Littérature

Encore heureux ou l’itinéraire d’un enfant gâté

écrivain

Avec Encore heureux, son nouveau roman, Yves Pagès s’amuse sérieusement à reconstituer la cavale tumultueuse d’un héros ironiste libertaire. Manière de rendre justice en acte à la force anarchisante du récit même, de la fiction – une autre marge –, à son pouvoir de déplacement, d’arrachement et de subversion.

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Si l’on veut cerner l’imaginaire qui sous-tend et nourrit le dernier roman d’Yves Pagès, sans doute faut-il aller chercher du côté de l’anarcho-banditisme, de personnalités comme Marius Jacob – homme généreux, illégaliste plein d’humour et autodidacte forcené – ou du côté de figures plus contemporaines de Bruno Lescot –  le héros du livre – telles que Pierre Goldman ou Patrick Geay, l’un des braqueurs emblématiques du gang des postiches.

Alors, qui est Bruno Lescot ? Ne répondons pas tout de suite, l’un des enjeux du livre étant, petit à petit, de le comprendre et d’appréhender, à travers lui, les enjeux historiographiques, intimes, et politiques d’une telle trajectoire. L’auteur nous y invite, d’ailleurs, de la plus romanesque des façons, même si les pièces fictives produites semblent attester de l’inverse (elles se présentent comme scientifiques et juridiques) en mobilisant plusieurs instances narratives pour mettre en perspective les faits, ses actes, son parcours, sa personnalité, sa vie : des comptes rendus de procès, des passages du dossier d’instruction, des coupures de presse, des témoignages de proches, des rapports psychiatriques, une contre-enquête aussi. Ce dispositif narratif, ludique et sophistiqué, augmente la liberté de l’auteur comme elle intensifie celle de sa créature et permet à Yves Pagès de jouer des contradictions, des ambiguïtés, des zones d’ombres ou des impasses de son personnage et de ceux qui prétendent l’approcher.

Dans cette apocalypse farcesque et meurtrière, n’importe quoi serait alors enfin possible : l’amour le plus profond, le crime le plus gratuit, la réparation la plus improbable.

Les faits : dans un premier temps, Bruno Lescot, jeune activiste nerveux et fantasque, a provoqué un agent des forces de l’ordre qui le tenait en joug lors d’une émeute, entouré d’une « bande d’autonomes armés de boulons et de manches de pioches ». Il aurait exhibé sa poitrine en lui lançant « Tire, vas-y tire ! ». Il avait bien sûr préalablement, lors de cette opération, fracassé les vitrines de lieux stratégico-symboliques (banques, commissariat etc…). Il était par ailleurs déjà connu des services de polices pour – pêle-mêle et entre autres choses – concerts sauvages, grivèlerie, fraudes dans les transports, dégradations de bâtiments publics. Il écopera le 24 septembre 1980 – un an, presque jour pour jour, après la mort de Pierre Goldman, on y reviendra – de trois ans de prison dont un avec sursis et bénéficiera en 1981 d’une amnistie présidentielle et d’une libération anticipée. Début 83, il commettra avec sept autres personnes le vrai faux hold-up d’une BNP de Charenton, le jour de mardi-gras, muni de pistolets en plastique et sous un masque de panthère rose. Les coffres de la banque resteront inviolés mais l’interpellation tournera mal et un policier sera tué. Notre braqueur en carton l’aurait blessé à mort en s’emparant de l’arme d’un des agents en présence lors de l’attaque qui se voulait donc au départ benoîtement carnavalesque. Lescot, lui-même touché lors de ce drame, sera hospitalisé et en profitera pour s’évader. Sa culpabilité effective restera jusqu’au bout incertaine. Et sa cavale durera plus de vingt ans.

