Rediffusion

Une censure très politique : l’affaire de La Religieuse

Anthropologue

La Religieuse ressort au cinéma en version restaurée le 19 septembre prochain. Le film de Jacques Rivette a fait l’objet, on le sait, d’une censure spectaculaire. Ce qu’on ne savait pas, et que prouve une minutieuse enquête, c’est qu’avant même le tournage cette censure avait été consentie personnellement par le général de Gaulle dans le cadre d’un marché électoral passé avec l’archevêque de Paris, de manière à s’assurer le soutien de l’Église pour la présidentielle de 1965. Rediffusion d’été.

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En juillet 1965, Georges de Beauregard a enfin réuni les fonds nécessaires pour produire le deuxième film de Jacques Rivette, une adaptation de La Religieuse de Diderot. L’action se déroule au XVIIIe siècle, dans une famille bourgeoise qui veut se débarrasser d’une fille adultérine en la cloîtrant dans un couvent. L’héroïne s’en extrait au gré d’épisodes dramatiques qui l’entraînent dans trois couvents successifs, puis dans la fuite et le suicide. Le cinéaste entend mettre en scène les péripéties d’une émancipation personnelle, nullement les horreurs des couvents ou celles du catholicisme : le producteur a d’ailleurs pris la précaution de soumettre le scénario aux religieux responsables du cinéma ainsi qu’au jésuite qui l’avait conseillé pour Léon Morin, prêtre en 1961.

Le 25 septembre, Beauregard annonce le tournage du film dans La Cinématographie française. La presse fera bientôt de cet avis le point de départ de « l’affaire Rivette », qui a occupé la une des journaux de la fin 1965 à l’été 1967. À l’époque, elle a ainsi compris les événements : une religieuse lit cette annonce, elle craint que le film ne porte atteinte à la réputation des couvents, et elle alerte ses sœurs. Celles-ci organisent alors une spectaculaire campagne de pétitions en utilisant le réseau des écoles privées : la France en est inondée, et le ministre de l’Information chargé de la censure filmique s’en émeut au point que, le 31 mars 1966, il interdit La Religieuse.

Cette version des faits a longtemps prévalu, mais en réalité la campagne de pétitions n’a pas eu l’origine qu’on a dite, et ce n’est pas elle qui a convaincu le ministre. En 1994, j’ai pu consulter les archives catholiques du cinéma, dont les gardiens semblaient d’ailleurs ignorer la teneur : confrontées avec les autres matériaux de l’affaire (ceux du Centre national de la cinématographie et la presse), elles démontrent qu’au jour où le producteur annonçait le tournage, le sort du film était déjà scellé en raison d’un événement presque inconcevable. Au début du mois, en effet, Mgr Feltin, archevêque de Paris et président de l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France, avait conclu en secret un marché électoral avec le chef de l’État, le général de Gaulle : les catholiques soutiendront sa candidature à l’élection présidentielle de décembre 1965 s’il promet d’interdire La Religieuse une fois le film terminé. Cela est stupéfiant pour deux raisons au moins : d’une part, l’histoire savante soutient qu’à cette époque l’Église catholique avait pleinement accepté la loi de laïcité de 1905, comme en témoignerait le vote massif des catholiques en faveur de la Constitution de 1958 ; d’autre part, la haute stature du général de Gaulle – dont on se plaît à souligner le vétilleux respect envers les formes de la laïcité de l’État – empêche qu’on puisse le soupçonner de céder à un médiocre chantage politique.

Les archives catholiques font état de contacts directs entre les responsables religieux du cinéma et Bruno Cheramy, chargé du cinéma au cabinet du ministre de l’Information. Je l’ai rencontré en 2012, et je lui ai soumis une chronologie précise des tractations entre les deux autorités, civile et religieuse : il l’a confirmée sans la moindre réserve. Ce long entretien, dans un paisible salon du Conseil d’État, m’a laissé un sentiment d’étrangeté : l’un de ses notables avait évoqué de très bonne grâce les gravissimes abus de droit qu’il avait autrefois commis sur l’ordre de ses chefs, parmi lesquels le président de la République. J’ai longuement rapporté les péripéties de cette affaire dans Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988 (Paris, Fayard, 2017) : je me bornerai ici à relater le complot qui a conduit à l’interdiction de La Religieuse, après avoir rappelé quelle était l’atmosphère de la vie publique avant le tournant qu’on attribue désormais à « mai 1968 ».

Bien que l’affaire Rivette lui soit à peine antérieure, elle se déroule en effet dans une France autoritaire que nous sommes aujourd’hui incapables d’imaginer. Du côté de l’État, de grands commis de la République obéissent sans piper aux ordres manifestement illégaux donnés par « le Général », qui pourtant s’était il y a peu insurgé contre la capitulation politique d’un Maréchal ; du côté de l’Église, malgré le supposé miracle d’un concile Vatican II qui se clôt au moment où éclate le scandale de La Religieuse, un cléricalisme foncier est encore la règle générale, assignant telle religieuse à la place de « fille obéissante de l’Église », et tels intellectuels publics à défendre l’institution ecclésiale pour peu qu’elle essuie un reproche, même justifié.

