Littérature

Glissant, sur la scène du genre non-humain

écrivain et philosophe

A la veille d’un grand colloque consacré à son œuvre et au moment où paraît sa biographie signée François Noudelman, retour sur l’auteur du Tout-monde, Édouard Glissant.

Publicité

Le vert-de-gris désigne la rouille naturelle du cuivre, du bronze ou d’un autre métal ; « verdi » paraît la teinte du visage ou la peau de l’homme livide, pâle, blême, sous le coup de la peur, de l’angoisse ou de la mort. Au commencement de l’œuvre et de la pensée d’Édouard Glissant (1928-2011), une image première : « Je pense premièrement aux millions d’Africains qu’on a jeté dans la mer au moment de la traite et qui sont au fond là n’est-ce pas avec ou sans boulets. Ça c’est une image qui me hante, l’image des esclaves qu’on jetait à la mer avec des boulets aux pieds pour qu’ils coulent. Les boulets verdis on appelle ça [je souligne]. (…) Ils sont nos antécédents fondamentaux. » (Entretien avec Patrick Chamoiseau, in Edouard Glissant, coll. Les Hommes-livre, doc., 1993). Au moment du colloque Archipels Glissant (BNF, Paris VIII, Sorbonne ; 30 mai-2 juin), l’occasion est propice de revenir sur le travail de l’auteur martiniquais – je dirai ici la cale, et les boulets verdis.

Chapelle / archipels

À la manière de Latour, un témoin non-humain fonde la critique des modernes selon Glissant. Ici, une plume sous une cloche de verre – la controverse Robert Boyle / Hobbes à propos de la légitimité du savoir produit sur la base de l’expérimentation où Latour situe l’origine du partage qui veut que les humains soient représentés par la politique et les non-humains par la science (Nous n’avons été jamais été modernes, 1991) ; là, le boulet verdi. Boulet verdi est une métonymie : la partie, les chaînes et le boulet, pour le tout, l’esclave enchaîné ; ou plutôt un non-humain – vivant – pour désigner l’humain devenu chose.

Boulet verdi en vient à désigner le corps disparu de l’esclave après le travail de fond, corps rongé par la mer, tandis que le métal, verdi sous les eaux, forme une chaîne ininterrompue entre l’Europe, l’Afrique et les États-Unis d’Amérique. Et, alors que Robert Boyle invente en 1659 la pompe à air, chère à Latour – dont on pourrait dire ce que l’on disait de Robert Boyle, à savoir que deux passions régissent sa vie : le christianisme et la science expérimentale (ce qui ne va pas de soi) –, les Français occupent la Martinique : c’est le 17 septembre 1635 que Pierre Belain d’Esnambuc, sous la protection de Richelieu, au nom de la Compagnie des Isles d’Amérique, prend possession de la Martinique et fixe la colonisation française… La question demeure, en effet, si nous n’avons jamais été modernes : « de quoi devons-nous hériter ? » Là se produit la reprise de la question par Glissant.

À l’inverse de Latour, qui, écrit imprudemment Gérard de Vries dans son Introduction à la pensée du philosophe « cherche à comprendre ce qui fait l’exceptionnalité et la réussite de l’Occident » (de Vries, 2019), à l’inverse donc, Glissant critique l’arrogance des Lumières dès lors qu’elle se connaît comme « un des fondements de l’expansion coloniale… étroitement liée à l’idée d’universel (…) » (Introduction à une poétique du divers, 1996). Cette pensée naît donc d’un lieu : « la réalité archipélique dans la Caraïbe ou dans le Pacifique, [qui] illustre naturellement la pensée de la relation » (Poétique de la relation, 1990). Là, chapelle ; ici, archipels. À la cosmopolitique (terme repris par Latour à Isabel Stengers), dont la question serait : comment établir un monde commun – d’humain et de non-humain –  pluriel, et sans recours à une autorité prédonnée ?

Autrement dit, étendre la démocratie au non-humain, établir un parlement des choses, répond la cahosmose (mot-valise repris par Glissant à Joyce), qui dit à la fois le chaos et le monde ordonné (cosmos en grec), à partir de quoi l’auteur du Tout-monde (1993) déploie un univers en mouvement, fruit d’une pensée archipélique, qui s’accorde à la relation, l’opacité et l’imprévisible.

