Littérature

Le revenant d’Éric Chauvier, un remake de Baudelaire

Professeur de littérature française

Faite d’une suite de brefs poèmes en prose, à la manière du Spleen de Paris, par instants illuminés de flamboyances venues des Fleurs du Mal, Le Revenant, bref texte d’Eric Chauvier, tente une folle expérience littéraire : produire sur le lecteur de 2018 le même effet qu’a pu ressentir le lecteur de Baudelaire au milieu du XIXe siècle.

Le livre d’Éric Chauvier est un tout petit volume, tout le contraire des pavés universitaires de critique littéraire, mais la présentation alléchante de l’éditeur – au moins inspirée par son auteur, je l’imagine – avait de quoi intriguer en moi le spécialiste de Baudelaire : « Éric Chauvier montre à quel point les visions prémonitoires de Baudelaire révèlent la nature véritable des figures qui hantent nos métropoles contemporaines ». Baudelaire est aujourd’hui, sans conteste possible, le plus présent de nos grands poètes français dans la culture mondiale, et seuls les esprits frileux ou chagrins pourraient se désoler d’une telle velléité d’actualisation.

Mais, disons-le d’emblée, j’ai été dans un premier temps déçu – et presque traversé d’un mouvement de mauvaise humeur. L’essai commence par un condensé des lieux communs biographiques. Y sont donc rappelés, entre autres, le drame de l’enfance face à un général de beau-père, forcément autoritaire et traumatisant, puis l’addiction supposée au haschich. Mais Baudelaire a connu l’enfance de tous les bourgeois en herbe de son époque, bien plus proches de la mère que de la figure paternelle, et rien ne prouve, sinon à cause de notre goût pour les explications intimes, que ses chagrins de collégien aient pesé à ce point sur son destin – bien moins, sans doute, que le simple fait qu’il ait été orphelin de père (comme tant d’autres écrivains ou artistes du XIXe siècle, dont le père était mort, absent ou lointain), c’est-à-dire libre de toute vraie tutelle paternelle.

D’un point de vue strictement biographique, le fait déterminant a sans doute été l’héritage dont a bénéficié le jeune Baudelaire dès sa majorité (à 21 ans), puis sa dilapidation accélérée qui a fait sa réputation dans la bohème désargentée de Paris mais a entraîné presque aussi vite sa mise sous tutelle : certes, ces questions matérielles donnent moins à rêver qu’un œdipe mal soigné. Quant au haschich, on sait qu’il en a consommé, mais sa vraie dépendance fut, en partie à cause des séquelles douloureuses de sa syphilis, à l’égard du laudanum (à base d’opium) et surtout, beaucoup plus banalement, de l’alcool : je suppose que le haschich a un air beaucoup plus up-to-date que le vin rouge ou l’eau de vie.

Et je passe, car ce serait d’une perfidie décidément trop facile, sur sa mort « en 1869, l’année où paraît son autre chef-d’œuvre, Le Spleen de Paris » : on sait bien qu’il meurt en 1867, ce qui laisse tout de même deux ans à Asselineau et à Banville pour concocter leur édition du Spleen.

Non, décidément, ce zombie pitoyable n’avait rien à voir avec Baudelaire. Et pourtant.

Quant à l’évocation, d’ailleurs très réussie, d’un Baudelaire réduit à l’état de zombie, résidu humain traînant littéralement sur les trottoirs actuels de Paris, se nourrissant de déjections canines et terminant par un triple crime sanguinaire avant d’être lui-même rituellement transpercé d’une croix comme le vampire qu’il est effectivement devenu, elle n’a absolument rien de baudelairien. Baudelaire, on se l’imagine, selon les témoignages de ses proches, à la manière d’un Karl Lagarsfeld de la bohème (en beaucoup moins riche, bien entendu), raidi dans une élégance maniaque. Comme le dira très méchamment Vallès, en guise d’oraison funèbre, un « cabotin » et un « forçat lugubre de l’excentricité » ; or ce « revenant » à la fois repoussant et terrifiant, s’il fallait le rapprocher d’un poète du XIXe siècle, paraît beaucoup plus inspiré par les aventures délirantes d’un Lautréamont que par l’ironie glaçante de l’auteur des Fleurs du Mal.

D’ailleurs la supercherie semble affichée dès la couverture, puisque le jeune moustachu à l’air boudeur qui est censé représenter Baudelaire en 1850 (précision donnée au-dessus de la mention du copyright) est en réalité un anonyme n’ayant, pour autant qu’on puisse le savoir, aucun rapport avec le poète (ce qui explique sans peine l’absence totale de ressemblance…). À cause d’une étiquette fautive au dos du daguerréotype, l’erreur n’est pas nouvelle, il faut l’avouer, mais elle a été depuis longtemps dissipée. On comprend d’ailleurs que l’éditeur n’avait pas envie de reproduire les sempiternels clichés de Baudelaire, mais de là à vouloir mystifier le lecteur !