Malgré les poncifs de la polémique de presse, l’affaire Rivette n’est donc pas un conflit politique entre « fascistes » et « révolutionnaires » ou entre « pétainistes » et « résistants », et ses protagonistes catholiques ne se divisent pas entre « intégristes » et « progressistes » (les premiers s’étant d’ailleurs tenus à l’écart de la dispute). Par contre, l’état de droit, la laïcité de la République et la liberté d’expression cinématographique sont bien ses enjeux principaux, et c’est en quoi elle nous importe aujourd’hui.

La censure au nom des droits de l’homme

Depuis 1961, une Commission de contrôle des films cinématographiques donne au ministre de l’Information, chargé de la censure, un avis lui permettant d’éclairer sa décision : c’est donc un organisme d’État, dont les membres sont en principe soumis à un règlement strict. Un seul religieux y figure, au titre d’« éducateur », bien qu’il s’obstine à signer ses avis « Abbé Jean Pihan » : il sera l’artisan principal de l’action contre La Religieuse. Apprenant en juillet 1965 que le tournage du film est décidé, il prend contact avec les deux responsables de l’Office catholique français du cinéma (OCFC), André Dewavrin et Pierre Goursat ; et tous ensemble, ils alertent le P. Barbier, président de l’Union des religieux de France, et surtout Mgr Feltin, le plus haut personnage de l’Église. Dès la mi-septembre 1965, celui-ci écrit au ministre de l’Information, Alain Peyrefitte, et au chef de l’État, le général de Gaulle, pour leur demander d’empêcher la réalisation de La Religieuse. L’abbé Pihan sait fort bien que les producteurs de films sont des entrepreneurs privés et qu’on ne peut pas les empêcher de proposer un produit au marché, mais il aura supposé qu’en exigeant l’impossible, l’autorité religieuse marque sa détermination. Par contre, l’idée de mettre en balance le vote catholique paraît venir de Mgr Feltin.

Le chef de l’État hait en l’archevêque de Paris un maréchaliste convaincu, mais il tient trop à remporter la première élection présidentielle au suffrage universel pour refuser le chantage. Il ordonne donc à son ministre de l’Information de se débrouiller pour empêcher la sortie du film. Peyrefitte adresse alors aux religieux de l’OCFC, Bruno Cheramy, son représentant à la Commission de contrôle (où il a soutenu le dossier de La Religieuse en 1963 !). Sa mission : justifier dès à présent une future décision de censure en suscitant un mouvement « spontané » de protestation contre le film, des lettres signées par les Supérieures des couvents. Elles feront état de leur indignation à la perspective d’un film qui discrimine les religieuses françaises, cette composante particulièrement estimée de la communauté nationale. Soit, en énonçant une demande de censure au nom des droits humains – une trouvaille de l’abbé Pihan, dont ses correspondants au ministère de l’Information sont enchantés.

En six semaines, le ministre reçoit la quantité voulue de lettres de Supérieures, auxquelles il répond qu’il ne manquera pas d’utiliser, le moment venu, la plénitude de ses pouvoirs. Ces échanges demeurent strictement privés, si bien que l’innocent Rivette tourne La Religieuse sans se douter de rien. Il a presque terminé le jour où le scandale devient public : le 26 novembre 1965, à huit jours du scrutin présidentiel, un conseiller municipal de l’extrême droite publie une lettre ouverte au préfet de police : un film qui diffame les religieuses sera bientôt autorisé, il suscitera de compréhensibles désordres, que compte faire la préfecture ? La presse française reprend sur-le-champ cette information quasi confidentielle (elle est parue dans le Bulletin municipal de la ville de Paris), et elle accable le gouvernement de mille questions. Le 2 décembre, à trois jours du scrutin, le ministre écrit au Figaro, assurant qu’il utilisera ses « pouvoirs de contrôle dans leur plénitude » pour empêcher toute « atteinte à l’honneur et à la considération des religieuses françaises ». À l’exception des journaux catholiques, qui demeurent muets, la presse condamne cette atteinte flagrante à la liberté d’expression, puisqu’un film se voit condamné avant même d’avoir une existence matérielle. Un mouvement de protestation publique s’organise, gauches et droites réunies contre un gouvernement qui se tait. Beauregard annonce qu’il prépare déjà une action judiciaire contre l’État au cas où le film serait censuré.

La conjuration des Onze

Le 8 janvier 1966, après une élection présidentielle plus laborieuse que prévu, le général de Gaulle forme un nouveau gouvernement. Yvon Bourges est chargé d’un secrétariat d’État à l’Information : c’est un gaulliste de médiocre importance, mais un élu breton très pieux, dont les filles fréquentent le collège parisien de l’Assomption, que dirige la présidente de l’Union des Supérieures majeures, l’association officiellement responsable de la campagne de lettres au ministre. Il n’a donc plus besoin d’un membre de son cabinet pour assurer la liaison avec l’Église. Au début de février 1966, Georges de Beauregard, qui ne sait toujours rien, invite les responsables de l’OCFC à une projection de La Religieuse : ils en repartent sans mot dire, car ils trament un second complot, craignant sans doute que le président de la République n’honore pas sa promesse.