« Il ne m’est plus nécessaire de “comprendre” l’autre, écrit Glissant, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre, ou construire avec lui. » (Introduction à une poétique du divers). Foin du regard prédateur de la rationalité. « Je crois, moi, qu’il est mort de l’opacité de l’Autre », avance magnifiquement Glissant au sujet de Victor Segalen dans le chapitre Pour l’opacité dans la dernière section de sa Poétique de la relation. « Mort de la contradiction vécue entre son ethnocentrisme d’Européen blanc et sa générosité absolue et incomplète qui le poussait, lui, à se réaliser ailleurs… » Pourtant, le respect des opacités mutuelles eût suffit, suggère Glissant. Ces opacités sont matière à vivre du nouveau.

Opacité / obscurité

À cet endroit le dialogue avec Derrida aurait pu s’ouvrir. Il fut difficile pour ne pas dire chaotique sinon silencieux. Au moment de la conférence Renvois  d’ailleurs / Echoes from elsewhere (23-25 avril 1992), qu’il organise à Bâton Rouge, où il enseigne, et à laquelle il invite Derrida, Glissant vient de publier son opus philosophique majeur, Poétique de la relation. « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », annonce Derrida en Louisiane (Le monolinguisme de l’autre, 1996) ; proximité avec Glissant qui avance : « La poétique de la Relation requiert toutes les langues du monde. Non pas les connaître ni les méditer, mais savoir (éprouver) qu’elles existent avec nécessité.

Que cette existence décide des accents de toute écriture. » (Poétique de la relation). Au passage, Glissant adresse une critique féroce au supposé universalisme de la langue française, sans doute son coup le plus dur : « Ni la fonction d’humanisation [la langue française serait garante de la dignité de la personne], la fameuse universalité porteuse d’humanisme [la langue des Droits de l’homme], ni l’harmonieuse prédestination à la clarté, ni la rationalité jouissive, ne résistent à l’examen, dit-il. Il n’y a pas de vocation des langues. » (Poétique de la relation) Inepties.

C’est pourtant contre de telles inepties entendues à longueur de discours qu’il faut se battre encore, que ce soit « lors de ces spectacles affligeants des sommets France-Afrique lorsque les chefs d’État africains accueillent parfois jusqu’à l’obséquiosité le dernier locataire de l’Élysée », comme le rappelaient récemment les philosophes Achille Mbembe et Felwine Sarr (Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes ! nov. 2017), pour ne rien dire de ceux entonnés lors de la sempiternelle « Semaine de la Francophonie ».

« Les écrivains vouent parfois toutes leurs œuvres à un destinataire qui ne peut les comprendre, mort ou illettré, à qui toute leur création est adressée » écrit ici justement François Noudelman dans sa biographie récente de Glissant[1]. Il se pourrait que ce rapport à la langue fût arrimé à la mère de Glissant, Adrienne Marie Euphémie. Injonction d’une mère analphabète à écrire une histoire qu’elle ne lira pas ; d’où, peut-être, éloge du droit à l’opacité, créolité des langues, nécessité de les connaître toutes, non pas de les parler, place à toutes les langues, fussent-elles incomprises et même imparlées.

« Je vais faire un peu le Nègre gréco-latin » avance Glissant à Strasbourg, au Parlement des écrivains (17 juillet 2004), qui – entre Philosophie Bantoue (Placide Temples, 1945), et, de manière intempestive, Critique de la Raison nègre (Mbembe, 2013) – veut faire l’éloge du poète penseur, d’une contre-philosophie qui laisse la place à l’intuition, au concret, au divers, au sensible, à l’imaginaire, critique l’être et l’Un, apanage, dit-il, de la Méditerranée, et privilégie les cultures africaines et amérindiennes, éloignées des mythes de la genèse, des filiations patrilinéaires et des politiques d’appropriation territoriale. Derrida refuse ce schématisme – et en effet comment réduire la Méditerranée à l’Un ; songeons, au hasard, à Don Quichotte (1605) – tout en rendant hommage à la créolisation ; il ironise sur la notion d’opacité, métaphore, qu’il confond avec l’obscurité en philosophie.

Dans ce tremblement entre opacité et obscurité, je vois pourtant une possible relation entre Glissant et Derrida. Au fond, la question de l’opacité – la critique des Lumières – est toujours la critique d’une généalogie claire. Or, comme Derrida, Glissant serait l’un des personnages de cette philosophie qui fait la guerre à sa propre filiation et dont le modèle, cette fois, est Nietzsche. Derrida lutte à sa manière, et avec lui-même, contre la confiance accordée à la naissance, à l’origine ; à sa naissance et son origine : « ma circoncision » interroge-t-il sans cesse dans Circonfession (1991). Fou, voyou – ou Noir – le philosophe qui se demanderait comment une chose peut surgir de son contraire, et si, par exemple, la vérité pourrait naître de l’erreur, tenterait de penser une communauté sans communauté, une décision passive, voire une opacité assumée ! « Concepts inconcevables exposés au ricanement de la bonne conscience philosophique, celle qui croit pouvoir se tenir à l’ombre des Lumières [je souligne]. Là où la lumière des Lumières n’est pas pensée, là où un héritage est détourné. Il y a pour nous d’autres Lumières que celles-ci. » (Politiques de l’amitié, 1994), peut conclure Derrida, avec Glissant.

