Opéra

Femmes opératiques – Didon & Ariane à Aix

Critique

Deux spectacles marquent l’édition 2018 du Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence : Ariane à Naxos de Richard Strauss et Didon et Énée de Henry Purcell. Deux épopées rendues très actuelles par d’intéressants choix de mise en scène ; deux histoires de femmes servies par de nombreux talents : Maylis de Kerangal, qui écrit un Prologue à Didon et Énée, la chanteuse malienne Rokia Traoré qui interprète ce prologue, Václav Luks, Marc Albrecht, Vincent Huguet, Katie Mitchell…

L’opéra a toujours puisé au réservoir inextinguible des mythes ou des légendes antiques. Et cette année, au Festival d’Aix-en-Provence, la programmation de Dido and Æneas (Didon et Énée) de Purcell (1689) et d’Ariadne auf Naxos (Ariane à Naxos) de Richard Strauss (1916) invite à rapprocher les deux héroïnes antiques – et bien actuelles – mises à l’honneur et à l’affiche. Deux figures fortes et deux destins parallèles pour fêter les 70 ans du Festival et les 20 ans de son académie : Didon, la reine de Carthage délaissée par Énée ; et la belle Ariane, abandonnée sur l’île de Naxos par Thésée. Victimes des hommes, ces deux femmes bafouées ? Quittées par des amants qui ont mieux à faire que de s’abandonner à leur amour… À moins qu’Énée et Thésée n’aient pas eu d’autre échappatoire que de s’extirper des griffes d’un amour dévorant et qu’ils aient préféré fuir la consomption du feu mortifère de nos fatales héroïnes ?

Didon et Ariane pourraient être un autre nom des femmes de notre siècle. Pourquoi pas, en cette année où l’on a vu un combat d’abord sourd, et désormais public, franchir une étape capitale en faveur du droit des femmes et la reconnaissance de leur dignité. Didon et Ariane, deux femmes qui ont cru trouver la liberté dans le pouvoir ou dans l’amour (et c’est dans la mort qu’elles recherchent l’apaisement), deux femmes en lutte : Didon, reine conquérante et implacable, fuyant sa Phénicie natale, la menace de l’inceste avec son roi de frère et, peut-être, la mort ; Ariane, la combattante de l’amour.

Toutes deux trahies par des hommes préférant la gloire à l’amour – figure récurrente, que l’on retrouve en maints personnages d’opéra, tel Siegfried de Wagner. Toutes deux à la recherche d’une terre nouvelle, d’un royaume à bâtir, où trouver une paix que le monde d’ici-bas leur a refusée. Didon se taille un empire à sa mesure à l’autre bout de la Méditerranée, n’hésite pas à renoncer à sa vie antérieure ni à sacrifier les hommes et les femmes qui la servent – Didon, qui finalement suit le même itinéraire qu’Ulysse et Énée, n’hésite pas à agir « en homme libre », et c’était d’ailleurs bien le même type de message qu’avait voulu faire passer l’écrivaine hongroise Magda Szabo, dans L’Instant (Viviane Hamy), en imaginant dans un renversement ironique de L’Énéide que la femme d’Énée, Créüse, prenait la place de ce dernier pour aller établir Rome.

Ces deux femmes sont un peu comme les deux faces d’une même figure, celle de la femme qui construit sa liberté coûte que coûte, celle qui préfère sa propre mort à l’acceptation de la mort de son amour.

Certes, du côté d’Ariadne auf Naxos, c’est un autre royaume, plus figuré, « où tout est pur » (dont l’évanescence évoque autant l’amour que la mort — Ariane croit que Bacchus qui vient la délivrer est le dieu de la mort) qu’espère Ariane à l’orée de sa grotte-tombeau, ainsi que l’ont traduit Richard Strauss et son librettiste Hugo von Hofmannsthal dans l’air célèbre « Es gibt ein Reich » (« Il existe un royaume… »).

Ces deux femmes sont un peu comme les deux faces d’une même figure, celle de la femme qui construit sa liberté coûte que coûte, celle qui préfère sa propre mort à l’acceptation de la mort de son amour. Et la dimension politique de ce rapport entre pouvoir et liberté, chez des figures de femmes, n’est pas absente des deux mises en scènes. Qui ne semblent d’ailleurs pas avoir été du goût de tous. Tout comme celle du chef-d’œuvre de Richard Strauss, également éreintée par certains esprits chagrins. Les excès sont insignifiants et, comme toujours, la vérité se dévoile dans un entre-deux, forcément plus subtil.

