Cinéma

« Mes provinciales », ou le doux amour de l’Homme

Critique

A l’automne 2017, Jean-Paul Civeyrac donnait Rose pourquoi, profond essai sur la question de l’épiphanie au cinéma. Ce texte était aussi l’occasion d’interroger un certain état de la production filmique actuelle, sur fond de régime esthétique en berne. Avec Mes provinciales, le réalisateur et scénariste dote sa réflexion d’une chair sensible, propre à nous faire éprouver notre « précarité d’êtres vivants », c’est-à-dire à nous faire exister plus puissamment.

A une amie qui n’a pas vu le film, on pitche brièvement Mes provinciales. Un jeune Lyonnais vient étudier le cinéma à Paris et fait son éducation sentimentale et théorique. On ajoute qu’on a larmoyé plus souvent que permis, à cause de certaines déclarations sur l’art et de la façon dont on annonce les morts. Elle dit : « ah, je vois, c’est un film sur avant ». C’est toujours utile d’avoir des amis qui vous connaissent mieux que les œuvres dont vous parlez, car la beauté, on le sait depuis plus de deux cents ans, n’est pas dans l’objet mais dans le rapport qu’on entretient avec lui. Donc on peut pleurer un peu devant Mes Provinciales si l’on croit que c’est un film sur « avant ». Un film d’avant l’histoire, comme le suggère l’un des personnages, Mathias, qui incarne l’idée d’un cinéma intransigeant : « mes idées ne sont pas mortes, mais elles sont très vieilles » répond-il à un imbécile qui l’accuse de ne pas comprendre que « le monde a changé ». Des idées qui viennent des cavernes, d’une main sur laquelle on souffle des pigments pour laisser une trace, pour faire signe. Donc un film immémorial ou universel dans lequel tout le monde devrait se reconnaître, pense-t-on. Un film sur ce moment de la vie, aussi excitant qu’angoissant, où l’on s’apprête à réaliser ses rêves. Une autre amie, à qui l’on raconte cela, répond : « ça n’est pas forcément une bonne idée de réaliser ses rêves, j’ai un vieux pote qui voulait voir les bonobos au Congo, et il est mort d’un infarctus pendant le safari. Comme quoi, passé un certain âge, c’est même très dangereux de réaliser ses rêves. »

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Précisons qu’il n’y a aucun bonobo dans Mes provinciales, pas même un chat, d’ailleurs, ni un chant d’oiseau. Aucun vieux non plus, ni de rêve réalisé. A la place, le corps dégingandé et le visage idéalement imparfait d’Andranic Manet dans le rôle d’Etienne, le héros qui monte à la capitale. Musclé à la kro, taiseux, cerné jusqu’aux genoux, un croisement curieux entre Carl Barât des Libertines et Jean-Luc Bideau chez Alain Tanner, mais que la caméra de Civeyrac transforme en sex-symbol durant deux heures vingt (à condition bien sûr de mettre le cerveau dans le sexe et vice versa). Son regard clair occupe la plupart des (gros) plans, on dirait Anna Karina chez Godard — y compris dans une séquence d’épiphanie, justement, où il visionne avec des amis non pas Dreyer comme dans Vivre sa vie, mais Khoutsiev et sa Porte d’Illitch (1962). Il fait aussi très bien Catherine Deneuve dans les Parapluies de Cherbourg, quand elle comprend à la dernière séquence, en revoyant son premier amour, que c’est mort (il neige) : ni la vie qu’elle a, ni celle qu’elle n’a pas eue, ne sont celles qu’elle attendait. A la fin de Mes Provinciales, la petite amie d’Etienne veut racheter un piano, comme avant, quand il en jouait. « Moi, le piano, ça me manque » dit-elle. « Si tu veux » répond-il. Silence, travelling avant sur le visage d’Etienne et, en alternance, sur une fenêtre. On passe au travers du cadre, on est dans l’ouvert. C’est tellement beau qu’on pourrait se jeter.

