Poésie

TXT, retour d’une revue qui hait (toujours) la poésie

Journaliste

Revue d’avant-garde de la fin des années 1960 au début des années 1990, TXT renaît fidèle à elle-même, en lutte contre le kitsch du paysage littéraire, plaidant pour une poésie matérialiste, extravagante et subversive. La revoilà donc, avec une même énergie motrice qui ne peut laisser le lecteur passif : la haine de la poésie pour une expérimentation sans illusion lyrique.

À l’instar d’un vieux groupe de rock’n’roll, les membres de la revue TXT se reforment. Consacrée à la poésie, elle fut l’un des pôles les plus actifs de l’avant-garde littéraire de la fin des années 1960 à l’orée des années 1990. La voici qui renaît. Titre opportun de cette nouvelle livraison : « Le Retour ». Vingt-cinq ans après le précédent numéro, qui avait sonné l’arrêt de la revue, non définitif donc. Et cinquante ans après Mai 68, le symbole n’est pas anodin.

La plupart des contributeurs de l’époque sont toujours là. En particulier ceux qui, dès les débuts, figuraient aux sommaires et participaient au comité de rédaction : Philippe Boutibonnes, Eric Clémens, Jacques Demarcq, Alain Frontier, Pierre Le Pillouër, Valère Novarina et Jean-Pierre Verheggen. Leader du groupe, en tout cas volontiers porte-parole de la revue, Christian Prigent en est aussi le co-fondateur, avec Jean-Pierre Steinmetz, qui a, depuis, rejoint d’autres rives poétiques.

Hormis Yves Froment, décédé, ceux qui manquent à l’appel sont finalement peu nombreux. Témoignage d’une fidélité et d’amitiés constantes. C’est d’ailleurs ce ressort qui a été premier dans le désir d’une reformation : « Le groupe TXT (1969-1993) fut une communauté d’amitiés que liaient surtout des différences, affirmées par la singularité des écritures ».  Ainsi s’ouvre le texte introductif, qui précise : « Cette communauté dormante (d’un seul œil) s’est retrouvée fin 2017. Idée (défi ? gag ?) : reconstituer la ligue, avec quelques invités pour l’“action restreinte” d’un TXT 32[1]».

Malgré les diverses évolutions littéraires et éditoriales des uns et des autres, il est également clair qu’aucun des membres de cette équipe de vétérans n’a renié ses prises de position d’antan. Pour preuve, ce qui constituait l’énergie motrice de TXT n’a pas changé : « Rien ne lia davantage ceux qui firent TXT que la “haine de la poésie”. (…) Rien ne prouve qu’il faille aujourd’hui haïr moins ».

La priorité n’est plus de tuer le père mais de donner une place aux générations suivantes, à leurs tempéraments et univers particuliers.

La « haine de la poésie » ? Maintenant comme hier, c’est contre des conceptions émollientes et malheureusement fort diffusées que se révoltent les TXT. Cette poésie « qui bave de l’ego, naturalise et mysticise, rêve d’amour et d’union, dénie obscurités, obscénités, chaos et cruautés, décore le monde et marche à son pas – même quand elle affirme le contraire, au prétexte de quelques énoncés protestataires ». Il y a 50 ans, TXT passait à la moulinette les survivants du surréalisme et Aragon, celui dont la revue Digraphe, de Jean Ristat, disait qu’il représentait « l’avant-garde politique du mouvement ouvrier en France (sic) ». Aujourd’hui, personne n’est nommé, mais on reconnaît un certain état des lieux littéraires où la poésie est ce supplément d’âme bon marché, cet indicible toujours bavard, ces vessies kitsch aux atours de lanternes (plus ou moins cathodiques).