S’agissant de la mise en scène de Vincent Huguet pour Dido and Æneas, on ne saurait nier qu’elle présente certaines scories, notamment une vision politique un peu caricaturale : au début du spectacle, Didon et ses suivantes occupent le sommet du mur qui barre la scène, tandis que le peuple se tient au pied du mur ; après l’intervention des perfides sorcières, l’ordre du monde s’inverse et Didon meurt au pied du mur, sous le regard de son peuple, massé au sommet du môle. Assistant de Patrice Chéreau sur son ultime mise en scène (une Elektra de légende au Festival d’Aix en 2013), le jeune metteur en scène de Didon n’en est pourtant pas à son coup d’essai, et compte déjà à son palmarès de beaux spectacles, tels Lakmé à l’Opéra de Montpellier en 2012. Sans doute la cour de l’Archevêché, lieu mythique – et sacré – du Festival d’Aix, que tant d’artistes immenses ont fait vibrer, suggère-t-elle une certaine appréhension ?

Il faut aussi saluer le travail esthétique très sûr de Vincent Huguet, dont le goût pour la peinture s’est encore affiné depuis sa chronique picturale thématique dans Le Magazine littéraire.

Belle réussite cependant, ce prologue destiné à remplacer le prologue original qui a été perdu, et dont l’écriture a été confiée à Maylis de Kerangal, donnant à entendre le récit de Didon avant Carthage (la « reine vagabonde » Elissa), qui a sacrifié ses « sœurs » chypriotes : mi-dit, mi-chanté par la grande chanteuse malienne Rokia Traoré, ce prologue révèle les racines africaines de Didon, tout en agençant une parenté inattendue entre mélopée malienne et lamento baroque.

Il faut aussi saluer le travail esthétique très sûr de Vincent Huguet, dont le goût pour la peinture s’est encore affiné depuis sa chronique picturale thématique dans Le Magazine littéraire. Le mur haut et long, fait de gros moellons de marbre blanc où s’enchâssent des morceaux de colonnes (rempart? digue? jetée?) a tout des vestiges de Syrie et de Carthage photographiés par Ferrante Ferranti (illustrant le programme), et ressemble aussi à ces môles des ports des Cyclades. On pense aussi à Nicolas de Staël, dont une superbe exposition est présentée à l’Hôtel de Caumont, non loin de l’Archevêché (« Évidemment, c’est une grande leçon de forme que donne cette lumière grecque où seuls la pierre et le marbre résistent en radiation »). Une toile peinte figurant un ciel somptueux, ainsi qu’un habile jeu de lumières, ajoutent à la dimension crépusculaire de l’histoire. Et comment ne pas voir, dans l’ultime adieu de Didon en robe verte de reine, soutenue par Belinda et la deuxième dame, aux pieds de la femme chypriote, une dormition de Véronèse ? Les derniers instants, lorsque le chœur final chante : « Veillez ici et ne partez jamais », ont tiré des larmes à plus d’un.

Cette touche, qui n’est pas sans évoquer le théâtre de la cruauté élisabéthain, est après tout l’affirmation du droit de chaque femme à disposer de son propre corps, une vérité qui ne semble plus si évidente aujourd’hui.

La mise en scène par Katie Mitchell d’Ariadne auf Naxos adapte de façon équilibrée et pas excessive l’esthétique parfois compassée qui a souvent collé à cet opéra, en raison de la charge métaphorique du livret de Hofmannsthal. Cette mise au goût du jour est très bien servie par la scénographie et des lumières somptueuses — par exemple le cercle lumineux décrivant l’espace sacré de la scène dans ce théâtre dans le théâtre, changeant au gré des séquences (bleu ou mauve pour incarner la gravité d’Ariane ; jaune orangé pour symboliser la bouffonnerie de Zerbinette et de ses boys). Katie Mitchell, désormais habituée d’Aix où elle a monté Written on skin de George Benjamin (en création, 2012), Alcina de Haendel (2015) et Pelléas & Mélisande (2016), ne peut s’empêcher d’insérer dans ses spectacles ses manies psychologiques ou ses idées politiques : ainsi Mélisande était-elle enceinte, comme Ariane sa sœur en déprime, qui accouche d’ailleurs sur scène d’un « dieu jeune et beau ». Cette touche, qui n’est pas sans évoquer le théâtre de la cruauté élisabéthain, est après tout l’affirmation du droit de chaque femme à disposer de son propre corps, une vérité qui ne semble plus si évidente aujourd’hui. Mais surtout, la metteure en scène anglaise exalte l’autre figure féminine de l’opéra de Strauss, Zerbinette, qui incarne la femme libre de ses amours en faisant de son corps un instrument de jouissance jusqu’au contre-ut.