Où faut-il aller traquer Bruno Lescot pour retrouver ses traces, le saisir, découvrir ce par quoi il est dans le même mouvement agi et empêché ? Son psychiatre évoque une « personnalité morcelée », une « culpabilité » structurelle, un « complexe d’infériorité » d’ « enfant gâté » déterminant ses refus successifs, ses colères, son comportement « antisocial ». Cette attitude viendrait, en quelque sorte, en compensation d’une blessure narcissique plus fondamentale. Difficile de ne pas penser, quand on considère les tags, les traces de rouge à lèvres qu’il appose en guise de graffs – griffes tendres qu’il laisse un peu partout – au punk, au dadaïsme, à la dialectique négative d’Adorno qui les préfigure selon Greil Marcus (dans Lipstick traces). Il s’agirait en fait de maintenir la négation comme principe de tension, de friction, pour la retourner absurdement contre elle-même et la faire éclater. Dans cette apocalypse farcesque et meurtrière, n’importe quoi serait alors enfin possible : l’amour le plus profond, le crime le plus gratuit, la réparation la plus improbable. Il faudrait voir comment la terreur contemporaine et le djihad mondialisé rétro-éclaire cette problématique, mais c’est un autre sujet. On se souvient de ce que dit Johnny Rotten des Sex Pistols : « Kill someone, be someone ! Be a man, kill yourself ». Est-ce ici le mantra secret qu’abriterait le malheureux Lescot au début des années quatre-vingt ? Contre quoi hurle-t-il quand il se met en colère ? Que va-t-il chercher dans les manifs, les descentes ou attaques, les émeutes, les braquages ? A quoi se heurte son « inclination délictueuse » ? C’est à ce point de questionnement qu’Encore heureux devient encore plus intéressant : ce à quoi se confronte Lescot – et, avec lui sans doute, toute la mouvance post-surréaliste et anarcho-punk –, c’est à l’impossibilité du tragique. Ce n’est pas rien. Pris par le goût de l’action, du raid et du détournement, envahi par un rêve d’intensité, d’histoire et de feu, cette impossibilité les annule, les condamne à l’outrance morbide, aux blagues impuissantes, aux slogans inventifs mais navrants, atteints de cette vérole ordinaire qu’est parfois dans le langage le recours au jeu de mot (« le kapital constype mais l’anar chit (sic) »), à la véhémence à vide, à blanc, s’enivrant d’elle-même, à la vanité comme à l’infantilisme, à l’emportement et à l’empêchement (c’est la même chose), à l’évitement, à la fuite.

Yves Pagès rend dans le même mouvement un hommage féroce et paradoxal à cette tradition libertaire : il la réactive et en fait vivre l’esprit minoritaire.

C’est là qu’Yves Pagès devient fort d’une ironie doucement abrasive et que Bruno Lescot se révèle déchirant et trouble. Mutatis mutandis, n’est-ce pas ce à quoi se heurte Pierre Goldman auquel Pagès fait d’ailleurs allusion dans le livre : l’un de ses personnages, fiché comme sympathisant de la « mouvance autonome », a participé à la manifestation sauvage ayant suivi sa mort en septembre 1979. Pierre Goldman, fils de résistant sans guerre, assoiffé de nuit et de révolte, mais qui dit-il dans Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France se « rassasiait, se pénétrait, se hantait de films et d’histoires de cette guerre ». Comme les punks, il trouvait les hippies veules et rêvait de combats plus profonds, d’une brutalité, que les années 60 et 70 ne lui offraient pas. Il cherchait lui cette violence dans la musique caribéenne, le chant des tumbas, et le plaisir d’écouter, de vivre et de danser la salsa allait pour lui de pair avec la possibilité de la guérilla. Il fallait dit-il qu’il l’éprouve « dans une vie hantée par une menace réelle de mort ». Il y avait un fond tragique chez Goldman, une énergie vitale, qui tenait bien sûr à son histoire où il puisait une morgue maudite, à l’obsession juive, à un sentiment d’impuissance brûlé au rhum et perverti dans le gangstérisme, à « la violence splendide où mort et plaisir enfin réuni » l’apaisaient, disait-il. Vous retirez sa dimension tragique à Goldman, et peut-être devient-il Bruno Lescot, un mec se croyant coupable de naissance et dont « un hold-up présumé fictif et en définitive plus vrai que nature (…) a fait voler en éclats le travail entrepris pour saper les leurres idéologiques de sa névrose mégalo-dépressive ». Ils ne sont pas si éloignés, l’un de l’autre, au fond. Mais ce qui les sépare est décisif et ne les rapproche que pour les opposer : l’un est du côté d’une morbidité déchirante, de la honte et de la fuite, l’autre du tragique, d’un rapport orgueilleux et quasi tauromachique à sa propre fin, qu’il traque au contraire où il peut, de la confrontation physique et sensuelle à la mort qu’il trouve enfin à sa porte une après-midi de septembre.

