Pour l’abolition du titre de séjour
Le cours de ma vie a changé plusieurs fois. L’une d’entre elles fut le jour où j’allai voir une adolescente congolaise, très belle, qui devait avoir 13 ou 14 ans. Elle avait fui par les côtes libyennes sur une embarcation de fortune avec beaucoup d’autres migrants.
Elle portait une jolie robe pour l’occasion et son attitude montrait qu’elle savait l’importance de ce qu’elle faisait. Elle lut une poésie en français et à plusieurs reprises sa voix fut étranglée par la tristesse et par les larmes. La poésie racontait le drame et la culpabilité de n’être pas parvenue à aider sa mère au moment de passer de leur embarcation au bateau des secours. Sa mère était morte dans ces circonstances et les mots de la poésie transmettaient toute la douleur et le désespoir de cet événement terrible qu’elle avait vécu.
Au moment précis où la jeune fille a lu ces mots, j’ai eu le sentiment qu’ils cachaient quelque chose d’autre. Très probablement, cette jeune fille avait tué sa mère pour pouvoir survivre. J’eus alors devant moi l’image de ma petite-fille tuant sa mère, ma fille, pour sa propre survie. Et être traversé par cette pensée, ne serait-ce qu’un court instant, fut déjà terrible.
À une autre occasion, je me trouvais sur le port comme je le fais chaque fois qu’arrive à Palerme un navire qui porte secours à des migrants. Je le fais pour leur faire sentir, tout comme aux professionnels qui s’en occupent, le respect que l’on porte aux migrants, qui sont des personnes humaines, et pour leur faire sentir que les institutions sont à leurs côtés. Dans ces situations-là, j’essaie de trouver des paroles de réconfort : « le pire est passé », « l’important est que vous soyez vivant », « à présent, vous êtes en Europe ». Tandis que je parlais avec un groupe de jeunes sur le quai, l’un d’eux était assis en silence, les yeux baissés et perdus dans le vide. Après avoir parlé avec eux un certain temps, je me suis tourné vers ce garçon et je lui ai demandé pourquoi il ne me parlait pas et ne me regardait pas. Il a levé sur moi ses yeux noirs et dans un anglais impeccable, il m’a dit : « Monsieur le maire, que voulez-vous que je vous dise ? J’ai tué deux frères pour arriver ici vivant ». J’ai pensé à ce qu’il se serait passé si mon frère avait été contraint de nous tuer, mon autre frère et moi, pour survivre.
On croirait des récits de Dachau et d’Auschwitz : nous poussons des personnes comme nous à risquer leur vie et celle de leurs proches à cause d’absurdes réglementations sur les migrations.
Les migrants nous poussent à nous interroger sur les droits, pas seulement sur notre respect des droits de l’homme mais sur les droits qui sont les nôtres, les droits de tout être humain.
Palerme est devenue, à travers ce genre d’expériences, une référence dans le monde entier en matière de culture de l’accueil. Je suis fier d’être maire d’une ville qui adresse un message au monde et le met en demeure face aux égoïsmes européens, et pas seulement européens. Je crois qu’au nombre des droits inviolables de l’homme, il y a le droit de choisir où vivre et où mourir. Personne ne peut être contraint à vivre et à mourir, et souvent à se faire tuer, là où l’ont choisi ses parents, sans avoir été consulté sur l’endroit où il allait naître.
Telles sont les raisons pour lesquelles, à Palerme, a vu le jour la « Charte de Palerme », présentée en 2015 lors du congrès « Io sono persona » (Je suis une personne), qui propose et soutient l’abolition du titre de séjour, et promeut la mobilité internationale comme un droit inaliénable de l’homme. Nous ne pouvons pas permettre que des êtres humains soient torturés au nom d’un permis de séjour qui constitue, j’en suis convaincu, une nouvelle peine de mort et un nouvel esclavage. Le système de lois et d’accords internationaux au niveau européen est aujourd’hui un système qui engendre le crime, un système criminogène qui remplit les poches d’organisations criminelles et de trafiquants d’êtres humains. Il ne sera pas facile de se libérer du permis de séjour, comme il n’a pas été facile de se libérer de la peine de mort et de l’esclavage.
La mondialisation, code culturel et économique de notre époque, a consacré le principe de liberté de circulation pour les informations, la communication, l’économie, l’argent, les moyens de transports. Mais pas pour les personnes. À l’âge de la mondialisation, un grand nombre de mots voient leur sens changer et certains le perdent tout à fait. Pensons aux mots État, patrie, identité.
Un jeune reconnaît-il à l’État le même sens que celui que lui a donné ma génération ?
Aujourd’hui, un jeune connaît son « village » et le monde, qu’il vit également à travers Internet. L’État est perçu comme lointain et souvent comme une limite à nos aspirations, une entrave au bonheur.
Qu’est-ce que la patrie ? La condamnation par l’état civil à vivre là où mes parents ont décidé que j’allais naître ? Non, la patrie c’est moi qui la choisis. Ma patrie est l’Italie parce que j’ai choisi de rester et de vivre ma vie à Palerme, pas parce que ma mère et mon père m’ont fait naître en Sicile.
Qu’est-ce que l’identité ? Est-ce une condamnation décidée par le sang de nos parents ? L’identité est tout au contraire un acte suprême de liberté. Je suis chrétien et italien, et je pourrais choisir de devenir marocain et hindou ou allemand et musulman. Maudite loi du sang, qui a provoqué des génocides terribles tout au long de l’histoire de l’humanité.
Publié en partenariat avec l’Ambassade de France en Italie et l’Institut français d’Italie, dans le cadre du cycle de débat d’idées « Dialoghi del Farnese ».