International

Décoloniser la francophonie

Historienne

Le plan pour la promotion du français et du plurilinguisme voulu par le gouvernement est attendu pour le 20 mars, date consacrée à la Journée internationale de la francophonie. L’idée serait de déringardiser la francophonie ? Au Québec, pour dire « c’est ringard » on dit « ça fait colon » ! Plaidoyer pour une francophonie différenciée.

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Une question qui dérange : pourquoi subventionner la Francophonie d’un côté (le côté des caméras) et couper les fonds aux initiatives de terrain, qui ne coûtent d’ailleurs pas cher, celles qui construisent vraiment des ponts entre les cultures en utilisant une langue commune, le français ?

En ce moment, à Paris on s’occupe à « déringardiser » la francophonie, pour mieux la célébrer avec l’aide dynamique et bénévole de Leïla Slimani, alors que le ministère de la Culture transmet semble-t-il brutalement à un autre théâtre les missions du théâtre du Tarmac, unique scène permanente de création contemporaine francophone non-française qui donne une large place à l’Afrique, au monde arabe et aux outre-mer. De l’autre côté de l’Atlantique, à Québec, ville de Littérature de l’Unesco, on subventionne l’ambitieuse initiative gouvernementale du Centre de la francophonie des Amériques mais on coupe le maigre budget de fonctionnement de l’Association internationale des Études québécoises, outil de rayonnement de la culture québécoise et de diplomatie culturelle dans le monde entier depuis 20 ans.

A-t-on les outils pour comprendre ce décalage ? La pratique de la francophonie serait-elle tout simplement passée de mode, au profit d’une rhétorique de la francophonie à l’ethos complaisant, globalisant et déconnecté ?

Si l’Afrique francophone s’est emparée du débat pour le relancer sur de vraies problématiques, celles des hiérarchies et de l’élitisme, ni la francophonie nord-américaine en général, ni le Québec en particulier, ne semblent sollicités pour entrer dans le débat, ou encore pour offrir des éléments de discussion dans le cadre du «lavage de linge sale en famille» (cf. Tarmac) francophone ayant lieu en ce moment à Paris. Pourtant, le contexte francophone minoritaire nord-américain offre plusieurs exemples de manifestations du rayonnement ou du rétrécissement de la francophonie malgré son enchevêtrement dans les notions quasi idéologiques de diversité et de francophonie pancanadiennes.

Même si la francophonie nord-américaine n’est pas à l’abri de la ringardise, ni à l’abri des spectacles de guignols franco-fun, elle existe dans une grande diversité. Un regard sur la francophonie de cette aire géographique comprenant quelques millions de locuteurs du français peut à mon avis contribuer à une analyse utile de la francophonie dans son ensemble.

Multiculturalisme, bilinguisme, autochtonie :
la particularité canadienne

La francophonie nord-américaine, c’est d’abord le parcours d’un groupe ethnolinguistique issu de la colonisation française en Amérique du Nord. La Nouvelle-France, une colonie française établie sous le règne d’Henri IV, fut développée en trois provinces au cours du XVIIIe siècle : l’Acadie, le Canada et la Louisiane. Louis XIV a perdu l’Acadie en 1713 aux mains des Anglais, puis le Canada et la Louisiane en 1763. Avec le temps se sont constitués trois bassins francophones en relatif isolement.

Après la conquête anglaise, la langue française au Canada fut gardienne de la foi catholique et d’une certaine idée de la nation culturelle. Après 100 ans à résister au sein du Canada britannique, le français demeure et… s’exile. En effet, la révolution industrielle fait de Montréal le moteur économique du Canada mais la situation est grandement défavorable aux Canadiens-Français qui migrent vers les États-Unis, pour travailler dans les usines et les filatures (1 million d’exilés entre 1840 et 1930). Des efforts de colonisation pour garder les Canadiens-Français au Canada soutiennent l’implantation de paroisses au nord et à l’ouest de la province de Québec. Il y a ainsi eu plusieurs petits peuplements francophones de culture canadienne-française éparpillés dans une grande zone couvrant le nord des États-Unis, le nord du Québec, l’Ontario et le Manitoba.