On songe alors à Faulkner : « exemple type de l’écrivain de l’anti-filiation » énonce Glissant. « Dans tous les romans de Faulkner, écrit-il, on ne sait pas qui est fils de qui, qui est neveu, les neveux et les nièces, et les oncles portent le même prénom. Jason on ne sait si c’est un homme si c’est une femme, si c’est l’oncle si c’est la nièce, etc. Si c’est un Noir ou un Blanc. Parce qu’il y a les lignées de descendants blancs et puis les lignées de descendants noirs et Faulkner mélange tout ça et fait ce grand maelström pour essayer de répondre à la question : qu’est-ce qui s’est passé avant qui a mis cette malédiction sur nous ? La malédiction sur le Sud.

Qu’est-ce qui s’est passé avant qui fait que nous avons été des racistes, des esclavagistes, qu’on a fait la Guerre de Sécession, qu’on l’a perdue alors que nous étions les plus braves, que nous étions les plus forts, que nous étions les plus splendides, etc. On l’a perdue cette guerre. On est des vaincus, etc. Pourquoi cette punition ? D’où tout ça vient ? » (Entretien avec Patrick Chamoiseau, id., 1993). Lorsque Absalon ! Absalon ! va jusqu’à suggérer que l’inceste vaut mieux que l’intrusion du sang noir, la hantise de la bonne naissance, cette pathologie de la pureté, atteint son comble ; ainsi « Faulkner ne contribue pas à rétablir l’équilibre de la communauté, il détruit hérétiquement le sacré de la filiation. » (Poétique de la Relation). A partir de là, on a quitté toute imposition de filiation.

Fruit-à-pain / riz jon-jon

Faisons ici une pause avant d’en venir à conclure. J’aime Tout-monde, fiction. Glissant y tresse sa vie. Imaginons que Deleuze qui n’était que philosophe eut écrit un roman, nommé Rhizome ; ou Derrida, qui n’était que philosophe, un roman Aporie ou Schibboleth ; ou Foucault qui n’était que philosophe, une fiction au titre évocateur, Surveiller et punir. Ou Joyce, qui n’était pas que romancier, un traité de philosophie, nommé Ulysse, etc. Les concepts de Poétique de la Relation se retrouvent dans Tout-monde incarnés, frits, cuits, ou fondus – comme le métal du boulet. Ailleurs, il dit ; dans Tout-monde, Glissant le fait. Exemples ? La Relation devient une bande de pacotilleuses qui commèrent dans un avion. Qui sont-elles ? Femmes de Haïti, de Guadeloupe ou de Martinique, « elles rappellent les matrones qui dans les villes d’Afrique détiennent le pouvoir du quotidien, celui du marché (…) elles encombrent les avions de cette pagaille de cartons et de paquets, elles résistent au mépris des hôtesses de l’air (…) elles relient la vie à la vie. Elles sont la relation. » (Tout-monde).

Prenez maintenant le Divers, c’est un jardin créole : « Vous croyez encore à la chose isolée, la race, la langue, le terrain, l’idée. Vous croyez à l’unicité. Pourtant regardez dans le jardin créole, vous mettez toutes les espèces sur une petite languette de terre, les avocats, les citrons, les ignames, les cannes les oranges sûres les mandarines les corossols la menthe les piments le maïs doux l’oignon péyi la cannelle le fruit-à-pain les prunes de Cythère et encore trente ou quarante espèces sur ce bout de terrain qui monte le morne sur pas plus de dix-sept mètres, elles se protègent l’une par l’autre. » Ou bien encore, Chaos ou Créolisation : il ou elle devient un repas que l’on déguste, composé de mets venus de la Caraïbe : le blaff d’oursins et les têtes de chadrons au four de terre des Martiniquais, le colombo de cochon, de cabri ou de poisson des Guadeloupéens, les chairs boucanés des Guyanais, le riz jon-jon et les ragoûts de tortue des Haïtiens, bref « tous les etcétéras de la dégustation ». (Id). Et le gouffre ? C’est lors du retour vers une maison natale : « à l’intérieur de la maison fragile qui n’avait pas été une case, comme dans un gouffre en vérité, le courant d’air tassé de tant de jours et tant de nuits. » (Id).

