Art Contemporain

Les pieds de nez spéculatifs de Julien Prévieux exposés à Marseille

Critique d'art

L’œuvre protéiforme et critique de Julien Prévieux fait l’objet d’une première exposition monographique au Musée d’Art Contemporain de Marseille. L’artiste, qui sait mettre en mouvement les images, les matières, les mots, excelle à réconcilier les contraires : artisanat et production standardisée, haute littérature et langage simiesque, mathématique et arbitraire humain…

Julien Prévieux joue à l’espion, au cascadeur, au scientifique, au voleur. Il joue aussi sérieusement que l’enfant entièrement dévoué à l’échafaudage d’une fiction qui fusionne avec la réalité et qui, sous sa mine naïve et malicieuse, constitue bien souvent une efficace critique de notre société.

Ses œuvres, parce qu’elles empruntent des formes très variées, ne peuvent être saisies par l’unique versant esthétique. Elles résultent d’une équation particulière qui allie une recherche rigoureuse et documentée sur les stratégies capitalistes d’aliénation et de formatage des comportements à une posture burlesque, qui commente ses dysfonctionnements et moque ses saillies absurdes pour, via le médium le plus approprié (vidéo, sculpture, dessin, performance…), ouvrir la voie à de possibles contournements.

C’est ce dont rend compte avec brio sa première grande exposition monographique qui a ouvert il y a peu au MAC de Marseille, et qui, si elle revient sur un certain nombre d’œuvres connues de l’artiste, permet de découvrir comment au fil du temps ce dernier a affiné et complexifié l’orchestration des forces en présence, pour faire advenir des formes à la fois plus denses et plus inscrites à même un corps.

On connaissait son penchant à fustiger le monde du travail via notamment ses Lettres de non motivation : entre 2000 et 2007, l’artiste envoie des lettres qui répondent par la négative à des annonces d’embauches. Sur les plus de 1000 envoyées, il reçoit 50 réponses et publie certaines dans un livre devenu son best seller, par la suite mis en scène par Vincent ThomassetCe projet tacle avec une efficacité et une drôlerie mordante l’absurdité du système de l’emploi, qui s’avère plus que jamais déconnecté du désir humain. Conjointement, il ouvre à la réflexion sur la nature du travail de l’artiste contemporain, qui oscille entre la figure du parfait travailleur moulé au capitalisme – nomade, multi-tâche, hyperproductif, souple et bon marché –, et la figure qui s’attache à résister et à dénoncer les formes d’exploitation et les valeurs qu’il propage.

« Le processus de refus du travail était très régulier et très réglé. Je parcourais les petites annonces dans la presse spécialisée ou généraliste, comme on le fait habituellement pour chercher un emploi, je choisissais les offres en réagissant à leur contenu, à leur formulation, à leur iconographie ou à leur mise en page mais, surtout, en essayant de balayer le spectre des propositions le plus large possible pour refuser à la fois des postes d’apprenti boulanger, d’auditeur comptable et financier, de discothécaire, de responsable de rayon fruits et légumes, d’infirmier anesthésiste, de technicien SAV, de directeur d’établissement, etc. Il s’agissait de décliner les offres en jouant tous les rôles possibles pour être, tour à tour, le refuseur d’emploi ne souhaitant pas travailler pour un salaire dérisoire, le robot aux algorithmes réfractaires, le gangster des années 1950 à l’argot fleuri, le non-candidat sans compétences, ou encore le lettriste inintelligible. Sans jamais oublier, bien sûr, de terminer par un refus clair et net de l’emploi en question. »

Retour à l’envoyeur

Tandis que l’homo neocapitalistus n’a de cesse d’inventer de nouvelles technologies de contrôle, l’artiste s’amuse à en déminer les fonctions mortifères, à leur substituer de nouveaux usages et à modifier leur dessein.

Organisant un atelier avec les Policiers de la B.A.C. du 14e arrondissement de Paris (2011-2015), il les amène à se réapproprier à la main des analyses normalement déléguées aux ordinateurs, en particulier la fabrique de cartographies de la criminalité. À la fonction prédictive et d’optimisation du logiciel d’« aide à la décision » d’origine, il propose de troquer la réalisation lente du dessin. Alors que les policiers font l’apprentissage de nouvelles compétences artistiques et que leurs productions sont désormais vouées à circuler dans le champ de l’art, ils se retrouvent au même moment à mettre à distance les méthodes qu’ils emploient habituellement.