Au cours des années 1960, le constat d’échec en matière d’égalité des langues anglaise et française au Canada est l’une des raisons principales de la montée d’un mouvement séparatiste au Québec. À terme, l’idée du bilinguisme émerge comme composante d’une nouvelle identité canadienne (1969), appuyée par une autre idée maîtresse, celle du multiculturalisme (1971). L’autochtonie restera en marge de ces deux politiques. Intrinsèque à la pensée de Pierre Eliott Trudeau (le père de Justin) et à sa vision du Canada, le bilinguisme officiel est, outre un moyen d’acheter la paix sociale, une façon de désethniciser le rapport à la langue, permettant l’ouverture à l’immigration. Selon lui, l’égalité d’accès aux langues officielles était la balise la plus solide pour l’unité du pays. Depuis, le français est l’une des deux langues officielles, subventionnée et minoritaire, aux accents largement politisés. Au palier fédéral, le français, c’est une langue de bois, au Québec, c’est la seule langue officielle.

Qui sont ces francophones ?

Les Canadiens francophones nés hors-Québec constituent 10,4% des effectifs de la francophonie canadienne (Statistiques Canada). À l’ouest du Québec, en Ontario, une minorité franco-ontarienne s’est consolidée dans la survivance puis dans la résistance, et enfin dans une communauté qui rêve même d’une université francophone, après le maintien d’un hôpital francophone durement gagné. On en trouve pourtant une au Manitoba, où à part l’anglais dominant on parle français et mitchif, la langue de la nation autochtone Métis. La nouvelle définition inclusive des francophones au Canada (la DIF) comprend les personnes dont la langue maternelle n’est pas le français, ceux et celles qui ont la connaissance du français et qui le parlent à la maison. Elle exclut toutefois les personnes parlant le français lorsque celles-ci ont identifié l’anglais comme leur langue maternelle. On a donc au Canada plusieurs francophonies et potentiellement, quelques intersections : c’est une question de réseau. Les francophones hors-Québec communiquent davantage entre eux qu’avec les Québécois. Pourquoi ? La question minoritaire semble être l’allégeance qui prévaut.

À Montréal, la métropole francophone des Amériques, une personne sur cinq est née à l’extérieur du pays : y vivent en français plusieurs minorités visibles, et peu de minorités audibles. Selon le recensement de 2016, au Québec, la proportion d’immigrants de langue maternelle française s’est accrue, passant de 20,9 % chez les immigrants établis avant 1981 à 26,6 % chez les immigrants récents. En revanche, 68,3 % de ces derniers ont déclaré avoir une langue maternelle autre que le français et l’anglais.

Au Québec, un francophone peut être un Québécois aux origines canadiennes-françaises ou un autochtone assimilé (Huron-Wendat) ; un autochtone bilingue (parlant cri et français ou innu et français par exemple), un francophone issu de l’immigration dont la langue maternelle peut être le français ou le créole ; un francophone issu de l’immigration dont la langue maternelle n’est pas le français mais qui l’a appris à cause de la colonisation française dans son pays d’origine, aidé par la francophonie élitiste offrant la garantie d’un avenir meilleur et formidable avantage lorsqu’il s’agit de présenter une carte de visite à Immigration Québec (Vietnamiens, Sénégalais et Libanais par exemple) ; un immigrant ou un réfugié qui a appris le français forcé par la Charte de la langue française (loi 101) et aidé par les centres de formation payés par l’État – les immigrants économiques italiens, grecs, chinois et portugais et les réfugiés cambodgiens, iraniens et chiliens depuis 1970 en savent quelque chose ; un Canadien-anglais bien intégré au Québec, dont les ancêtres sont irlandais, écossais, ou un Anglais s’il est issu de la première immigration, ou encore du monde entier contemporain (Chine, Bangladesh, Inde ou Pakistan par exemple)… ou encore, un Anglo-tout-court, arrivant d’une autre province du Canada (une minorité à la culture très forte qui a d’ailleurs le leadership de la culture hipster).

Parler français au Québec, c’est parler la langue obligatoire, la langue protégée de la majorité. C’est utiliser un levier de mobilité sociale pour accéder à la fonction publique provinciale ou fédérale. Le bouillon de culture n’est pas pour autant homogène. C’est en effet la langue d’une nation qui s’est donné comme valeurs trinitaires l’égalité entre les hommes et les femmes, la laïcité et… le français comme langue commune, alors que cette langue recouvre des situations culturelles diverses. Et que l’ancienne culture de la majorité, enracinée dans le terroir et dans la nostalgie émue des traditions catholiques canadiennes-françaises, reste dominante à l’extérieur de la métropole.