Le petit jeu de démolition se poursuit, comme à la foire qui détrône. Dans l’œil du cyclone : ceux qui « viennent sur scène (…) pour le plus souvent recycler des résidus de pop culture, (…) plagier le contemporain (Tarkos, Pennequin), en le réduisant à quelques tics spectaculaires ». Pas de quartier non plus pour la littérature, roman y compris, qui s’écrit en liaison avec les actions politiques du moment mais reste à leur remorque en terme d’invention. Comme envers les dégoûtés de la poésie reconvertis « à l’essai sociologique, au pamphlet politique », avides d’utilité et de « contenu ».

Le texte d’ouverture qui annonce la renaissance, bref et brûlant comme une gifle, est rien moins qu’un manifeste. Pas de mot d’ordre, sinon, comme on l’a vu, « haïr la poésie » (c’est-à-dire l’aimer violemment). Encore moins d’injonctions doctrinaires, qui auraient un goût vintage.

Au sortir de Mai 68, la donne était évidemment tout autre. Dans ses premières années, TXT, qui ne dissociait pas l’efficace poétique de l’action révolutionnaire, traverse une période mao, dans le sillage de la grande sœur Tel Quel. Raidissements idéologiques, frictions internes et amères naïvetés sur l’urgence militante ont pour conséquence une suspension de la parution pendant deux ans. TXT, à nouveau en piste fin 1974, s’autonomise et perd de son dogmatisme mais ne se déleste en rien de ses préoccupations théoriques et politiques. C’est cette TXT, plus concentrée sur la littérature et ses effets spécifiques dans le champ social, que Christian Bourgois publie à partir de 1977 (jusqu’en 1981), lui donnant une surface inédite. La TXT « mythique » prend son essor à ce moment-là. Sans jamais atteindre une large audience, elle va toucher un public pour qui la poésie reste un terrain d’expérimentation sans illusion lyrique. Notamment une grande partie des poètes apparus dans les années 1980, réunis un temps dans la Revue de littérature générale, menée par Pierre Alféri et Olivier Cadiot et publiée aux éditions POL.

Nombre de pages sont autant à regarder qu’à lire, fidèles en cela au goût de la revue pour la poésie visuelle.

Mais revenons à cette nouvelle TXT et à la question qu’elle se pose face au paysage dont elle vient de dénoncer les vices : « Quoi faire, alors ? » Réponse : « On ne sait ». Ce qui atteste moins d’un dépit que d’une volonté de laisser ouvertes les perspectives. L’époque n’est plus la même qu’au début des années 1970, les membres de la revue non plus : s’ils ne se sont pas pliés aux us et servitudes des gens-de-lettres, ils n’en sont pas moins devenus des auteurs avec une œuvre, pour certains fort reconnue, et la priorité n’est plus de tuer le père mais de donner une place aux générations suivantes, à leurs tempéraments et univers particuliers. D’où la présence d’invités cooptés, parmi lesquels Jacques Barbaut, Bruno Fern et Charles Pennequin, ou plus jeunes encore, Yoann Thommerel, Typhaine Garnier et Khalid El Morabethi.

Points communs que tous se reconnaissent : « On veut trouver des équivalents verbaux justes à ce qui, des vies, est mal nommé, mal pensé, non encore nommé. Et on regarde en face le mal (malaises, obscurités, folies, exploitations, coercitions, violences). Pour n’en rien dénier à la façon des thérapeutes sommaires, des politiques cyniques, des moralistes puritains, des penseurs angélistes ou des poètes décoratifs — mais pour le saisir dans une élaboration formelle déliée qui convertit douleurs, rages et cruautés en une énergie joyeusement communicative ». Ce qui donne un numéro riche, divers et cohérent.

Outre les illustrations de Pierre Buraglio (en couverture), Daniel Dezeuze, Claude Viallat ou Mathias Pérez, pour ne citer qu’eux, nombre de pages sont autant à regarder qu’à lire, fidèles en cela au goût de la revue pour la poésie visuelle. Jean-François Bory, dans ses « Minute poems », place un livre ouvert au cœur d’un tourbillon de lettres issues d’un texte qui serait comme siphonné. Avec cette phrase : « On m’a cru brave parce que j’avais peur de me sauver ». Tandis que Yann Thommerel opère un détournement peu patriotique des trois mots correspondant à nos couleurs nationales (« Outrage au drapeau »). Et que Jacques Barbeau, auteur précédemment d’« une anthologie du A », joue avec les quatre dernières lettres de l’alphabet, proposant une mer de « Vagues/ The Waves », constituée de V et de W et signée « Virginia Woolf ».