Peut-être le rosebud d’Encore heureux se trouve-t-il en fait dans la première scène de confrontation de Lescot avec le flic, un détail mérite en effet d’être distingué comme le relève l’auteur lui-même : l’adolescent porte, ce jour-là, sur la poitrine un autocollant de la croix rouge où il est inscrit : OFFREZ VOTRE SANG. En surimpression, s’inscrit étrangement la chanson d’Henri Gougaud immortalisée par Serge Reggiani, « Paris, ma rose » et l’on peut se demander avec lui « Où est passé, Paris la Rouge ? La commune des sans souliers (…). Est-elle fermée la longue douleur, du temps où les gars avaient si grand cœur qu’on ne voyait qu’eux aux trous des chemises ? ». Que faire du désir de révolte quand il traque le feu d’une histoire qui ne brule ni ne tremble plus nulle part, en France, quand les salariés ne sont plus – même quand ils souffrent – des esclaves mourant sur des machines mais des employés de bureau s’adonnant au nihilisme bénin des loisirs et de la consommation ? Quand il se confronte à l’absence du tragique, à ses spectres hantés, catastrophiques, ce désir débilite, s’étiole et enrage en même temps de sa faiblesse, de son absurdité. C’est ce que le livre d’Yves Pagès montre. Mais alors qu’il l’illustre avec distance et empathie, il rend dans le même mouvement un hommage féroce et paradoxal à cette tradition libertaire : il la réactive et en fait vivre l’esprit minoritaire. « Y’en a pas un sur cent et pourtant, ils existent (…). Ils sont morts cent dix fois pour que dalle et pourquoi ? Avec l’amour au poing sur la table ou sur rien. Avec l’air entêté qui fait le sang versé. Ils ont frappé si fort, qu’ils peuvent frapper encore ». C’est Léo Ferré qui chante « Les anarchistes » pour la première fois le 10 mai 1968 sur la scène de la Mutualité, le soir de la première nuit des barricades, il ne la chantera presque plus dans les années 80. C’est pourtant, aussi, la dernière chanson qu’il interprétera sur scène. Est-ce un augure ?

La fin de l’histoire est un leurre, le tragique et la tentation autoritaire – ou crypto monarchiste – sont de retour : le réveil anarchiste, la fougue séditieuse de sa dynamique intime peut sans doute y trouver le lieu de sa réinvention. La question est de savoir si elle le fera sans verser dans l’écueil mortifère ou romantique qui, souvent, malgré elle, la caractérise. C’est là sa vanité, son risque. C’est un des lièvres qu’Encore heureux à sa manière soulève. Et c’est une vraie piste de réflexion. Contrairement aux marxistes ou à certains sociologues qui pensent les structures, l’ordre symbolique, les signes et s’y enferrent parfois en congédiant la possibilité du vertige, de l’ambiguïté ou du sens, Yves Pagès rend justice à la grâce blessée – voire ravagée – des anars chez qui la radicalité ne concède rien à la suffisance analytique, et veut rester vitale : elle ne cède pas sur le désir et continue d’érotiser les marges.

Dans le même geste littéraire, il rend justice à la force anarchisante du récit même, de la fiction – une autre marge –, à son pouvoir de déplacement, d’arrachement et de subversion. C’est là une force irremplaçable. Les enfants « gâtés », littéralement, pourris d’attentions qu’ils ont laissé macérer dans leurs moelles et les intoxiquer, ont eux aussi leur mythographie secrète. Et parfois, le sens du chaos. A la tranquillité du divan et de la névrose, à la rigidité des structures, ils peuvent préférer la tentation du délire, l’aventure, la cavale, le génie ironique ou le rire, le passage à l’acte, l’écriture. La littérature devient alors la condition pathologique et noire de leur conscience, leur passion lucide, la forme malade et pervertie de leur puissance. A côté des écrivains, les punks sont des enfants de chœurs.

Yves Pagès, Encore heureux, éditions de l’Olivier, 320 pages, 19 €


Stéphanie Polack

écrivain, éditrice

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