Cultures plurielles et diversité

Le Canada se classe au 2e rang mondial pour la superficie de son territoire, mais ne compte qu’un peu plus de 36 millions d’habitants d’une incroyable diversité ethnique. Au plan linguistique, cette diversité est d’abord issue des tensions entre les deux nations « fondatrices », la France et la Grande-Bretagne, vient ensuite le caractère de plus en plus multiethnique et multilingue du Canada, et enfin, la résurgence des cultures de langues autochtones – plus d’une cinquantaine – dont plusieurs doivent rivaliser avec le français et l’anglais au sein même de leur communauté. Le résultat est un État qui protège la diversité linguistique et ethnique. On peut même dire que la reconnaissance de catégories identitaires définies a encouragé l’ancrage d’identités à « traits d’union » (Italo-Canadiens, Franco-Manitobains, Anglo-Québécois, etc.). Ainsi, les identités sociales, nationales et racialisées recoupent la notion du pan-canadianisme.

Dans ce contexte, les francophones sont des acteurs langagiers minoritaires, involontairement désethnicisés, en tout cas régionalement, et réorientés sur un territoire plus grand. En effet, il y a maintenant des minorités francophones « d’un océan à l’autre », une francophonie nord-américaine, puis une francophonie internationale et immigrante qui vient nourrir et enrichir ces minorités de langue officielle française hors-Québec. Ce phénomène a pour effet boomerang une ré-ethnicisation, dans une perspective postcoloniale de l’immigration qu’on appelle gentiment la diversité.

Au cours des années 2000, le terme diversité s’est substitué à la notion de cultures (au pluriel) pour mieux saisir la différence culturelle au sein de l’expérience canadienne. Il s’agit d’un terme-clé pour penser et négocier la différence au sein d’une société dont la définition de la nation n’est ni française ni américaine, basée ni sur la langue, ni sur l’héritage, ni sur la culture, ni vraiment sur la nation mais sur le territoire et ses ressources et sur une idée du vivre-ensemble dessinée par des politiques découlant de la Charte canadienne des droits et libertés. En somme, elle est définie par des notions justement non essentielles : multiculturalisme et bilinguisme. En serait-ce de même pour la francophonie, qui décrit à la fois une politique et une pratique, qui est un marqueur de langue mais qui ne confirme pas un bagage culturel univoque?

La notion de différance, forgée par Jacques Derrida, permet d’en rendre compte : le sens est toujours au-delà de la clôture qui le rend possible. L’identité culturelle francophone n’est pas et ne doit pas devenir essentialisée ; elle est production incessante de soi – « la culture [noire] n’est pas affaire d’ontologie, d’être, mais de devenir », écrivait Stuart Hall (Identités et cultures, 2007, p. 262). C’est ainsi que dans l’espace francophone canadien, on retrouve une tension très forte entre les enjeux des populations minoritaires, l’intégration de plus en plus accentuée de la diversité et la question d’un patrimoine francophone commun à bâtir dont la population francophone, dans son ensemble, pourrait en tirer fierté.

Cependant, la francophonie multiculturelle canadienne existe : c’est une littérature post-coloniale et post-moderne écrite en français par des déplacés historiques et des immigrants contemporains, qui souvent ont plus d’une langue : Wajdi Mouawad, Dany Laferrière, Nancy Huston, Sergio Kokis, Rawi Hage ou Kim Thuy participent à la canadianité, la québécité ou la francophonicité sans nécessairement inclure des connotations post-coloniales ou marxisantes [1].

La Francophonie c’est par et pour qui ?

Toutefois, changer les représentations en parlant de diversité ne modifie pas substantiellement la marginalisation culturelle que vivent les francophones non-Français partout dans le monde ou, au Canada, les francophones qui ont d’autres origines que canadiennes-françaises, pour insister sur les deux pôles normatifs que sont Paris et Montréal. C’est pour cette raison qu’il faudrait mettre en œuvre quelque chose comme une véritable reconnaissance de la différenciation de l’expérience historique, culturelle, littéraire, vernaculaire, économique et politique des sujets francophones, et ce, au-delà des lieux communs publicisés autour du 20 mars. La francophonie en est-elle vraiment capable?

