Le Stade de Wimbledon , un grand livre délicat
Le stade de Wimbledon a été publié pour la première fois en France en 1985, chez Rivages, en un temps où les livres semblaient pouvoir s’offrir encore le luxe d’un carton un peu fort pour leur couverture, et de vrais rabats pour faire apparaître, par exemple, la photographie de l’auteur. Celle que l’on voyait là, en noir et blanc, sans mention de copyright ni signature, représentait un très jeune homme à lunettes, l’air sérieux et un peu ailleurs, un peu rêveur… La légende disait que Daniele Del Giudice était né à Rome en 1949 et vivait à Venise, et que ce premier roman avait obtenu les prix Viareggio et Mondello. La quatrième de couverture ajoutait que ce livre si « extraordinairement singulier » avait été salué à sa sortie en Italie, en 1983, par des figures littéraires éminentes : Alberto Moravia, Ferdinando Camon et Italo Calvino, qui en écrivit la préface, un peu sèche mais pleine de curiosité.
On a ce livre dans notre bibliothèque, qui coûtait 55 francs, mais il nous est impossible de nous souvenir de sa provenance exacte, ni de l’époque où on se le procura. On n’est même plus sûr des conditions précises dans lesquelles on l’a lu, puis relu, puisque se superpose à l’édition originale une édition de poche datant de 1988, dans la collection Points-Seuil, dont la page de garde indique, inscrit au crayon, un prix en dinars tunisiens. Qu’importe ? Voilà que Le Stade de Wimbledon revient à nouveau dans l’actualité, quinze après son adaptation au cinéma par Mathieu Amalric, dans une belle réédition que propose la « Librairie du XXIe sicèle », où ont été publiés en français tous les autres ouvrages de Daniele Del Giudice. Ils ne sont pas si nombreux, ils font une œuvre : ensemble un peu mystérieux, trop méconnu, d’un écrivain qui s’est absenté, qui n’écrira plus, retiré à Venise dans le mutisme de la maladie. Un écrivain délicat, immédiatement magnifique à travers ce premier roman « culte », nous dit-on. Est-ce vraiment cela ? Peut-être, et un peu plus encore, sans doute, car on ne peut s’empêcher aujourd’hui de superposer le destin de Daniele Del Giudice aux lignes que traçait son premier livre au-dessus d’un vide, construit sur le choix d’un silence, un commencement en miroir de cette suspension bizarre où l’on est désormais, dans l’interrogation d’un homme devenu comme son propre fantôme, l’enveloppe humaine demeurée de l’écrivain muet.
C’est bien, d’une certaine façon, une histoire de fantômes : Le Stade de Wimbledon raconte l’enquête d’un jeune narrateur anonyme, double probable de l’auteur, sur un personnage disparu une quinzaine d’années plus tôt, Roberto Bazlen (1902-1965), figure importante mais mystérieuse des lettres italiennes, qui appartient au monde alors en train de s’effacer de la Mitteleuropa culturelle, celle de Trieste au temps de Saba, de Joyce, de Svevo… Triestin de naissance, « Bobi » Bazlen eut surtout cette singularité, radicale : il préféra ne pas écrire. Sorte de génie sans œuvre, dont on comprend qu’il fascinera également Enrique Vila-Matas, il affirmait ainsi ne rédiger « que des notes en bas de page »: à côté d’innombrables comptes rendus critiques, il laissera seulement quelques textes inachevés. Pourquoi un tel choix ? L’initiation du narrateur, rapportée avec toute l’élégance d’un style en lignes claires, est suspendue à cette question, qui le conduira à Londres mais commence bien à Trieste, où il se rend au départ de Venise pour rencontrer des témoins, désormais âgés, de l’aventure intellectuelle mitteleuropéenne et les interroger sur l’énigmatique « Bobi ».
Le Stade de Wimbledon a pu être, sans doute pour beaucoup de lecteurs, un guide singulier et presque salutaire, en un moment particulier de l’histoire littéraire : une sorte de manuel du possible.