« Ces outils sont de véritables chevaux de Troie dont les policiers pâtissent plus qu’ils ne bénéficient. La visualisation des délits camoufle une politique publique délétère, imposant des accessoires à l’efficacité limitée sur le terrain, cache-misère pernicieux incapables de combler le manque de moyens humains. Ces nouvelles approches étant également accompagnées d’un ensemble de discours sur la “prise d’initiative” et l’ “inventivité” des agents, il s’agissait de prendre à la lettre ces injonctions pour mieux se réapproprier ces techniques d’optimisation du travail policier et les faire dériver vers le point ultime et absurde où elles allaient pouvoir devenir un loisir du dimanche, un équivalent contemporain, dystopique et poétique, des maquettes en allumettes ou du tricot. »

Pour Portraits-vitesses (2015) il fait tailler des pierres à partir de ses empreintes cinétiques, enregistrées pendant une semaine et modélisées par un logiciel, qui, on l’imagine aisément, quand il n’est pas au service d’autoportraits de l’artiste en marbre, craie ou granit, constitue un parfait outil de pistage des corps déclarés anormaux ou menaçants. Cette association entre une technologique numérique de pointe et un artisanat traditionnel, Julien Prévieux y a déjà recourt en 2010 pour D’octobre à février. Il fait alors réaliser à un groupe de tricoteuse les images produites par un logiciel capable de simuler cette fois les mouvements insurrectionnels et leur répression. Épinglés au mur les uns à côté des autres, les vêtements rendent visible l’évolution des phénomènes.

S’y tissent des éléments opposés : d’un côté, l’encodage de la violence du musèlement des rebellions collectives, de l’autre, la tranquillité de la pratique solitaire et inoffensive du tricot. Dans cette maille pourraient aussi se nicher pêle-mêle de nombreuses références : des stratégies militantes de cryptage, réelles ou fictionnelles (dont la tricoteuse de Le Conte de deux cités de Charles Dickens qui consignait secrètement les stratégies révolutionnaires dans les motifs de son ouvrage), les t-shirts de fans à l’effigie de leur idole, la traduction littérale de l’expression « tissu social », ou encore les vêtements faits mains des communautés zadistes. A les regarder de plus près apparaissent certains ajouts, défauts de fabrication et désobéissances à la commande, à la faveur des coquetteries des tisserands.

Ces manquements volontaires, Prévieux en fait son grain, tant il est le premier à creuser des zones d’ombres à l’intérieur de systèmes huilés pour dévoiler l’idéologie qui les sous-tend. Dans la vidéo Anomalies construites (2011) sa caméra glisse à la surface froide d’une salle d’ordinateurs. La présence humaine n’a le droit de cité qu’en voix off ; elle relaie deux points de vue opposés de deux utilisateurs du logiciel de modélisation 3D sketchUp dont Google se servait à l’époque pour améliorer à bas coût son application Google Earth. Le premier se dit géomodélisateur épanoui, parle de « thérapie architecturale » et place dans le logiciel de grands espoirs de compréhension et d’organisation du monde. Le deuxième, plus critique, dénonce l’illusion de bonheur qu’alimente le géant Google et l’état de bénévolat avancé que peut induire l’économie contributive. Malgré la neutralité de ton qu’incarne l’unique voix attribuée aux deux, c’est cette deuxième explication, sur la chimère émancipatrice que ce logiciel édifie, qui remporte la mise. Sous ses dehors ludiques, SketchUp mettait bel et bien au travail ses usagers.

Interférences humaines

Face au capitalisme cognitif qui a tendance à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, Prévieux avance lui aussi masqué. Si ses œuvres invitent à décrypter la logique qui les soutient, jamais elles ne se livrent en toute transparence. Dans Les connus connus, les inconnus connus et les inconnus inconnus (2018), il met à profit une technique d’intelligence artificielle intitulée Generative Adversarial Networks (GAN) qui, par un système de machine learning produit des copies relatives d’à peu près tout (mobilier, son, personne…). Poussant la fabrication algorithmique d’images dans ses retranchements, Prévieux jette dans la marmite des figures qui elles-mêmes relèvent du masque, du pseudonyme collectif et du travestissement dont Anonymous, le sous-commandant Marcos, Émile Ajar (ou Paul Pavlowitch, le neveu de Romain Gary), Ned Ludd ou encore Luther Blissett. Présentées à la manière de grands portraits classiques, les images archétypales d’inconnus célèbres ou d’activistes planqués produites par ce biais se maintiennent à l’état de fantômes médiatiques qui résistent à toute possibilité de reconnaissance.

L’ode à l’anonymat qui nous est chantée ici s’étend à l’ensemble de l’œuvre, encodée de part en part. Dans À la recherche du miracle économique (2006-2009),c’est une méthode de décryptage religieux (le code de la bible, utilisé au Moyen Âge pour découvrir les messages secrets dissimulés dans les textes sacrés) qui est appliquée à des grands textes économiques de Karl Marx, d’Adam Smith ou de David Ricardo. Dans une veine conspirationniste, façon jeu des mots mêlés, les textes ainsi essorés finissent par lâcher des mots clés qui, une fois reliés les uns aux autres, prédisent les plus grands scandales financiers de notre temps. Et nous enjoignent à poursuivre la méthode folle du quand on cherche on trouve.