Selon leurs archives, les trois conjurés – Pihan, Dewavrin et Goursat – organisent une réunion dite « des Onze » dans les locaux de l’OCFC le 14 février. Ils ont convié, outre les activistes de la première heure, les responsables des mouvements catholiques dont ils veulent mobiliser les millions d’adhérents : les parents d’élèves de l’enseignement libre ; les anciennes élèves des religieuses ; les deux associations d’action catholique masculine et féminine ; la Fédération du scoutisme (dont le président est membre de la Commission de contrôle des films !) ; et la Vox, une association de spectateurs qui fait pression sur les directeurs de salle, les maires et les politiciens locaux. Ne sont invités ni les ciné-clubs catholiques, par avance suspects de « cinéphilie », ni les associations catholiques « progressistes » (les jeunesses étudiante, ouvrière et rurale).

L’action visera simultanément deux cibles, le chef de l’État et l’opinion publique. D’une part, une délégation va convaincre Mgr Feltin d’obtenir du chef de l’État, à l’occasion d’un entretien particulier, l’assurance formelle qu’il fera interdire La Religieuse. D’autre part, une campagne nationale de pétitions demandera la censure d’un film qui insulte des citoyennes chères à la population française. L’initiative de cette croisade devra être attribuée aux seules religieuses, des femmes modernes en rébellion contre une représentation diffamatoire de leur collectivité. Les pétitions seront diffusées par les amicales d’anciennes élèves des établissements religieux féminins et par l’association des parents d’élèves de l’enseignement libre. Les membres des autres associations sont priés de les signer (surtout pas au nom de leur propre groupe, qui ne doit pas apparaître) et de les faire signer autour d’eux. Ultime recommandation – étrange dans un pays à qui l’élection présidentielle vient de révéler qu’il était entré dans l’ère des médias –, ne pas parler à la presse et s’abstenir de toute prise de position publique.

L’affaire est rondement menée : quand, à la fin février, Mgr Feltin rencontre le chef de l’État, plusieurs dizaines de milliers de pétitions sont déjà parvenues au ministère de l’Information. Le succès dépasse les espérances des conjurés, au point que le téléphone de l’OCFC est pris d’assaut, et qu’il faut informer de toute urgence les évêques et les services diocésains, qui ne savaient rien de l’affaire. Pihan s’y emploie le 23 février dans un document qui donne une version fort mensongère des événements, et qui enjoint aux évêques (seuls détenteurs du pouvoir dans l’Église de France) de ne pas prendre de position publique et d’attendre les consignes.

Pas de quoi fouetter un chat

Malgré les consignes des conjurés, la nouvelle de la campagne de pétitions parvient très vite à la presse, car des cinéphiles, anciennes élèves des religieuses, ont été priées de signer et l’ont fait savoir. Le scandale public est immense, car il survient dans la foulée de l’affaire Ben Barka : le leader marocain, arrêté par des policiers en plein Paris, n’a pas reparu depuis la fin novembre, et depuis, chaque jour apporte des révélations stupéfiantes sur le fonctionnement autoritaire de l’État. Aussi, chacun des journaux – à l’exception de La Croix et de La France catholique – voit-il dans l’éventualité d’une censure de La Religieuse une menace directe contre la liberté d’expression de tous.

Pourtant, les 22 et 29 mars, la Commission de contrôle des films donne successivement deux avis favorables au film : on s’attendait à ce qu’elle se couche devant le pouvoir, car elle est surtout composée de fonctionnaires. Au surplus, elle a invité une religieuse à la deuxième séance, dont la réaction spontanée – « Mais il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ! » –, a aussitôt été diffusée par un journaliste d’Europe n°1, et reprise dans la presse écrite, les radios d’État n’ayant pas le droit d’évoquer l’affaire Rivette. De fait, rien dans le film n’est susceptible de censure, car il ne contient pas d’anticléricalisme ni d’antimonasticisme, et l’émancipation de l’héroïne ne passe ni par la sexualité, ni même par l’apparition du désir (ce que la critique de gauche lui reprochera d’ailleurs). Au surplus, quelques jours avant le passage du film devant la Commission de contrôle, Rivette a modifié le titre du film afin de rendre impossible la confusion entre les religieuses françaises de 1966 et celles du XVIIIe siècle : Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot remplace La Religieuse.

Exaspéré, Yvon Bourges signe l’interdiction de La Religieuse le 31 mars 1966 : cette fois, la guerre est déclarée.

 NDLR : La Religieuse ressortira en salles en version restaurée le 19 septembre, et sera disponible en DVD le 18 septembre (Studio Canal).

Cet article a été publié pour la première fois le 20 juin 2018 sur AOC.


Jeanne Favret-Saada

Anthropologue, Directrice d'études à l'EPHE