frénésie dont font preuve certains de ces personnages dans leur volonté de traquer celui qui a simplement la volonté de disparaitre, ce qui au fond ne devrait déranger personne, le romancier met également à jour la hantise de la disparition de nos sociétés modernes. Thomas Pynchon a d’ailleurs, dans les années 90, fait l’objet d’une étrange enquête de CNN. À force d’obstination, une équipe de télévision avait réussi à découvrir l’adresse de son domicile à New York et était allée le surprendre. Pour mémoire, et dans un tout autre style, la mystérieuse romancière italienne Elena Ferrante, summum de la disparition puisqu’elle n’est littéralement jamais apparue, et dont le pseudo pourrait tout aussi bien cacher un homme ou un couple, a fait récemment l’objet d’une quasi enquête policière de la part d’un journaliste. Celui-ci a ausculté l’augmentation au fil des ans du patrimoine d’une traductrice en la comparant aux chiffres des ventes des livres de Ferrante, pour conclure qu’il s’agissait bien d’une même et seule personne – ce qui n’a pas été confirmé. Emmanuelle Lambert, elle, pointe grâce au personnage d’Eva Silber un monde du travail inhumain où chacun est réduit à être productif, à faire partie d’un ensemble qui a perdu son sens et son humanité. L’emploi d’Eva Silber est hautement symbolique. La jeune femme travaille pour une administration chargée d’établir des statistiques sur les causes de décès. Dans cette entreprise, chaque mort est un numéro. C’est parce qu’elle choisit un jour de leur donner des noms que l’héroïne va basculer dans une autre vie.

Quelle que soit la charge politique qu’ils contiennent, il ne faut pourtant pas oublier que les deux textes sont, avant tout, très littéraires. Non seulement créer un personnage à partir du vide peut être vu comme un exercice de style, mais dans un pays où, au moment du nouveau roman, on a décrété la mort du personnage, ces textes peuvent se lire comme une sorte de volonté de le réhabiliter après disparition. Enfin, les deux auteurs se placent sous le patronage de leurs aînés, Pynchon pour Richard, et de manière explicite. Robbe-Grillet pour Lambert, auteur qu’elle connait bien pour avoir travaillé sur ses archives, et son texte est peut-être un hommage au roman Les Gommes, structuré comme une fausse enquête. Enfin, La dissipation comme La désertion, déjà dans leurs titres, renvoient évidemment à La Disparition, de Perec, roman construit sans la lettre « e » pour dire une vie sans « eux », les parents de l’auteur disparus en déportation. Et les deux textes sont nimbés d’une sorte de nostalgie, car chaque fois les différents personnages parlent au passé, des années après la disparition de P et d’Eva Silber.

Reste que dans les deux cas, le personnage disparu réapparait. Eva Silber chez Emmanuelle Lambert reprend la main, littéralement, sur le cours de l’histoire, et le lecteur découvre sa vie et ses choix. De femme contrainte, qui n’existe que dans le regard des autres, elle devient un individu libre, bien qu’elle ne puisse pas complètement expliquer clairement sa décision de s’éclipser. P conclut par une courte lettre le livre de Nicolas Richard, et nous exhorte, en quelques phrases marquées d’une distance amusée, à la réflexion : « Quant à l’überglasnost ambiante, elle ne me dérange pas : j’y vois un phénomène à observer et à perturber ».

 

Emmanuelle Lambert, La Désertion, Stock, 160 pages, 15 €

Nicolas Richard, La dissipation, Inculte, 192 pages, 17,90 €


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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