En reprenant le livre aujourd’hui, on retrouve à l’identique ce qu’on disait éprouver à sa découverte, puisque le premier réflexe de lecture est toujours d’essayer de deviner l’identité des fantômes que croise le narrateur : une poétesse finissant ses jours à « l’hôpital des incurables », une femme autrefois chantée par Eugenio Montale, un vieux lettré qui fréquente les cafés de Trieste… S’il procure un certain plaisir à qui rêve de la ville et de ses artistes disparus, ce petit jeu reste cependant assez vain : Le Stade de Wimbledon n’est pas un roman à clés. Roberto Bazlen a certes existé, mais c’est le choix qu’il incarne de ne pas écrire qui seul compte ici. « Au milieu, constate ainsi le narrateur, il pourrait y avoir un écrivain sans livres. Il n’est pas le seul, il y a des tas d’écrivains sans livres, qui sait combien il y en a, même maintenant, en cet instant. Mais lui, il a écrit, d’une manière souterraine, parallèle, juste ce qu’il fallait pour faire comprendre qu’il n’écrirait pas. C’est pourquoi il est là, au centre. » C’est vers ce centre – ce vide – que nous guide évidemment Daniele Del Giudice, jusqu’à un quartier paisible de Londres où il comprendra que Bazlen a refusé l’écriture pour intervenir directement – plutôt que par des livres – sur la vie des êtres qui l’entouraient. Sans effets, et dans la douceur même de l’implicite, l’enquête aboutit ainsi, près du stade de Wimbledon, à une révélation. La tentative dans tout le roman, tâtonnante et magnifique, de mesurer l’espace entre la réalité et sa représentation conduit à cela : l’écrivain (re)naît au monde quand coïncident son regard et les choses qu’il décrit. La dernière image – le jeune homme s’est dépouillé du pull de Bazlen, qu’il tient « avec la délicatesse que l’on a pour tenir un enfant » – dit cette assurance nouvelle d’être « au début, déterminé et incertain ». Le livre pourra s’ouvrir, et la lecture reprendre aux premières pages : voici l’œuvre devant soi.
La fin est donc un commencement, et il en va de même pour les longs effets produits sur nous par ce roman qui n’a en rien vieilli, qui semble à chaque fois, comme dans ses premières lignes, « tout reprendre à zéro ». Peut-être est-ce cela, alors, un livre « culte » ? Il faudrait dire aussi qu’on y trouve toute une série de motifs qui reviendront dans les textes suivants de Daniele Del Giudice : l’attention merveilleusement minutieuse aux perceptions sensorielles, en particulier la vue, la présence de la technique dans le quotidien, le goût de l’aviation et de son langage (il faut à ce propos lire absolument ce chef d’œuvre qu’est Quand l’ombre se détache du sol…), un certain sens de la météorologie romanesque, l’importance du sommeil dans la (dis)continuité de nos existences… Il faudrait dire encore l’espèce d’étrangeté paradoxale que produit ici la limpidité descriptive de l’écriture, dans un présent où surgissent les choses du monde comme si c’était la première fois qu’on les voyait, qu’on les sentait : un éveil, avec ce moment de léger trouble de la mise au point, la surprise soudaine du familier. Et la trace de ce présent, longtemps après, dans le souvenir.
Ce dont on ne peut s’empêcher de se souvenir, enfin, c’est à quel point Le Stade de Wimbledon a pu être, sans doute pour beaucoup de lecteurs, un guide singulier et presque salutaire, en un moment particulier de l’histoire littéraire : une sorte de manuel du possible, dans la mesure de la vie et de l’écriture, à un point d’équilibre délicat, qui donnait très envie de rencontrer son auteur. On le rencontra : un extraordinaire personnage d’enfant grandi avec un sourire intact, fumant cigarette sur cigarette, qui nous emmena visiter un vieux magasin de jouets, fonçait comme un furieux dans Venise (en loden vert), et dont on ne fut pas surpris non plus d’apprendre qu’il admirait par-dessus tout Kafka. Il y a chez lui aussi, en effet, le profond mystère de l’apparente transparence, et le trouble d’un humour très particulier… Lorsque par exemple la « Librairie du XXe siècle » réunit ses auteurs pour fêter l’anniversaire de la collection, Daniele Del Giudice vint à Paris, parmi de nombreux autres écrivains, lire quelques pages de l’une de ses oeuvres : c’était Horizon mobile, alors non publié encore, et il riait, riait, en nous décrivant les manœuvres des pingouins dans les paysages extravagants du lointain Pôle Sud… Horizon mobile : titre magnifique à nouveau, à faire trembler.
Il est bien douloureux, alors, de se dire qu’on ne peut plus entendre cette voix nous lire des pages inédites, ou l’intonation si amicale de son terrible accent italien pour s’enthousiasmer en français de tel livre, de tel fait. Daniele Del Giudice n’a pas choisi, comme Bobi Bazlen, de ne plus écrire, mais quelque chose de silencieux l’a saisi. Il n’est pas sûr que reprendre aujourd’hui Le Stade de Wimbledon puisse entièrement en consoler ; il n’empêche, il y a là comme un réconfort. Et quand on a fini par se rendre à Trieste, il n’y a pas si longtemps, c’était tout entier dans le souvenir de ce livre si précieux, entré dans notre vie : on a pris le même express que le narrateur, au départ de Venise, et par un effet de mimétisme involontaire et doux, comme lui, sans comprendre vraiment, on s’est assoupi
PS : notons que L’Olivier publie un recueil de Lettres éditoriales de Roberto Bazlen préfacé par Roberto Calasso (écrivain et directeur de la maison d’édition milanaise Adelphi, dont Bazlen participa à la fondation en 1962).
Daniel Del Giudice, Le Stade de Wimbledon, traduit de l’italien par René de Ceccatty, collection « La Librairie du XXIe siècle », Éditions du Seuil, 224 pages