A son tour, l’ensemble des toiles aux formes géométriques abstraites et séduisantes, titré Pour Lana (2018), joue aux devinettes. Ces sortes d’idéogrammes sérigraphiés sur bois affichent une logique de composition sans pour autant la révéler, si ce n’est via le petit feuillet qui escorte l’installation, donnant à lire en français de drôles de poèmes oulipiens, des haïkus écrits en yerkish en vérité, une langue inventée par des scientifiques dans les années 70 pour rentrer en communication avec les grands singes.

Encore, que tendent à représenter les dessins de fils noirs tendus sur le mur et intitulés Anthologie des regards (2015-2018)? La circulation du regard, explique le cartel, en l’occurrence d’un des étudiants de l’école d’art de Marseille alors qu’il observait une œuvre de la collection du MAC et qu’il participait à un workshop organisé par l’artiste. Le tracé s’avère différent selon la personne, selon qu’il s’agit d’un François Morellet abstrait et dépouillé ou d’un Raymond Hains plus chargé. On s’étonne au passage combien le cheminement des yeux est moins fait de courbes et de continuités que d’angles et de lignes brisées. La technique, au nom ardu d’oculométrie, utilisée habituellement en marketing pour déceler l’attention du consommateur, est mise au service ici de la réception d’une œuvre en vue d’en composer son double…qui sera fait du tracé géométrique que la pupille a parcouru en la regardant. C’est le regard lui-même qui est exposé – preuve s’il en fallait que c’est bien le regardeur qui fait le tableau, selon l’expression consacrée de Marcel Duchamp.

Enfin, quel autre mystère renferme la sculpture Pickpocket (2015)aux accents constructivistes russes et coulée dans de l’aluminium ? Dépassant ce caractère abstrait, lisse et silencieux que l’oeuvre arbore, on apprend qu’elle n’en est pas moins la traduction en volume des déplacements d’un voleur sur les Ramblas. Ces cônes empilés donnent à voir des probabilités de présence du détrousseur, autant de mouvements schématisés par un logiciel de surveillance, de ceux prônés par la police ou le renseignement.

Chorégraphie du quotidien

Il n’est d’objet unique, de savoir fini, ni de technologie totalement opaque. Il n’est que des outils, des plus complexes et fascinants parfois, qu’il nous faut sonder, démonter et remonter pour en comprendre les mécanismes et en vérifier le bien-fondé de nos usages. La dimension éminemment sérielle de l’œuvre de Prévieux participe à cette approche critique en proposant de suivre ses démonstrations, conduites avec soin et panache, qui s’appuient sur des ensembles d’objets (pulls, pierres, images, livres…) ou sur une logique de composition interne (la sculpture Pickpocket est une accumulation de double cône, le film d’animation What Shall We Do Next? (Sequence #1) est une collection de gestes du futur brevetés, qui atteste de l’intrusion du capitalisme jusque dans nos mouvements quotidiens). L’exposition elle-même s’apparente à une collection d’expériences, de propositions pour ruser avec les technologies qui administrent nos comportements.

Si l’œuvre de Prévieux procède d’une connaissance par le faire, ses premières performances, l’entendaient au sens quasi sportif du terme et engageaient son propre corps dans des actions Monty Pythonesques : comme on le voit dans la vidéo introductive de l’exposition, il traversait la ville une journée durant en roulant, et à la même période se suspendait au panneau d’affichage d’une bretelle d’autoroute, ou fonçait, idiot, dans tout ce qu’il pouvait (poteau, buisson, table de ping pong…). Récemment c’est le corps des autres que l’artiste s’est attaché à chorégraphier. Dans Patterns of life (2015), il filme des danseurs de l’Opéra revisitant des expériences de capture du mouvement. D’abord celles menées à la fin du XIXe siècle sur les propriétés de la grâce en danse, définies par la continuité, la symétrie et la périodicité, puis sur l’optimisation des gestes ouvriers, puis sur l’invention du collier électronique (qui viendrait d’un épisode de Spiderman !). Une autre pièce chorégraphiée Of Balls, Books and Hats (2017-2018), présentée récemment dans le cadre du festival Actoral de Marseille, sondait avec l’humour la valeur de l’échange, démarrant par une négociation acharnée et le troc d’éléments simples (chapeau, ballon…) puis se dirigeait vers la représentation de corps machines, raillés, d’harmonies computationnelles, ironisées, d’un monde organisé par ses algorithmes, ridiculisé.

Julien Prévieux révèle les limites, quand ce n’est pas sa vacuité, de la transformation du monde en données, qu’elle soit produite dans le domaine de l’économie, de la politique, des technologies de pointe ou de l’industrie culturelle. Cultivant une méfiance vis à vis des sciences qui tout autant le fascinent, il appelle, via la proposition d’expériences esthétiques décalées, à leur ressaisie éthique. Un art du hacking poétique en somme, entaillé par l’humour et l’élégance de celui qui sait jauger à merveille la finitude de l’homme et sa folie.

Julien Prévieux, « Mordre la machine », Musée d’Art Contemporain de Marseille, du 26 septembre 2018 au 24 février 2019


Mathilde Villeneuve

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