Art

De l’art comme moyen de retrouver le réel – à propos d’une exposition autour du Caravage

Théoricien de l’art et des médias

Présentée au Musée Jacquemart-André, l’exposition « Caravage à Rome, amis et ennemis » apparaît comme une mise en scène de la vie du peintre. Or celui-ci résiste à cette tentative autant qu’il joue avec : dans son œuvre, il n’use de ressorts théâtraux que pour révéler la nature dramaturgique de l’art pictural. Pour retrouver le réel, il met en scène la mise en scène.

Le musée Jacquemart-André réunit jusqu’au 28 janvier des œuvres de l’époque romaine du peintre Le Caravage, et d’autres peintes par des contemporains de l’artiste à la réputation sulfureuse. C’est en effet ainsi que nous est présenté ce maître du baroque italien dans cette exposition dont le sous-titre « Amis et ennemis » semble annoncer une personnalité chahutée dont le passage à Rome sera fait de tumultes et de querelles.

En réalité, l’exposition est bien plus riche qu’une simple mise en exergue de petites rivalités. Elle nous permet ainsi de vérifier l’étonnante richesse de la peinture et l’absolue subjectivité qui préside à toute grande œuvre. C’est ainsi que pour chaque scène reprise par le Caravage, de Judith à Saint Jérôme, de Sainte Cécile, protectrice des musiciens à Saint Jean le Baptiste représenté aux côtés d’un bélier, une ou deux autres versions réalisées par des artistes de son temps déclinent les variations infinies que permirent ces thèmes bibliques, véritables matrices à chefs d’œuvres.

Mais ce que révèle ce titre aux accents passionnels, c’est bien plutôt une tendance qui se confirme dans ce que sont devenues ces « productions muséales » – pendants muséographiques des productions cinématographiques ou théâtrales – de théâtraliser justement, et pourrions-nous dire de « dramatiser » les expositions de peinture. C’est ainsi que le titre de la dernière exposition proposée par le Musée Picasso de Paris – « Picasso : Chefs d’œuvres ! » – évoque un lever de rideau spectaculaire, un rassemblement époustouflant d’œuvres-stars à ne surtout pas manquer ! L’effet d’annonce est alors garanti et le succès de ce nouveau show réalisé autour des pièces maitresses de l’artiste le plus bankable du XXe siècle que fut le peintre et sculpteur malaguène assuré.

C’est ainsi également que la fondation Louis Vuitton rassemble ces deux monstres sacrés que furent Jean-Michel Basquiat et Egon Schiele dont les vies, nous dit le site du centre d’art, « fascinent par leur fulgurance et leur intensité » ! Là encore, le choc de ces deux « sauvages » magnifiques de l’art nous oblige.

Ainsi, l’œuvre semble ne plus suffire pour attirer le public et vendre une exposition. Il faut que celle-ci se mue en événement. A l’instar des expositions qu’organise depuis quelques années le Grand Palais dont les files d’attente interminables qu’elles provoquent en disent long sur le devenir marketing de ce prestigieux lieu culturel. D’ailleurs, la typographie utilisée par le musée parisien pour ses affiches ne fait-elle pas penser aux ampoules qui ornent les miroirs dans les loges des stars ou celles qui illuminaient autrefois les devantures des cabarets à Broadway ?

Caravage est un metteur en scènes ! Ou plutôt révèle-t-il la nature dramaturgique de la peinture.

Cette théâtralisation de la peinture, cette nouvelle exposition du Musée Jacquemart-André s’y soumet donc, voire l’assume. Au point de garnir le plafond de la première salle d’une fresque présentant un drap rouge qui découvre… un fond de peinture. Le même tissu que l’on retrouve dans le célébrissime Judith décapitant Holopherne peint par le Caravage vers 1599. Car c’est une évidence qui frappe le visiteur de cette exposition : Caravage est un metteur en scènes ! Ou plutôt révèle-t-il la nature dramaturgique de la peinture. C’est ainsi que lorsque la jeune juive occit le général assyrien, un voile s’envole.

Mais dès lors, une question se pose. Est-ce celui qui au théâtre fait apparaître l’artifice du décor et du jeu ? Ou bien est-ce celui de l’illusion, du factice dramaturgique que lève le peintre pour donner à voir non pas une re-présentation idéalisée et artialisée des récits bibliques, mais bien plutôt sa vérité la plus crue. Les ressorts théâtraux dont il use – tels que les draps ou encore la perruque que porte son Joueur de luth, jusqu’au contrapposto de son Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier – ne sont alors là que pour révéler leur artificialité et ce faisant, mieux mettre en valeur le désir du Caravage de peindre avec le réel. La pièce terminée, il nous invite à découvrir l’envers du décor. Une entreprise salutaire car la Bible est bien une matérialisation et une incarnation du divin dans la terre, la boue, le sang, la salive. Hémoglobine et crachats, mélasse et sueur sont en effet omniprésents dans les livres vétéro et néo-testamentaires. De même Michelangelo Merisi – vrai nom du Caravaggio – préférera-t-il prendre pour modèles des indigents ou des ivrognes rencontrés dans des tavernes – comme dans son Souper à Emmaüs, également présent dans l’exposition.

Nous pouvons alors penser à ce combat légendaire qui opposa dans l’Antiquité grecque les peintres Zeuxis et Parrhasius, et à la victoire que ce dernier remporta en peignant un drap si ressemblant que l’artiste héracléen lui-même fut trompé. Le Caravage ne veut quant à lui pas nous abuser, mais bien plutôt nous montrer ce bel artifice qu’est l’art pictural. Un art qui sait réaliser les mythes les plus fous et faire de nos contemporains des êtres imaginaires ou bien réels mais ayant vécu plus d’un siècle avant nous.

Dès lors face aux œuvres réunies cet automne au Musée Jacquemart-André, prenons le temps de converser avec elles. Délaissons audioguides et smartphones et écoutons la seule voix qui compte, celle de la peinture elle-même. C’est alors que la réalité de la peinture – celle des traces de pinceaux, du vernis qui parce qu’il reflète la lumière nous oblige à nous contorsionner pour mieux voir le motif, des pigments parfois défraichis, des mailles de la toile – se révèle être un bon antidote à notre siècle féru de numérisation d’un réel que nous nous plaisons à exiler dans des nuages digitaux. Savourer l’artifice de la storia pour guérir de celui de nos stories, voilà ce à quoi nous invite donc cette belle exposition. Un plaisir obligatoire et salutaire en somme !

Caravage à Rome, amis et ennemis, Musée Jacquemart-André, jusqu’au 28 janvier 2019.


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8