Comment annoncer l’identité francophone comme plurielle, faite de discontinuités, de ruptures historiques, géographiques, ethniques et culturelles en l’absence d’une compréhension d’un déséquilibre des représentations et de leurs dynamiques ? En raison de cette ignorance, le mot diversité dissimule mal un « albinocentrisme renouvelé », pour emprunter la formule-choc de Raphaël Enthoven (Matière première, 2013, p. 51-53). Plaider en faveur d’une francophonie différenciée c’est demander la reconnaissance de l’usage du français en tant que pratique d’une identité culturelle en français non normée par l’Hexagone.

Car qu’entend-on par Francophonie ? S’agirait-il d’une sorte de Commonwealth francophone, une création politique de réparation rhétorique, inspirée par la honte, en réponse au gâchis postcolonial transformé en héritage, tout comme l’original – anglophone ? D’outre-Atlantique, la francophonie est aussi et à la fois une réalité de terrain et un tremplin vers l’international [2]. Il semble que selon les continents et les populations, la francophonie peut être tout aussi bien une politique prescriptive, un folklore, une pratique élitiste ou tout simplement et véritablement une réalité langagière vivante et diversifiée.

Alors, pourquoi faudrait-il « boboïser » la francophonie ? Les hipsters de Montréal le font déjà ; c’est une gentrification comme une autre — après les sushis et la chemise à carreaux à 100 $ : la francophonie. Il est maintenant fortement découragé d’accueillir les clients des magasins en disant « Bonjour-Hi ». Le « Merci-Thanks » est aussi une expression à proscrire, perçue comme un aveu d’assimilés assumés qui dit en réalité la honte de soi.

Pour « déringardier » la francophonie, à Paris on la rend cool. (Chantez la-Fran-co-pho-nie sur l’air de La-Ca-li-for-nie.) Pas moyen de passer outre à l’américanisation. En arrivant à l’aéroport, on lit : « Bienvenue in Paris ». Est-ce un nouveau marqueur territorial pour dire haut et fort : « Paris n’est plus le centre de la francophonie » ? Ah oui, Paris, c’est in. Le français, c’est out ?

Si l’objet de la Francophonie sont les francophones, quel est son sujet ? Pour dire combien les mots qu’on emploie, en français, transmettent un fonds culturel important, voici un exemple parlant : pour dire « c’est ringard », au Québec, on dit « ça fait colon ». « Déringardiser » la francophonie, ce serait en traduction québécoise, tout simplement : décoloniser la francophonie.

Jadis, la modernité des francophones se transmettait depuis un centre unique, Paris. Depuis les années 1960, elle émane de la France (pour la francophonie européenne et africaine) ou du Québec (pour la francophonie nord-américaine). Aujourd’hui, le soulignerait sûrement Stuart Hall, elle n’a plus de centre, sauf pour ce qui est d’allumer le feu du débat.


[1]. Bien que Nègres blancs d’Amérique (Montréal, 1968) et l’Éloge du Chiac (ONF, 1969) aient été des œuvres canoniques, la première dans le Québec politique et littéraire de la Révolution tranquille et la seconde pour la réaffirmation acadienne au Nouveau-Brunswick à la même époque. L’Éloge du chiac est un documentaire de Michel Brault réalisé sous forme de conversations entre une jeune institutrice dans une école française de Moncton et ses élèves.

[2]. Le Canada-Nouveau-Brunswick (membre) et le Canada-Ontario (observateur) en plus du Canada-tout-court (membre) alors qu’il s’agit de francophonies historiquement minoritaires, font partie de l’Organisation internationale de la Francophonie comme le Canada-Québec (membre).

 

Anne Trépanier

Historienne, professeure agrégée à la School of Indigenous and Canadian Studies de l'université Carleton (Ottawa)

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Notes

[1]. Bien que Nègres blancs d’Amérique (Montréal, 1968) et l’Éloge du Chiac (ONF, 1969) aient été des œuvres canoniques, la première dans le Québec politique et littéraire de la Révolution tranquille et la seconde pour la réaffirmation acadienne au Nouveau-Brunswick à la même époque. L’Éloge du chiac est un documentaire de Michel Brault réalisé sous forme de conversations entre une jeune institutrice dans une école française de Moncton et ses élèves.

[2]. Le Canada-Nouveau-Brunswick (membre) et le Canada-Ontario (observateur) en plus du Canada-tout-court (membre) alors qu’il s’agit de francophonies historiquement minoritaires, font partie de l’Organisation internationale de la Francophonie comme le Canada-Québec (membre).