Ici, un personnage se transforme de Mathieu Béluse en Raphaël Targin, de Marie Celat en vieil homme Longoué ; déjà dans Mahagony (1989), la même tragédie du marronnage se répète en 1831, l’enfant d’esclave qui fuit dans les mornes, en 1936, le géreur d’habitation qui se rebelle,  et en 1978, un jeune délinquant qui refuse l’armée : sans doute, le Claude Simon des Georgiques (1981) ou du Jardin des Plantes (1997) –  mâtiné du Victor Hugo des Misérables anime ou inspire la prose dans Tout-monde, mais, encore une fois, c’est d’un autre bord de l’humain que Glissant interroge. De Tout-monde, dédié à la mémoire de Félix Guattari, Noudelman écrit qu’il accumule les embryons de théâtre, les rêves éveillés, les carnets de route, les anecdotes autobiographiques, les fragments philosophiques, les chroniques historiques, confond fiction et vie personnelle, rassemble les personnages de ses précédents romans avec les compagnons de son existence. Et s’interroge : « Dévalement originaire, grand retournement, révolution sur sa vie [qui] semble confiner à la folie tant il répète, digresse, divague (…) symptôme ambivalent oscillant de la force vitale à l’effondrement psychique : l’écrivain s’y montre-t-il débordant, multiple et proliférant ou divisé, émietté, égaré ? euphorique ou mélancolique ? Les deux peut-être sans qu’il sache si ce rassemblement de tous les bien-aimés vise à célébrer une fête ou à prononcer un adieu » (Id, 2018).

Alors Tout-monde, me dis-je, ce n’est que ça, la vie d’un homme ; la vie (de) Glissant ; or cet homme particulier, comme tous les hommes, est plusieurs. Lorsque Glissant traverse pour la première fois la mer pour aller en métropole, en 1946, lorsqu’il prend la mer, il prend aussi sur lui les esclaves qui sont partis sur les bateaux de la Traite, autrefois, les négriers, et aussi ceux qui sont passés par-dessus bord, les noyés (qu’est-ce qu’un noyé ?). Il prend en charge le vivant et le noyé, s’il est hanté – image première – par ceux-là. Tout-monde devient la prose monde d’un vieil homme hanté par tous les hommes, et particulièrement par ceux qui furent transformés en choses, sans cesser d’être des hommes. « Reprenez-vous mon ami, dit le dieu de l’invention à Thaël dans Tout-monde, après qu’il a encore une fois dit son angoisse des emboulletés, et tâchons plutôt d’aller titiller vers ces créatures du pont supérieur, qui rêvent de nous tenter mais qui n’osent pas aller vers nous c’est de peur que leurs veilles das [sic] ne les grondent. » (Id). Alors : « Thaël laissait faire et oubliait les boulets verdis. »

Traumatisme / passage

« Sea is history », dit l’épigraphe de Poétique de la relation, qui s’ouvre sur cet extraordinaire texte-matrice La barque ouverte. L’interrogation de Glissant rejoint enfin la hantise de Derek Walcott. Les profonds, les bas-fonds, sont ponctués de boulets qui rouillent à peine. Tout l’océan figure « un énorme commencement, rythmé de ces boulets verdis / one vast beginning, but a beginning whose time is marked by this balls and chains gone green. » L’anglais est ici plus précis : d’abord, les chaînes aussi verdissent et non seulement les boulets : présence des chaînes ; ensuite, il s’agit d’un commencement, mais d’un commencement (adversatif absent en français), arrimé justement à ces chaînes et boulets verdis. Les chaînes appellent le trauma. Question reprise par Achille Mbembe via (le médecin) Fanon, par-dessus Glissant : « une chaîne d’événement traumatiques enserre le sujet, suscitant en ce dernier détestation, ressentiment, colère, haine et rage impuissante ; pour en sortir, il faut réarpenter la trace de celui qui a été vaincu et se refaire une généalogie. Il faut sortir du mythe et écrire l’histoire – la vivre non sur le mode de l’hystérie mais sur la base du principe selon lequel « je suis mon propre fondement » » (Mbembe, « La pharmacie de Fanon », in Politiques de l’inimitié, 2016). S’il s’agit de raconter une histoire dans laquelle les hommes ne sont qu’un genre de participants parmi d’autres, et non plus les héros « the Sea is History » en serait alors la formule principe. Ici se fait jour un séisme, plutôt qu’un tremblement, qui n’a pas besoin d’un ton apocalyptique pour se dire. Il est à la fois imperceptible et abyssal. Glissant transforme la terreur en promesse. C’est un passage. Passage du milieu, cette route majeure de la traite négrière qui constituait l’une des trois étapes du commerce triangulaire, et dont Glissant, toute sa vie, a redessiné les trajets : la Lézarde (Martinique), place Furstemberg (Paris), Bâton Rouge (Louisiane) ; puis, à la fin de sa vie, New York, Diamant (Martinique) et Paris. Passage de l’exception à la relation sous le chef de l’échange ; terme lui aussi renversé : il ne désigne plus aliénation, interchangeabilité, fongibilité ; la perte, mais le gain, l’échange comme relation.