Non, décidément, ce zombie pitoyable n’avait rien à voir avec Baudelaire. Et pourtant. En avançant dans le livre, malgré tout, j’ai alors été le cobaye d’une expérience de lecture étrange. Car, d’un bout à l’autre, Chauvier appelle son personnage, non pas « Baudelaire », mais « Charles Baudelaire, » puis, très vite, « Charles » – simplement et familièrement. Si bien que j’en suis arrivé à penser, inconsciemment, non pas : « mais quel est cet imposteur ! », ce que je savais qu’il était ; mais « comme Baudelaire est tombé bien bas ! ». J’étais comme le petit chaperon rouge, qui ne veut pas voir que le loup est le loup, puisque celui-ci s’est désigné lui-même comme la grand-mère de la naïve petite-fille. J’expérimentais, sans m’y être préparé, le pouvoir de transfiguration que possède, en littérature, la simple nomination. Ce « Charles », dont je savais bien, grâce à ma science baudelairienne, qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être, parvenait cependant à transformer l’évocation du Paris actuel en un univers proprement fantastique.

Puis, par l’effet d’une mystérieuse réciprocité, cet univers fantastique, qui était devenu tel à cause de ce « Charles » dont je savais bien qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être, parvenait pourtant à la doter d’une présence paradoxale, rayonnant au cœur du texte. Car, malgré l’argument de l’éditeur, on apprend très peu de choses sur le Paris actuel. Le vrai, le seul sujet du texte de Chauvier, c’est ce zombie-vampire, sur lequel convergent tous les regards, exactement comme Baudelaire, malgré ses magnifiques évocations en tout genre, est toujours et exclusivement obsédé par lui-même, aussi bien dans Les Fleurs du Mal que dans Le Spleen de Paris. On a tellement parlé de la modernité baudelairienne, de ses flâneries parisiennes, de son goût pervers de la foule, à grand renfort de citations de Walter Benjamin, qu’on en oublie le plus souvent l’essentiel : Baudelaire est mélancoliquement, dépressivement, pathologiquement obsédé par lui-même, et toute l’alchimie baudelairienne est d’avoir génialement transmué en œuvre sa névrose spleenétique.

Il m’est alors venu à l’esprit que ce Revenant était, non pas un livre sur Baudelaire, mais précisément un pastiche ou, si l’on veut, un remake.

Or, cette fois, je tenais, avec cette omniprésence du zombie lamentable au centre du texte de Chauvier, un élément proprement baudelairien, et sans doute le plus important. J’eus alors une illumination, qu’un détail typographique aurait dû me permettre d’avoir bien plus tôt. Les très nombreuses citations qui émaillent le texte (j’imagine d’ailleurs que, pour un lecteur fréquentant moins continûment les œuvres du poète canonique, elles n’ont pas cette patine de banale familiarité qu’elles ont inévitablement pour moi) ne sont pas entre guillemets, ainsi que l’usage l’exige en matière de citations, mais en italique : comme si ces passages, tout en se singularisant du texte ambiant, ne s’en désolidarisait pas tout à fait ; comme s’il venait d’une même source auctoriale, seulement plus ou moins ancienne.

Il m’est alors venu à l’esprit que ce Revenant était, non pas un livre sur Baudelaire, mais précisément un pastiche ou, si l’on veut, un remake – ou plutôt, une suite possible, censée produire sur le lecteur de 2018 le même effet que Les Fleurs du Mal ou Le Spleen de Paris pour le Français du XIXe siècle. En l’occurrence, un double effet : d’abord, d’étrange défamiliarisation de Paris (ou de toute chose, d’ailleurs) ; ensuite, un retour narcissique sur le sujet central, si bien que le monde ne semble exister qu’en fonction de cette personne, lamentable et souffrante, qui en est pourtant exclue. Il est bien possible que Baudelaire ne parvienne à paraître encore actuel, pour le lecteur d’aujourd’hui, qu’à la condition d’être défiguré et rendu proprement autre, pour que l’effet poétique des œuvres opère à nouveau.

Il faut donc enfin le dire : lu ainsi, Le Revenant est une vraie réussite, faite d’une suite de brefs poèmes en prose, à la manière du Spleen de Paris, par instants illuminés de flamboyances venues des Fleurs du Mal. Qu’importent alors les anomalies de détail (et même les plus grosses !). Aussi suis-je parvenu définitivement à me convaincre que la couverture était une mystification volontaire – car il ne fallait sans doute pas y loger un portrait du vrai Baudelaire, mais celle d’un inconnu à tout jamais fantomatique.

Ce à quoi il faut donc inviter le futur lecteur du Revenant, c’est de le lire pour ce qu’il est, c’est-à-dire, tout simplement, une œuvre littéraire – où le nom de Baudelaire est à la fois un simple motif textuel, un mythe miroitant de tout son éclat mythographique, ainsi que l’aveu d’une fraternité secrète d’auteur à auteur. Si bien que la mise en page de la couverture fait soupçonner une autre malice, bien plus inavouable que l’autre. Sous le faux Baudelaire, on lit le nom de l’auteur (Éric Chauvier), puis, à ligne suivante, le titre du livre : « Le revenant ». Manière de suggérer que Baudelaire revenant est, plutôt que le jeune homme à moustache suggestivement adossé à un miroir sur l’image, Chauvier lui-même. Comme l’écrivait ironiquement Baudelaire, dans l’adresse au lecteur des Fleurs du Mal : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ». Mais, à hypocrite, hypocrite et demi !

Éric Chauvier, Le Revenant, Paris, Allia, 2018.


Alain Vaillant

Professeur de littérature française, Directeur du Centre des sciences de la littérature en langue française (CSLF)

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