Il y a toute la jeunesse et les commencements dans Mes provinciales. Les groupes d’ami.e.s, les mâles alpha et les un peu plus plats, les attractions désastres, discussions infinies, les ruptures, les doutes. L’homosexuel amoureux de l’hétéro doux qui ne s’en est pas aperçu et s’enrhume quand on le lui fait remarquer. L’éternel mari de Dostoïevski revu par René Girard. Le titre est emprunté à Pascal « et notamment à ce qu’il dit de l’imposture, de la pureté des intentions en conformité avec les actes, déclare Civeyrac dans le dossier de presse. Peu à peu, Etienne apprend à ne pas se mentir à lui-même, à ne pas s’illusionner sur ses propres capacités, artistiques et sentimentales. Par exemple, à ne pas s’imaginer fidèle quand il ne l’est pas. » Il y a aussi un appareil critique immatériel, constitué de films vus (Paradjanov entre autres), de livres échangés, d’Emily Brontë à Novalis en passant par Pasolini ou la Préface à la vie d’écrivain, correspondance de Flaubert que Mathias offre à Etienne. Un livre qui, dans notre monde réel, est épuisé depuis longtemps, mais qui arrive comme neuf ici, participant d’un système d’inactualité (Bach, Mahler, noir et blanc) visant à rédimer le monde représenté, à lui faire rejoindre la rue de Paris disparue où Nerval se pendit. Civeyrac s’amuse même à embaucher son héros dans un « hôtel Langlois ». Comme le dit une des copines d’Etienne à propos de Sayat Nova, Mes Provinciales n’est pas un film abstrait, subsumant le tout d’un être à l’une de ses qualités, mais au contraire un film concret, plein d’objets présents ici et maintenant, de cigarettes, de tapis, de smartphones, de livres, de peaux et de cheveux, avec lequel on peut bricoler la carte de toutes les possibilités, marquer un instant une latitude et une longitude, en faire vibrer le point épinglé. A la fin, Etienne va mieux, on aperçoit un livre de Robert Creeley sur ses étagères : on n’en est pas encore à Jack Spicer mais son veuvage est moins inconsolé (le film est découpé en chapitres portant des titres de Nerval). Il a entretemps appris à observer la simultanéité des affects (une belle séquence dans un café où la vie simple se présente à lui en fragments). C’est bon pour créer.

Nous qui avons biberonné Flaubert, Pasolini, Deleuze, nous pensons que c’est le principe même de la vie, de n’y rien comprendre.

Sur le plan de la théorie esthétique (c’est-à-dire la théorie de ce qu’on va partager comme représentations du monde), plusieurs moments du film émeuvent. Le premier est un cours à l’université de Paris VIII. S’y opposent deux visions de l’art, entre Mathias, moderne ombrageux, et William, chantre positiviste d’un « cinéma qui a changé ». On comprend que ce dernier est du côté des « colloques sur Goldorak », évoqués par Mathias, Etienne et l’amoureux Jean-Noël (il aime Etienne sans être aimé) comme le fin fond de la régression intellectuelle. On n’a rien personnellement contre Goldorak, mais Mes Provinciales rappelle à ce moment-là le curieux renversement politique sous lequel nous vivons : ce sont ceux qui haïssent le plus le cinéma (ou la littérature, etc.) qui s’estiment paradoxalement les mieux placés pour en parler et dire que ça « prend la tête ». Civeyrac a placé dans la bouche de William et de ses supporters une vulgate réussie de la réaction post-quelquechose : « ça ressemble à un vrai film » énonce un crétin. Il doit croire que c’est une pizza. Ça ressemble à la photo sur marmiton.org donc c’est réussi, sans inventer, juste parce qu’on a atteint un canon immuabilisé. Dans le camp adverse, il y a ceux qui font de l’art parce que la réalité, « on n’y comprend rien », et qu’ils cherchent « une parole digne à partager ».

C’est là qu’on sort un premier mouchoir, d’ailleurs, pris d’un doute. On ne sait si c’est pour écraser une larme ou une goutte de sueur froide. Après tout, peut-être qu’ils ont raison, les gens qui ont tout compris. Nous qui avons biberonné Flaubert, Pasolini, Deleuze, nous pensons que c’est le principe même de la vie, de n’y rien comprendre, et que c’est le job de l’Humain d’essayer de faire du sens, de changer le sens ensemble, de s’amuser, de rhizomer, toussa. Que c’est ça qui est joyeux. Mais les autres, ceux qui disent que « le monde a changé », ils ont l’air de savoir ce qu’ils veulent (1). Peut-être que c’est ça, finalement, le miracle du réalisme néolibéral : simplifier tellement le monde et l’humain lui-même que tout est devenu réellement compréhensible. Plus besoin alors de cette « aide à séjourner » qu’est le cinéma et l’art en général, comme l’écrit Civeyrac dans Rose Pourquoi, « séjourner ne serait-ce qu’un bref moment, là où paraît circuler un air plus léger, plus calme, dans un paysage qui, sans faillir, et sereinement, pourrait abriter le court passage qu’offre la vie, me rendant ainsi un peu moins étranger à elle et à moi-même ».