Patrick Chamoiseau a rappelé que le maître esclavagiste, dans sa plantation, subissait un processus de destructuration, peut-être moins douloureux, mais aussi extraordinaire et fondamental que celui qu’il avait mis en œuvre ; le déploiement du fait esclavagiste dans les Amériques crée également une communauté américaine très particulière, qui ne concerne pas seulement les Noirs. Lorsque le crime est fondateur chacun doit trouver des moyens de vivre et de survivre. Processus extraordinaire de mort, de mort symbolique, de mort concrète, de torture, de délit d’humanité, qui, de manière tout à fait inattendue, va produire de nouvelles propositions culturelles ; autrement dit, une fois que l’on s’est indigné, une fois que l’on a fait le tour des douleurs et des responsabilités, on peut se dire que là s’est produit « une déflagration anthropologique » (Chamoiseau) ; de celle-ci sont nées l’identité créole et la poétique du monde actuel. Traumatisme comme production anthropologique nouvelle : par-delà les réparations, les restitutions, les reconnaissances. C’était aussi ce qu’essayait de faire entendre le narrateur de mon roman La Restitution (2009), fiction écrite à partir de l’interrogation à la fois politique, économique et spirituelle sur la spoliation des biens juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’exclamait, à rebours de l’empathie et de la parole des victimes : « Au diable mon parapluie ! » Pas de restitution. Reformulation, reprise ou refonte du traumatisme comme passage. « La plantation, écrit Glissant, est un des lieux focaux où se sont élaborés quelques-uns des modes actuels de la Relation. Dans cet univers de domination et d’oppression, de déshumanisation sourde et déclarée, des humanités se sont puissamment obstinées. Dans ce lieu désuet, en marge de toute dynamique, les tendances de notre modernité s’esquissent. » (Poétique de la Relation). La boucle est bouclée avec l’interrogation sur notre héritage. Alors : « nous pouvons dire maintenant que cette expérience du gouffre est la chose la mieux échangée. »


[1]Le lecteur se souvient peut-être du volume consacré par Geoffrey Bennington à Jacques Derrida (Les Contemporains, Seuil, 1993) : l’universitaire américain avait écrit un essai assez complet sur le philosophe sans le citer une seule fois ; Jacques Derrida, qui désirait avoir le dernier mot, avait alors écrit sous le texte, en marge, le mémorable Circonfession : rien de tel dans la biographie d’Édouard Glissant par François Noudelmann (Flammarion, 2018). Si le philosophe ne cite quasi pas l’auteur du Tout-monde mais le paraphrase – syndrome Bennington – hélas son travail ne donne pas à lire, dans la cale du texte, ce qui serait une autobiographie de l’auteur martiniquais, cette Archi-confession qui manque, la Parole-verdie qui viendrait éclairer en contrepoint ladite biographie.

 

Hadrien Laroche

écrivain et philosophe, chercheur à l'INHA

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1]Le lecteur se souvient peut-être du volume consacré par Geoffrey Bennington à Jacques Derrida (Les Contemporains, Seuil, 1993) : l’universitaire américain avait écrit un essai assez complet sur le philosophe sans le citer une seule fois ; Jacques Derrida, qui désirait avoir le dernier mot, avait alors écrit sous le texte, en marge, le mémorable Circonfession : rien de tel dans la biographie d’Édouard Glissant par François Noudelmann (Flammarion, 2018). Si le philosophe ne cite quasi pas l’auteur du Tout-monde mais le paraphrase – syndrome Bennington – hélas son travail ne donne pas à lire, dans la cale du texte, ce qui serait une autobiographie de l’auteur martiniquais, cette Archi-confession qui manque, la Parole-verdie qui viendrait éclairer en contrepoint ladite biographie.