Et quelle qualité musicale extraordinaire. Grâce à un Orchestre de Paris à son meilleur niveau, mettant en valeur, sous la baguette éclairée de Marc Albrecht, les couleurs typiques de la musique de Strauss tout en restant à sa place et en ne cherchant pas à faire du « gros son » à tout prix. Et quel remarquable pupitre de cors, instrument pour lequel Strauss avait un grand attachement (son père était un corniste fameux).

Ariadne doit beaucoup à son exceptionnelle distribution, qu’il s’agisse du rôle-titre (impressionnante Lise Davidsen, dont la voix est aussi parfaite dans les aigus que dans les graves), de Zerbinetta (fougueuse Sabine Devielhe avec sa robe orange lumineuse, dans un numéro de quasi music-hall), de Bacchus (imposant Eric Cutler), mais aussi de rôles secondaires, comme Andrea Hill (une dryade) ou le maître à danser de Rupert Charlesworth, follement drôle dans son fuseau rose et juché sur des escarpins noirs à talons aiguilles.

De son côté, Didon peut sembler correcte mais sans exaltation, avec une Anaïk Morel très honorable dans le rôle-titre : la mezzo soprano lyonnaise a d’ailleurs eu bien du mérite, ayant dû remplacer au pied levé Kelebogile Pearl Besong, qui a quitté la production pour des raisons de santé. Il faut souligner le jeu tissé de subtile douceur de l’orchestre de l’Ensemble Pygmalion, dirigé par Václav Luks, et surtout de la prestance du chœur, chaleureusement applaudi à la fin de la représentation.

Dans Faire vivre l’opéra. Un art qui donne sens au monde (Actes Sud, 2018, p. 68-69), Bernard Foccroulle évoque l’aptitude de l’opéra à parler du monde d’aujourd’hui : « L’opéra nous émeut par l’étroite relation qu’il produit entre la beauté et le sens, et la signification profonde des œuvres provient nécessairement d’un rapport au monde d’aujourd’hui. (…) à bien y regarder, la plupart des transformations en cours de notre société sont présentes dans les œuvres et dans les mises en scène (…). L’opéra ne cesse de nous parler de l’altérité, de la reconnaissance de l’autre, thème le plus universel qui soit et aussi le plus intemporel. Certes l’opéra est bien incapable de changer le monde. Mais nous ne pourrons vraiment comprendre celui-ci et moins encore le changer, si nous ne prêtons attention à la voix des artistes d’ici et d’ailleurs. » C’est peu dire que cette ultime saison de Bernard Foccroulle au Festival d’Aix avait des résonances très actuelles.

Sur les dernières mesures d’Ariadne auf Naxos, le mécène, « l’homme le plus riche de Vienne » qui a commandé au compositeur son opéra, conclut par ces mots : « Nous avons tendance à penser que l’avenir de l’opéra suivra une tout autre voie. » Cette intervention, non prévue au livret, mais que le dramaturge Martin Crimp a ajoutée en se basant sur la première version de l’opéra, pourrait sonner comme le testament de Bernard Foccroulle au moment où il quitte ses fonctions de directeur du Festival. Cet esprit d’ouverture et d’invention, qu’il a instillé tout au long des douze années de son mandat, est déjà bien présent dans le déroutant Seven Stones de Ondřej Adámek, monté en ce moment, en création mondiale, sur la scène du charmant théâtre du Jeu de Paume sur une commande du Festival. Cet opéra sans orchestre, a capella pour quatre chanteurs, douze choristes (du chœur Accentus) et percussions, qui narre le parcours d’un homme ayant assassiné la femme qu’il aimait, ouvre d’évidentes perspectives pour le renouvellement d’un art que l’on dit désuet ou marqué socialement. Le silence du tout petit enfant fasciné, sur les genoux d’une mère très pédagogue, assis à côté de moi lors de la représentation de Seven Stones, manifestait l’approbation pour cette forme nouvelle et collaborative d’art lyrique.

 

Dido and Aeneas (1689) de Henry Purcell, sur un livret de Nahum Tate.
Direction musicale : Václav Luks
Mise en scène : Vincent Huguet
Orchestre et chœurs de l’Ensemble Pygmalion
Ce spectacle est réécoutable sur France Musique, et également visible sur Arte.

Ariadne auf Naxos (1916) de Richard Strauss, sur un livret de Hugo von Hofmannsthal.
Direction musicale : Marc Albrecht
Mise en scène : Katie Mitchell
Orchestre de Paris

 

 

 


Vincent Figureau

Critique, Chargé de cours en science politique à l'université de Nanterre

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