Une des vertus scénaristiques de Mes Provinciales, c’est d’ailleurs qu’Etienne reste le plus souvent étranger à ce qu’il dit. Dès la première séquence : « T’aimes pas le soleil. — Si j’aime bien, mais pas autant que toi ». Civeyrac construit tout avec du presque rien, le montage se charge de faire consister : « Je pense à toi très fort. — OK. » Fondu au noir hâtif. Si le film évoque Bresson à un moment, on ne peut pas dire qu’Etienne soit exactement un « modèle » au sens de ce réalisateur. C’est plutôt une cire, un être à mémoire de forme. Ça aide à s’identifier. Il parle peu, semble perdu dans ses pensées, il absorbe tout. Ce n’est pas Un homme qui dort de Perec, plutôt un homme allongé, une odalisque mâle et vierge qui attend. Civeyrac le montre souvent couché et, comme les garçons de ses autres films, au lit ce sont les filles qui prennent l’initiative plutôt que le contraire. Après (ou avant) le sexe, elles seules portent le discours sur le désir de l’autre, elles seules sont formidables et estimables : deux d’entre elles finiront par le traiter d’« enfant ». Mais Etienne n’est pas plus entreprenant ni mansplainer avec Mathias et Jean-Noël. Dans ce salutaire principe d’inversion qui montre un garçon passif, on verra aussi Etienne attendre Jean-Noël qui ne l’aime plus, campant dans l’escalier devant sa porte, tel un amant éconduit. Mais comme c’est tout de même un film de formation (A Paris education à l’international), Etienne apprend quelque chose. Entre autres à se demander « comment on sait que ça vaut le coup » et ce qu’il a « dans le cœur », avant de conclure assez raisonnablement : « C’est fou que personne ne sache rien sur personne », nous faisant revivre nos propres obscurités de jeunesse.

Dans Le doux amour des hommes, en 2002, un ancêtre d’Etienne, un peu plus bavard tout de même, est poète. Raoul se moque de sa poésie. Il se moque d’ailleurs de tout, se décrit à la fois comme « mélancolique » et « impuissant sentimental ». Une petite fille s’occupe de lui comme s’il était encore plus immature qu’elle. A un moment, Raoul rencontre une ex dans la rue. Il s’étonne : « après tout ce qu’on a vécu, on devrait ressentir quelque chose de profond, non ? Je crois que je ressens rien. » La jeune femme répond « Moi non plus, je ressens rien vraiment ». Elle suppose que c’est normal. Il demande à la prendre dans ses bras, « peut-être qu’il se passera quelque chose ». Ils essaient. Est-elle troublée ? On ne sait. Le visage de Raoul est caché, qui conclut : « Rien. On est devenus indifférents l’un à l’autre, c’est ça ? » Seize ans plus tard, cette saynète constitue le bout d’essai qu’Etienne utilise pour le casting de son court-métrage. Jean-Noël lui dit, « c’est un peu littéraire, tu peux pas le réécrire ? » Différence dans la répétition, ce sont aussi les dernières pages de Rose pourquoi (et, depuis Angelus Silesius via Heidegger, on le sait, « la rose est sans pourquoi ») : « Comme si, par la communion de deux rythmes, le temps d’une extase, une corde se mettait à vibrer, ténue et follement puissante, créant le rapprochement muet d’existences singulières et sans pourquoi, organisant leurs irrémédiables solitudes en chœur monadique, en buissonnement d’énigmes, en communauté passagère ».

(1) relire à ce sujet Rages de chênes, rages de roseaux, de Mathieu Lindon (P.O.L., 2018) : « Le problème n’est pas seulement de manquer d’explications mais que les autres en regorgent. Les autres comprennent, selon eux. » (p. 10)


Éric Loret

Critique, Journaliste

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