Jacques Demarcq, s’il parsème ses poèmes de photos d’oiseaux chanteurs et de petits dessins d’insectes, se situe davantage du côté de la poésie sonore : « mi-psychichitiques raps mi/slams mystitsiques speed/ces psittacites speechs/mhouspillent louie et bzzzi/couille mgaisouillis spicifique » (« Exquis disent ? La bergeronnette printanière »).

Impossible pour le lecteur de TXT de rester passif.

Dans TXT, le texte est une image sur la page et un son à l’oreille : la matérialité est partout. Si la poésie se fabriquait en 3D, la revue délivrerait aussi des objets (sans doute bizarroïdes), faits de vocables. Nulle trace de spiritualisme, sinon l’intervention détonante de Valère Novarina, large extrait d’une conférence de Carême donnée en mars dernier, dans la cathédrale Notre-Dame, à Paris. C’est une splendide réflexion à partir de la croix[2] et de ses significations, cheminant non sans d’apparents paradoxes, comme ce que dit l’auteur à propos de l’homme « vide de Dieu ».

Il est une constante qui traverse nombre de ces textes, proche là aussi de la musique contemporaine ou du jazz : la déformation ou la reconstruction des mots et des syntaxes, avec force assonances et dissonances, corrodant le moindre fil narratif. Fruit d’une inquiétude intérieure qui se devine plus qu’elle ne se dit, le résultat est souvent ludique, grotesque, et mêle le registre populaire aux références savantes. Avec de grandes différences entre les auteurs. C’est le titre éloquent choisi par Jean-Pierre Verheggen : « La mort ? Le père Lachaise s’assied dessus ! » Ou les « piétinenents », de Pierre Le Pillouër (écho à la métrique ?) Ou encore l’absurde malin des sentences de Bruno Fern : « La 5ème roue du carrosse n’est pas systématiquement fournie ». Et enfin, les « Sonnets les Mâtines », de Christian Prigent, chaudes variations sur les annonces anglicisantes du Net en matière de sexe : « Minute hey ! je suis chez toi tu/Bientôt attelé dans mon cul/Comme un âne enjoy : u phone ? »

Impossible pour le lecteur de TXT de rester passif. S’il n’est pas producteur, il est amplement sollicité pour faire de ce qu’il lit des pièces vivantes, retentissantes, tranchantes. Il peut jouer au jeu du miroir, comme le lui suggère Alain Frontier, qui place dans une relation énigmatique un texte narratif et ce qui semble être ses sources (« Démonstration »). Ou se lancer sans filet dans le décryptage horizontal et vertical du poème de Typhaine Garnier, « À l’atelier », le plus virtuose de ce numéro.

« La poésie c’est le retour à l’état sauvage de sa propre personne », lance Charles Pennequin, dans le texte flamboyant  qui clôt cette livraison. Il y recommande de ne pas nécessairement tendre l’oreille à « tout ce qui nous parle ». Il ajoute : « Nous avons tous les jours un mal fou à nous dégager des conventions et ainsi de tout ce qui nous oppresse ». En l’occurrence, la lecture de TXT peut aider.

TXT 32, Le retour, éditions Nous, 95 p., 15 euros.


[1] 32 : chiffre peu élevé car la parution a toujours été annuelle.

[2] Notons en souriant qu’au milieu des deux T, TXT en est typographiquement dotée…

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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Notes

[1] 32 : chiffre peu élevé car la parution a toujours été annuelle.

[2] Notons en souriant qu’au milieu des deux T, TXT en est typographiquement dotée…